Chapitre I-6

2022 Words
— Et à l’abri des doutes ? Ou… L’air sévère s’accentue dans le regard. La vieille dame lui coupe sèchement la parole. — Non. Cohérente… c’est ça, cohérente ! Vous avez déposé quelques livres sur votre table. Je ne suis pas curieuse… Mais certains ont attiré mes yeux… Un titre surtout : Le catéchisme du peuple, de… Elle hésite à nouveau, non pas à cause de l’oubli, mais comme si le mot ou le nom lui paraissait difficile ou malsain à prononcer. — … Alfred… Dufuisseaux, avoue-t-il entre deux bouchées. Elle ne le reprend pas, mais continue sur un ton de plus en plus catégorique. — Il y a des… théories que l’on pense pouvoir appliquer dans les villes, mais elles ne sont pas bonnes pour nous. Ici, c’est à la campagne, à la nature, à l’agriculture de dicter leurs lois. Il faut respecter leurs exigences. Les hommes vont aux champs, les femmes sont à leur ménage. Et les uns comme les autres y suffisent à peine. D’ailleurs, vous le constaterez par vous-même, – et ça m’en paraît être la meilleure preuve – il arrive souvent que les garçons ne viennent pas à l’école parce qu’ils doivent aider aux cultures, et que les filles s’absentent parce qu’elles doivent prendre en charge une partie des travaux à la maison ou la garde des plus petits… La moisson n’attend pas ; traire, nourrir les bêtes non plus. Je suis sûre que… Elle s’interrompt parce que Marie fait une irruption joyeuse en brandissant la poêle fumante à bout de bras. — Voilà une omelette pour six hommes robustes ! Tante Clara, je t’ai entendue… Ce n’est pas bien ! Tu prêches encore pour l’ignorance ! La vieille institutrice se rebiffe, se lève et s’en va vers la cuisine en marmonnant, mais sans vraie colère. — Et toi, tu parles comme une petite oie. Il vaut mieux, parfois, être ignorant que de se remplir la tête d’idées inconvenantes et… anarchiques, non ! Il faut dire… anarchistes ! Marie éclate de rire, ce qui permet à Marcellin d’esquiver la confrontation. — Vous semblez ne pas être toujours d’accord avec votre tante. — Pas du tout ! Je l’adore ! Elle a le cœur sur la main, mais un gros cadenas dans la tête. Si je l’avais écoutée, je porterais encore des jupes en tiretaine et des robes à panier comme au temps de Léopold II. Et si tous pensaient comme elle, les femmes n’auraient certainement pas pu voter pour les élections communales… en attendant les autres…12. Vous vous rendez compte ! — Et sans doute n’y aurait-il pas encore de liberté d’opinion. — Quand vous aurez bu votre café, je vous emmènerai visiter l’école. À moins que vous ne veuillez pas être vu avec une jeune fille… — Ça aussi, je crois que ça fait partie des traditions du village… de celles qui n’ont pas changé. Il reconnaît le grand bâtiment de pierre devant lequel ils sont passés avec Maurice, quelques jours plus tôt. C’est à une extrémité du village. La route, au-delà, se glisse vers les champs, à l’ombre de grands charmes qui, d’un talus à l’autre, joignent leurs rameaux du bout de leurs branches noueuses et lisses à la fois. Jean éprouve beaucoup de mal à détacher son regard du va-et-vient de Marie. Elle occupe tout l’espace, l’air entier est rempli de ses paroles ou de ses éclats de rire. Elle est aussi frondeuse que primesautière. Au passage, près de la cloche, elle ne peut résister au plaisir de tirer sur la corde et le battant agité jette aussitôt dans le matin une note claire de joyeuse récréation ; lui ramasse une bille de verre, vestige du dernier printemps, oubliée dans le gravier de la cour. Dans le corridor balisé par les crochets noirs des porte-manteaux, la porte de la classe est ouverte, on y respire une odeur de suie froide, d’eau et de craie. — Ah ! je suis venue à l’école ici… Il y a longtemps. Il faut ouvrir les fenêtres, dit-elle, ça sent trop le renfermé ! C’est vrai, et il est temps… Déjà, l’odeur d’eau crayeuse l’étreint et veut l’entraîner jusqu’aux plaines flamandes inondées, dans l’argile des tranchées… Ils en étaient tous imprégnés, comme de vieilles branches pourries, toutes moussues. Marie joint le geste à la parole. Aussitôt, la baie ouverte laisse s’engouffrer les tiédeurs estivales et leurs bouquets de fenaison. La classe est grande, sobrement encombrée. Il y a quatre rangées de bancs vernis en pichepin, presque noirs, les plus petits s’alignent à gauche contre les fenêtres côté cour. L’énorme poêle trône sous une buse immense qui traverse tout l’espace, longuement haubanée de fil de fer. Jean hésite vers le pupitre. L’estrade grise, le tableau noir articulé en triptyque avec son rideau resserré, et, au-dessus, entre les nouvelles photographies du roi Albert casqué et de la reine Élisabeth coiffée en infirmière, un grand crucifix. Aussitôt, à l’instant, le souvenir de l’hôpital L’Océan, à La Panne, réveille une série de visions fugitives vers lesquelles sa pensée est entraînée, absorbée comme l’eau tourbillonnant par la bonde d’une fontaine. Oui. Il les a vus, les souverains. Ou alors était-ce le délire de sa fièvre et de ses blessures ? Mais il y avait aussi, bien alignés, les lits, comme les bancs d’ici, et l’amoncellement des draps, des pansements, comme pour étouffer les râles, les plaintes… Une odeur d’eau de Javel pour camoufler celle du sang séché, trop proche aussi de celle des gaz répandus… La vieille toux lui monte à la gorge. — Jean, regardez ce que j’ai trouvé… Il sursaute. Marie l’a appelé par son prénom. Elle a ouvert une armoire au fond de la classe. D’entre les bouteilles d’encre, elle retire un cahier écorné dans lequel une main appliquée a recopié quelques poésies. Elle lit. Dès le matin, par mes grand’ routes coutumières Qui traversent champs et vergers, Je suis parti clair et léger, Le corps enveloppé de vent et de lumière. Je vais, je ne sais où.. Je vais, je suis heureux ; C’est fête et joie en ma poitrine ; Que m’importent droits et doctrines, Le caillou sonne et luit sous mes talons poudreux ; Je marche avec l’orgueil d’aimer l’air et la terre, D’être immense et d’être fou Et de mêler le monde et tout À cet enivrement de vie élémentaire. Il la regarde en souriant, heureusement rappelé au présent. Elle prend une craie dans la boîte restée ouverte sur le pupitre, va au tableau et y trace d’une belle écriture penchée : C’est fête et joie en ma poitrine ; Que m’importent droits et doctrines, Et puis elle éclate de rire. — Je connais cela, dit-il, c’est d’Émile Verhaeren. Là-bas, près de Dixmude, j’avais un compagnon qui en raffolait. Il nous en parlait beaucoup. Mais vous lisez bien mieux que lui… Il bégayait un peu… Il se tait durant quelques secondes, bouche ouverte, comme pour aspirer, avec le souffle de l’été, la force d’oser, puis… — J’aime vous entendre lire, et rire surtout. C’est comme si vous transformiez en joie toutes les choses… Même les plus tristes de mes souvenirs n’y résistent pas… Elle ne répond pas, attentive ailleurs. Il suit son regard surpris qui va vers la fenêtre ouverte. Il y a là, à hauteur de la pierre de taille, la frimousse éclaboussée de taches de son d’un gamin ahuri. — ‘Jour ! J’ai entendu la cloche… Alors je suis venu voir… — Qui es-tu ? — Justin, le fils du Maurice. Mon père m’a dit. C’est vous le nouveau M’sieur l’ Maît’ ?… Les dernières hésitations de Marcellin semblent effacées d’un seul coup de frotteur. — Oui. C’est moi. Bonjour Justin ! Quel âge as-tu ? — J’ai eu douze ans. Je vais entrer en sixième. — C’est donc que tu as bien travaillé ? — Oui, M’sieur l’ Maît’, et pourtant… — Pourtant quoi ? Entre ! Le gamin ne se le fait pas dire deux fois. Quand il passe devant Marie, il lui adresse un large sourire jusqu’aux oreilles. — C’est que je n’ai pas pu venir souvent en classe, le bois à rentrer, aider mon père, le catéchisme… — Ah ! que voudrais-tu faire, plus tard ? Le gamin hésite. Un peu de rose tente de gagner sur les taches de rousseur. — Ben, M’sieur, je voudrais être Monsieur le Maître d’école… — Bravo ! C’est Marie qui applaudit. Elle continue : — Voilà ! Ça y est, la relève est assurée. Je vous laisse ! Attention, on mange à midi juste. Tante Clara est intraitable sur ce point. Et elle disparaît dans un courant d’air vif, parfumé d’eau de Cologne et poudre de riz. — Assieds-toi, Justin. Où sera ta place ? Le gamin hésite un peu, puis va s’asseoir au quatrième banc de la rangée de droite. — L’an dernier tu étais dans la rangée du milieu ? Pourquoi ne te mets-tu pas au premier rang puisque tu as bien travaillé ? — Au premier banc, c’est les filles. Puis après, c’est le banc des noirs, des chouchous et des raccusettes… — Explique-moi, parce que je ne suis pas d’ici. Les noirs ? — Ben… Les enfants de chœur, ceux des menhéres13… Ceux qu’ont des lunettes… — Je crois comprendre quand tu parles des enfants de chœur… Mais, pour les autres, je ne saisis pas trop bien… — Si. M’sieur. Les menhéres, c’est ceux des parents qu’ont des liards, et ceux qui ont des lunettes, quand on se bat, eh bien, ils raccusent tout le temps qu’on va casser leurs bèriques14. — Tiens, dit Marcellin en lui tendant la bille. Je l’ai trouvée dans la cour. — Ça, c’est une verte de Parisot. Et, d’un coup, sans la moindre hésitation, le gamin la lance au plus loin qu’il peut, par la fenêtre ouverte, en criant : — Va au diable ! Et il s’enfuit aussitôt. Quand Jean Marcellin arrive chez Joseph Maubray, il trouve celui-ci occupé à noter une liste de noms sur la première page d’un cahier d’écolier. Le vieil instituteur lève la tête, avec un regard amusé par-dessus ses verres de lunettes cerclés de fer. — Tiens, je vois que vous avez noté le nom de Parisot… On vient de m’en parler. Qui est-ce ? demande Marcellin. — Martial Parisot ? Le gros garçon gâté d’une famille fort aisée. Il pourrait être intelligent s’il n’était aussi prétentieux. Son oncle Léonce a l’ambition de devenir le prochain bourgmestre. Il vient d’acheter une automobile… La première au village… Une Imperia ? — Ça existe en effet. Les autres garçons n’ont pas l’air de l’aimer beaucoup… — Ça vous étonne ? Puis il change de ton et badine : Alors, cher jeune collègue ? Comment avez-vous trouvé votre classe ? Vous vous attendiez peut-être à quelque chose de plus cossu et même de plus somptueux pour un temple de la sagesse ? — Une classe vide et une cour de récréation sans cris ni bousculades me mettent toujours assez mal à l’aise… Ce n’est pas… normal. — Et pourtant les nôtres se dépeuplent. Hier, la guerre, la grippe espagnole, les pères absents ou disparus, aujourd’hui les familles qui s’en vont vers… la ville, les industries, et même les ardoisières… C’est un peu la misère qui les y pousse. Il est temps que la société s’organise autrement. Et, pour cela, il faut commencer par penser tout autrement. Et, comme l’autre, plutôt circonspect, ne relève pas le propos, il continue comme pour lui-même :… Apprendre à réfléchir, n’est-ce pas le premier travail de l’instituteur ? Je n’ai jamais beaucoup aimé les mots « maître d’école », ça me fait trop penser à une autorité de principe, sans vrai fondement. — J’ai connu des sergents qu’on aurait suivis au bout du monde, et des officiers que, dans le fond de soi-même, on méprisait. C’est vrai qu’il faut autre chose. — Aimer, respecter les autres pour l’être soi-même. Ce n’est pas exactement ce qu’on trouve par ici : on vénère la soutane, pas celui qu’elle habille, et aussi le portefeuille, bien plus que le travail. Sur cela, Jean Marcellin, né dans un coron, a bien envie de surenchérir, d’autant plus que son séjour dans les tranchées l’a mené à rencontrer quelques fortes personnalités aux idées franchement sociales, sinon passablement révolutionnaires. Ce qui l’étonnait souvent d’ailleurs, c’était une tonalité de discordance entre, d’une part, l’exaltation à vouloir changer les choses et, d’autre part, l’acceptation des contraintes légalistes, voire patriotiques. La première flamme passée, voilà que la même perplexité le reprend aujourd’hui devant les souhaits de son interlocuteur. — Ce sont des idées fort généreuses, dit-il en hochant la tête comme pour en secouer le doute, mais alors pourquoi ne pas les avoir revendiquées, présentées ou appliquées vous-même plus tôt ? Le vieil homme le scrute sans pouvoir dissimuler la buée de tristesse qui vient lui noyer les yeux. Il respire profondément avant de poursuivre. — Si j’avais été instituteur en France, j’aurais été très fier d’appartenir aux « hussards de la République », et j’aurais engagé toute mon énergie au service de ces idées-là. Chez nous, en Ardenne en tous cas, les esprits n’étaient pas encore mûrs pour un pareil basculement. Il y a le poids énorme des traditions, celui des anciennes structures sociales. Un homme seul ne pouvait rien y changer, mais c’est différent aujourd’hui ; il y a eu le grand cataclysme de cette maudite guerre qui permet enfin de… penser autrement… Ce serait sa seule utilité… Maubray, ému, doit encore reprendre son souffle… Mais, moi, je suis trop vieux et trop malade. Vous, par contre, vous êtes jeune, et vous apportez une sorte de double témoignage : celui des luttes sociales au pays de Charleroi, et de la fidélité, de l’héroïsme plutôt, dont il faut faire preuve pour accepter néanmoins de combattre… Les mots tourbillonnent. « Sa seule utilité… » et puis… « Croyez-vous que tout cela peut servir à quelque chose ? » La phrase de Fanny lui revient clairement à l’esprit. Il l’entend sur les lèvres du visage voilé qui s’éclaire en sa mémoire. Serait-ce la réponse ? Fallait-il qu’il y ait ces convulsions de la terre et l’air, de la mort et de la vie, du sang et des vomissures d’entrailles ?… Fallait-il payer à l’avance en morceaux d’hommes et lambeaux de jeunesse, en espérance déchiquetée, ce nouveau partage de dignité, un droit aussi élémentaire ?
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