Chapitre I-5

2000 Words
— Oh ! Tante Clara ! Vous allez sans doute ajouter que la femme doit rester au foyer, et l’homme au travail, dans les champs, à l’usine… — Et à la guerre ? ajoute Jean vivement. Ne me dites pas que les femmes sont également destinées à être infirmières pour panser, soigner les blessés, comme les aumôniers pour administrer ceux qu’on assassine à coups de canon, de gaz et de baïonnette… Cela voudrait dire que les guerres sont « naturelles », elles aussi. Et que c’est voulu depuis la création du monde ! Soudain, il se rend compte qu’il s’emporte. Il se tait. Le silence, pendant quelques secondes, en devient encore plus abyssal. — Je vous prie de m’excuser, reprend-il plus doucement. Mais j’ai vu des choses si horribles que je ne peux pas imaginer que le monde qui les a provoquées était « pour le mieux, dans le meilleur des mondes », comme disait Voltaire. — Voltaire ? Qui est-ce ? demande Marie. — Ce n’est pas une lecture de jeune fille convenable, coupe sèchement mademoiselle Bordier. Cet auteur n’est pas recommandable. D’ailleurs, il est à l’Index. C’est à son tour de regretter son emportement. Elle éprouve le besoin de s’expliquer un peu. — Enfin, nous, les vieilles gens, nous avons été élevés comme cela. Nous devions apprendre aux filles à lire et à écrire, bien sûr, mais aussi à broder, à coudre, à gérer un ménage. C’est une responsabilité de femme. Maintenant, au lieu de cela, elles peuvent faire des études et… — Et voter ! D’ailleurs il y en a déjà qui sont bourgmestre10. Mais, Tante Clara, n’es-tu pas toi-même institutrice ? La vieille dame attend un moment avant de répondre plus sourdement, et en regardant la pointe de ses souliers. — Si je n’avais pas été institutrice, j’aurais dû être religieuse… On ne peut savoir si la phrase se teinte de nostalgie ou résonne d’amertume. Jean Marcellin, mal à l’aise, choisit de regarder ailleurs. C’est vrai que la pièce regorge de bibelots pieux. Il imagine mal pourtant qu’il s’agisse d’objets de dévotion… Puis son regard s’accroche à deux douilles d’obus, en cuivre brillant, maladroitement ciselées, posées sur la cheminée, de part et d’autre d’un globe sous lequel un crucifié achève d’agoniser. Des douilles, il s’y en trouvait parfois des centaines, des milliers, tombées éparses, le long des tranchées. Certains en ramassaient et, entre deux alertes, du bout de leur canif, s’appliquaient à les ciseler, pour rééduquer leurs mains, pour qu’elles oublient leur violence meurtrière, le poids des grenades, la culasse brûlante, le fil tranchant des baïonnettes. À nouveau, l’horreur revient crever en bulles putrides à la surface du passé. Ce qui inquiétait le plus, c’était de voir arriver les charrois d’approvisionnement en obus qui déchargeaient des caisses par dizaines. Cela voulait dire qu’une attaque serait lancée sous peu, ici ou là. Préparation d’un assaut ou diversion pour couvrir le mouvement des bataillons voisins ? Quoi qu’il en soit, l’attente était insupportable, pénible, oppressante, si sournoise que, parfois, on souhaitait l’action comme un soulagement. Les doigts tremblaient, incapables de rouler une cigarette sans déchirer le papier. Certains écrivaient. D’autres priaient. À qui s’adressaient-ils ? À ce christ-là, en ivoire poli sur sa croix d’ébène, avec un socle recouvert de velours cramoisi ? Que pouvait-il connaître du calvaire des autres ? Les trous, dans les mains, les pieds, la chair… Oui, bien sûr… Mais il en avait vu des dizaines, cloaques de béants gargouillis où la vie se réduit à l’écume d’une bave rose et gluante, et par où la mort s’engouffre impitoyablement. Là-bas, la douleur était souvent pire que la croix, et d’ailleurs, les vrais crucifiés, entre les vraies douilles d’obus, c’étaient eux ! Des souffrances et des morts inutiles d’hommes, innocents, bons, courageux, maris aimants, pères généreux, artisans doués, artistes fabuleux… « Vous le leur direz… » La voix de Mademoiselle Bordier le ramène auprès d’elles. Il rouvre les yeux et découvre le sourire de la jeune fille. L’embellie… — Marie, veux-tu montrer sa chambre à Monsieur Marcellin. En montant l’escalier, ce sont d’autres senteurs qui s’offrent à la respiration, celles de l’encaustique et de la naphtaline. Marie grimpe devant lui, alerte et joyeuse. Elle ne s’encombre plus des lourdes jupes à plis et des silhouettes corsetées. Elle porte les cheveux courts et paraît bien à l’aise dans sa robe jaune coupée courte à la nouvelle mode « charleston ». Il la regarde. « Quel bonheur d’être vivant ! » se dit-il. La chambre est encore plongée dans la pénombre. La jeune fille va ouvrir les rideaux pour révéler, d’un coup, le lit ancien, haut, chargé d’édredons, des armoires en merisier, et même un meuble de toilette avec bassin, aiguière, gobelet en faïence. Il y fait un peu frais. Sur un fond de lavande, c’est une odeur de renfermé qui s’invite. Il va ouvrir la fenêtre à la générosité du soleil… Mais aussi pour gommer les secondes de suspension de l’embarras où le pousse la présence de la jeune fille. D’en bas, la voix de Mademoiselle Bordier arrive jusqu’à eux, à point nommé : — S’il fait un peu froid dans la chambre, ou si vous manquez de place, vous pourrez vous installer ici pour travailler… — Et surtout, ajoute Marie à voix basse, parce qu’elle est aussi curieuse et bavarde qu’une vieille pie. — C’est, ma foi, un défaut assez léger. — Moi aussi je suis curieuse… J’aimerais que vous me parliez de ce Voltaire. Est-ce vraiment le diable ? Comment, sur ce point au moins, résister au joli sourire et à son petit air mutin ? — C’est une vieille histoire de cent cinquante ans et plus. Et elle est très longue… Je vous la raconterai plus tard. Laissez-moi le temps d’entrer… avant de fâcher votre tante. — Vous avez peur d’elle ? ironise-t-elle, sans savoir. — J’ai connu la peur pendant plus de trois ans, marmonne-t-il. Et pourtant je n’en ai pas encore épuisé toutes les formes, les amertumes, ni toutes les sueurs… Il replonge. Autant il y avait d’hommes, autant il y avait de peurs. Nœuds de gorge, de boyaux. Tremblements convulsifs. Uriner à même la terre de la tranchée. Bouche sèche sans parole sinon de prière. Les jambes sont soudées dans la boue. Respirer. Il faut respirer profondément. Serrer les doigts sur le fusil. Vérifier la baïonnette. Et puis courir, courir, courir dans tous les sens ! À terre ! Se jeter à… — Vous ne me racontez pas ? — Je vous expliquerai, plus tard. C’est promis. — Vous m’intriguez encore plus. — Savez-vous qu’on a mis Voltaire à l’Index, notamment parce qu’il a défendu des protestants injustement condamnés… Elle semble déçue. * Depuis des mois, chaque soir, il retarde le moment de se coucher, car il sait fort bien que le rendez-vous quotidien avec l’horreur et son cortège de cauchemars est fixé de longue date. Il espère le sommeil, mais il le craint aussi. Il le reporte sans fin, espérant y être emporté brutalement et s’enfoncer l’oubli. Alors, en attendant cette délivrance, il force son esprit à ouvrir et feuilleter un livre d’autres images qui ne soient point de là-bas… Ce nuit-là, sa ressource est un album de portraits neufs : celui de Maurice dont le léger sourire cale un mégot au coin des lèvres, Joseph Maubray avec des reflets pétillants dans les yeux, dont on ne sait si c’est de fièvre ou d’esprit… ou les deux, Clara Bordier qui – du moins il le pense – ensevelit un cœur d’or sous des soies et des dentelles surannées, un regard sévère derrière un face-à-main, et, surtout, l’accumulation des principes d’hier et même de jadis. Mais les deux visages qui réapparaissent le plus souvent, dès qu’il tourne une page d’imagination, sont ceux de Fanny et de Marie. Avec une gravité tragique, pour la première, qui lui dessine des traits plus mûrs, marqués, un peu creusés, mais si pleinement féminins, par contraste avec l’éclat de rire et de santé qui vient illuminer l’image de la vive et jeune beauté de Marie. La question, il l’a posée à Bérard, un jour, à Liège. Il se souvient bien de sa réponse. Elle semblait bienveillante et même un peu optimiste. Mais était-elle sincère ? — Vous savez, lui avait dit le médecin, il n’y a pas eu que des blessures physiques, dans les tranchées. Je crois que celles qui ont touché le psychisme sont encore plus nombreuses, et sans doute plus lentes à guérir… La sexualité en fait partie. Puis il avait ajouté sur un ton rieur, un peu forcé : — Vous retrouverez votre… vigueur virile un jour ou l’autre… Mais personne ne pourrait vous dire comment… ni quand… Jusqu’à présent, il n’en éprouve aucune souffrance, juste un peu d’amertume. Le calme règne dans le désir comme dans la nuit. Les draps en lin ont gardé un rien de la fraîcheur des lessives, durs et râpeux, d’une blancheur que l’ombre ne parvient pas à effacer. La mollesse de la paillasse dans laquelle il s’enfonce absorbe, adoucit jusqu’aux douleurs de sa jambe, et tous les maux. Il est bien. C’est une jouissance un peu irréelle et si neuve que s’il s’efforce, cette fois-ci, de garder les yeux ouverts, c’est pour la savourer. Quelques pâleurs de lune s’accrochent ici et là : au lustre des meubles cirés, au cristal d’un vase, aux pendentifs en perles d’un abat-jour dans lequel se niche une nouveauté, l’ampoule électrique. Il est bien. Il n’ose bouger crainte de faire basculer ce fragile et précieux bonheur-là. À ce moment même, il se sent libre de penser, de construire un espoir, un projet. À la molle et morne passivité – qui sait ? – pourrait succéder la neuve impatience de l’action. Et la vision qui lui vient à l’esprit est celle d’une classe, un tableau, des bancs, avec des élèves souriants, sagement attentifs à sa parole… Alors, un sommeil quasi heureux l’emporte enfin. Une chouette familière se pose au faîte moussu de la maison dont elle cautionne la profondeur ensommeillée par un hou ! hou ! houhou ! sentencieux. * Au petit jour, les merles, le chant des coqs, les appels des veaux, les grelots d’un attelage et quelques jappements de corniauds impatients le tirent de son sommeil paisible. Il n’a pas éprouvé le besoin de fermer les tentures : le soleil visite déjà sa chambre avec une chaude et joyeuse profusion. Pourtant, il faut encore et toujours que la guerre se rappelle à lui, le harcèle sans cesse, ne fût-ce que par de violents contrastes. Ici, néanmoins, elle aura fort à faire pour lutter contre les conquêtes de la vie : la divine chanson du moulin à café, le carillon du tisonnier, et, plus encore, le trotté-menu des petits pas de Marie qui s’encourt sur les dalles noires en schiste luisant. La table est dressée. Le petit-déjeuner servi. Délicieuse confiture de prunes d’altesse, miel parfumé aux bourgeons d’épicéa, un beau beurre d’un jaune aussi éclatant qu’un bouton d’or, du lait respirant des senteurs de trèfle et de noisette, et le pain… merveille d’une mie légère, généreuse blancheur, truffée d’une saveur de blond froment, captive de sa croûte balafrée, enfarinée et craquant de partout… Jean se recueille. Il comprend que la durée d’un bénédicité – même s’il n’en pratique plus l’usage – ait été réservée à réfréner les fringales : pour mieux regarder, bénir et savourer ces bonheurs-là. Et, comme si cela ne suffisait pas à son extase, voilà que, de la cuisine voisine, accourent en farandole des odeurs apéritives, trissant comme chant d’hirondelles : celles des œufs sur le plat et du lard grillé. — Mademoiselle Bordier, vous êtes une fée ! — J’ai plutôt l’âge d’être une vieille sorcière, répond Clara Bordier. Puis elle ajoute, avec un sourire entendu : Ça sent bon n’est-ce pas ? C’est Marie qui vous prépare l’omelette. Elle prétend que vous devez avoir grand besoin de forces. — Je me garderai bien de lui donner tort… Puis, après un silence de diplomate… J’ai peut-être besoin de forces en effet, mais encore plus de conseils… Vous avez fait la classe longtemps, parlez-moi un peu de votre école et de vos écoliers. La vieille institutrice, surprise, retient un instant le geste de verser le café fumant dans le bol. — Il n’y a plus, au village, assez d’enfants pour constituer une classe de garçons et une classe de filles. Voilà aussi les conséquences de la guerre ; Joseph Maubray et moi nous avons tenu le coup, mais tant bien que mal, avec un quatrième degré11. Ce sont des jeunes gens ; ils sont trop grands, à présent. Le travail aux champs les réclame. Il y a aussi beaucoup à reconstruire, et les filles ont à faire chez elles, avec le ménage et les bêtes. J’ai cessé l’école depuis trois ans… L’âge… Mon collègue a dû prendre tout le monde. Je crois que ça l’a fatigué beaucoup. Si vous le remplacez, vous aurez les garçons et les filles de la première à la sixième année… À moins que les nouvelles lois… Elle tourne avec application la petite cuiller dans son bol de café, et semble hésiter pour la suite. Le bruit de porcelaine mesure le doute ou la nostalgie. Marcellin vient à son aide. — Conseillez-moi. Le petit crissement s’arrête. Clara Bordier hoche la tête, et ce qui restait de rieur sur son visage s’éteint. Elle regarde même le jeune homme d’un air plus sévère. — Je ne sais pas trop ce qui se passe dans les écoles des villes, mais je pense qu’ici il n’est pas toujours bon de bousculer les usages. Vous devez savoir que ce sont les habitudes et les traditions qui permettent que la vie des villages y reste simple, calme et… et… Elle hésite. Jean croit pouvoir l’aider.
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD