Chapitre I-4

2003 Words
Marcellin pose la question qui lui agace les lèvres : — Comment me connaissez-vous ? Et mon adresse, à l’hôpital de Liège, qui vous… ? — Qui me l’a donnée ? Le vieil homme retrouve un peu d’haleine. C’est tout simple. Vous avez été blessé gravement près de Dixmude, en juin 1918. On vous emmené à L’Océan, à La Panne. Vous y avez été opéré, soigné par le docteur Depage et surtout son assistant, le docteur Bérard… — En effet, ensuite c’est lui qui m’a pris en charge à Liège, après l’armistice. Heureusement qu’il… — C’est un parent… Il vous connaît donc fort bien, vous estime et vous apprécie. Voilà. La Panne, les docteurs, les infirmières qu’ils appelaient « les anges blancs ». Tandis que son hôte s’affaire à la préparation du souper, les pensées de Jean sombrent à nouveau dans la mémoire, et s’en retournent là-bas. Mais ce n’est pas pour retrouver la gluante promiscuité des tranchées avec les poux et les rats, et pas davantage dans la grande bâtisse blanche de l’hôpital L’Océan, flanquée de son clocheton et d’escaliers de secours jusqu’au quatrième étage. Non, c’est dans la trompeuse sérénité du petit village d’Alveringhem où, en 1915, le 2e chasseurs à pied avait eu droit à quelques heures de repos. On aurait dit que le printemps allait effacer la tourmente dans ses premières tiédeurs d’avril… Le soir tombe. Il y a comme une suspension, une accalmie du temps sous un ciel serein. Des débrouillards ont chapardé quelques œufs et, promesse de fête, l’appétissante odeur de la fricassée se faufile entre les touffes de joncs. Il flotte même déjà comme un air de joie. Si doux qu’on en oublierait la sournoise attaque de gaz qui a surpris toute la 5e division, quatre jours plus tôt, le 22. Et puis, d’un coup, l’illusion se déchire sous la déflagration énorme d’un obus qui disperse ses balles meurtrières dans l’argile, l’eau, les murs, les jeunes feuillages, et les chairs. La peur après coup. La joie déchiquetée. Les ciseaux de la colère. — Vous prendrez bien un peu de vin ? Heureusement, la voix de Maubray dénoue le sombre sortilège. Puis la bienveillance du moment présent dilue dans un chaleureux accueil le rappel de la boue, des plaintes et du sang mélangés. Le vieil homme qui l’a surpris dans sa torpeur éprouve même le besoin de se disculper en plaisantant. — Un ami notaire m’a honoré de quelques bouteilles de Santenay. Je ne les ouvre qu’aux grandes occasions. Pourtant on prétend que le bordeaux est meilleur à la santé. Il remplit d’anciens verres de cristal taillé. Moi, voyez-vous, je n’aime guère l’eau. Comme je vis seul à présent, je ne suis plus capable de faire de la bière, et, pour commencer, de griller l’orge pour avoir le malt… L’autre sourit doucement. Toutes les allusions ramènent encore au drame. En cours de route, Maurice lui a raconté comment, le 23 août 1914, l’épouse du maître d’école s’est trouvée, par hasard, parmi les centaines de victimes de la barbarie, sauvagement sacrifiées à Dinant. Alors, Jean Marcellin hoche la tête, et se tait. Il porte le bourgogne à ses lèvres. Il en avait oublié les saveurs. Le vin déploie un large éventail d’épices et de tanins qui s’écoulent en un riche bien-être de fraîcheur, jusqu’au ventre, au cœur, jusqu’au front, jusqu’à la mémoire… — Monsieur Maubray, dans votre lettre, vous m’écrivez qu’à Jeanvilliers, il y a « un bon travail à faire ». Ce sont vos propres mots. Ils m’intriguent un peu… Nous savons bien quelle est l’importance des maîtres d’école, surtout aujourd’hui… Mais je ne suis pas le meilleur… Alors, de là… à me solliciter, à me recevoir comme vous le faites… Vous devez avoir une idée derrière la tête… Et je ne suis pas sûr de pouvoir… Le bonhomme essuie, du revers de la main, quelques miettes d’omelette et de frisée accrochées à son menton, comme, du même geste, il balaie les doutes. Il achève sa bouchée. Déjà son regard pétille. — Il y a plusieurs années que je songe à laisser la place. Mais après… après la mort de ma femme… Vous savez en quelles circonstances ? — Oui. Maurice me l’a dit. — Cette fichue guerre nous a tous meurtris, broyés. Il n’y a pas une seule famille qui ne soit en deuil. Vous-même… — Ils ont abattu ma mère, le curé du village et quelques autres encore, sous prétexte qu’il y avait, dans les rues, des francs-tireurs qui les visaient depuis les greniers… Enfin, c’est ce qu’on m’a rapporté quand j’y suis retourné, six années après m’être engagé… — Et puis vos blessures… Il soupire. Enfin, je veux dire qu’après cela, moi, il fallait absolument que je continue. Pour penser à autre chose, pour oublier en quelque sorte… Malgré ma mauvaise santé. Oui… Une pneumonie soignée comme on a pu, plutôt mal. Sans doute un air de soupçon est-il passé sur le visage de Marcellin car l’autre continue vivement. — Non… Il paraît que ce n’est pas la tuberculose. Mais maintenant, je crois bien que je suis arrivé au bout, et je n’ai plus la force… — Vous avez bien mérité de vous reposer. Et de quelle force voulez-vous parler ? Pour lutter contre quoi ? Ou pour quoi ? Un vague sourire revient dans les traits de Maubray, et son regard pétille à nouveau. — Buvez-un coup. Allez ! Videz votre verre ! J’ai autre chose, du meilleur, à vous proposer. Il fait de même, puis… Le cousin Bérard m’a parlé de vous, parce que vous vous êtes confié à lui et qu’il n’est pas indifférent à votre… situation. Mais vous a-t-il parlé de lui ? — Peu. Il faut dire que je ne lui ai pas posé de questions. Mes propres soucis me suffisaient. — Je comprends… Vous devez pourtant savoir que Bérard, avant d’arriver à La Panne, puis, par après à l’hôpital de la Citadelle, à Liège, est originaire du Borinage. Et qu’il a voyagé en France où il a rencontré Jean Jaurès…. — Ah bon ! Jaurès… Je me souviens : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». — Oui, hélas ! Au cours de ses études, il a bien connu aussi Destrée, et, ensuite, des gens comme Richard Dupierreux, François André, Dufuisseaux à Mons… des grands Wallons. Et aussi ceux du POB. — Le scrutin universel, c’est grâce à eux, et au Parti ouvrier belge. Je le sais… Si Jaurès n’avait pas été assassiné, nous n’aurions peut-être pas dû aller mourir dans les tranchées… Mais ça ne me dit pas encore ce que… — J’y viens… J’y viens. Maubray se lève pour prendre, dans une armoire, si vieille qu’elle en est toute noire, un cruchon de pèket. Aussitôt, dès l’instant suspendu, la pensée de Marcellin bascule à nouveau dans les cagnas et patauge dans l’argile de Dixmude. C’est vrai qu’ils en ont parlé, là-bas, quelquefois, en s’étourdissant avec une rare lampée de mauvaise gnôle. Certains donnaient une réponse simple et carrée à la question du « Pourquoi ? »… — « Le roi… la patrie… » Mais il y avait aussi les autres qui se demandaient si vraiment autant de malheurs et de sang, de morts, de blessés étaient nécessaires. Qu’allait-on pouvoir faire et devenir, après, dans un pays en ruines, avec un peuple de veuves, de fous hébétés, d’estropiés ? Dont il fait partie, lui, à présent… « Que cela serve à quelque chose… » Des visages défilent dans ses souvenirs… Le vieil adjudant du 13e de ligne qui marchait au combat, entraînant ses hommes avec une telle conviction que la cause semblait bonne…8. Si farouche patriote, si fervent catholique qu’il aurait rendu des points aux brancardiers et même à l’aumônier. Et puis qui, blessé à son tour, est venu échouer à côté de son lit, usant son souffle dans quelques mots : — Il faut que vous viviez… Vous êtes instituteur… Je… j’offre volontiers ma vie… contre la vôtre… Marcellin a survécu, l’adjudant est mort. Ou aussi, non loin de Dixmude, à l’inverse, un poète de vingt ans9, agnostique, qui, derrière le parapet des tranchées, écrivait de si beaux vers qu’il adressait à Émile Verhaeren, dans lesquels il disait aussi toute sa foi en l’homme. Engagé volontaire comme lui, mais par pure fraternité, un peu bègue, il tirait – disait-on – au-dessus des lignes pour ne toucher personne. Peu à peu, ces visages-là se fondent dans un brouillard mouillé de larmes à travers lesquelles s’en ravive un autre, non moins triste, celui de Fanny… — Hum ! hum ! tousse Maubray pour le tirer de sa rêverie. Quand je quitterai ma charge, en septembre prochain, comme il n’y aura plus personne pour faire la classe aux garçons ni aux filles, le… On fera sans doute venir des vieilles nonnettes de l’une ou l’autre congrégation religieuse… Je n’aurai plus rien à dire, sinon que je n’y tiens pas ! — Ah ! je crois comprendre. Vous souhaitez que je vous remplace pendant quelques mois, pour que les catholiques ne puissent installer des religieuses à l’école communale, ce qui donnera le temps aux libéraux de trouver… — Pourquoi les libéraux ? — Je croyais que… d’après ce qu’on dit… — Cher collègue… Mon cher ami – vous voulez bien que nous soyons amis, n’est-ce pas ? et que je vous parle comme tel, oui ? – je suis convaincu que nos écoles communales doivent être les écoles de tous. Elles ne peuvent donc se ranger sous la coupe cléricale – il n’y en a que trop déjà ! – même si le cardinal Mercier a été un grand patriote… Ni sous l’emprise des autres qui ne cherchent que la prospérité de leur portefeuille et celle des coffres des banques… Tous ces gens-là, avec les marchands de canons, les tireurs de sabre, portent une grande responsabilité dans ce qui est arrivé. — Je vous entends bien, et je suis tout à fait d’accord avec votre manière de voir… Mais le parti ouvrier… et les socialistes, à ce que j’en sais, n’ont pas grand-chose à dire dans la province ! Maubray se tait. Le temps de siroter une gorgée de pèket. Puis : — C’est justement pourquoi vous devez faire la classe à ma place. Il lève son verre comme s’il portait un toast à une victoire, ou à un défi. Tout est dit. * Le soleil est tôt levé. Son lumineux sourire déborde dans la campagne, et le village en est déjà rempli. Est-ce le pèket ? L’air du coin ? La mollesse de l’édredon ? Toujours est-il que, pour la première fois depuis longtemps, la sarabande cauchemardesque des horreurs n’est plus venue hanter le sommeil de Marcellin. Il se sent bien reposé, même si sa tête bourdonne encore des paroles de son nouvel ami. Il faut faire la connaissance de Mademoiselle Bordier puisque son séjour dépend d’elle ; son hébergement en tout cas. Pour dire vrai, ce sont « les » demoiselles Bordier, car il y a aussi Marie, jeune et plaisante étudiante à l’école normale d’Arlon, venue pour quelques jours de vacances chez sa tante Clara. Si ce n’était d’un petit excès d’images et de bibelots pieux, il pourrait croire se retrouver, comme par magie, dix à quinze années plus tôt, dans l’une ou l’autre maison familiale de son enfance, au bord de la Sambre. Il y flotte la même atmosphère truffée d’un bouquet d’odeurs nuancées qui vont de la chicorée froide aux senteurs de savonnée, d’eau de Cologne et de lavande. Une seule différence : les exhalaisons de cendre ; ici c’est une dominance de brandon, de tison, le charbon de bois, là-bas c’était beaucoup plus âcre, celle du charbon de terre. Ainsi que la sueur. Il y a aussi la pénombre ; comme si l’on voulait se protéger d’une clarté trop forte ; comme si les yeux, humblement, craignaient de devoir supporter trop de lumière… Comme si la pensée devait se méfier d’une vérité trop crue, et se protégeait de son éclat par les voiles et chicanes de la tradition : une frange de clématite devant les carreaux, la dentelle au crochet des rideaux, et une haie de sansevières dressée sur l’appui des fenêtres. Par contre, ce qui surprend le jeune instituteur, c’est de ne pas entendre la cacophonie des cris, des interpellations populaires et le chambard des forges, le roulement des wagonnets de decauvilles. Ici, tous les bruits semblent feutrés. Ainsi que le soleil. Non seulement ceux du dehors qui franchissent difficilement l’épaisseur des grises murailles de pierres plates, mais aussi ceux de l’intérieur, si bien que le choc du tisonnier, la résonance du couvercle du poêle ou de l’un de ses cercles qu’on déplace pour recharger le foyer, le grincement d’une porte, un miaulement, un meuglement lointain, multiplient leurs vibrations à l’infini. La parole, elle aussi, est feutrée, filtrée par le poids et la longueur des regards, la densité et l’ampleur des silences. Réflexion, attente, méfiance ? Ou les trois. — Nous sommes collègues depuis de nombreuses années, Joseph Maubray et moi. Nous nous entendons sur beaucoup de choses, mais j’étais surtout l’amie de son épouse. Hélas !… — Il y a des choses sur lesquelles vous ne vous entendez pas ? questionne Marie, pour desserrer les nœuds du soupir. Monsieur Maubray est un si brave homme… — Oui. Bien sûr ! Et un excellent maître d’école. Mais, parfois, il me semble un peu trop… révolutionnaire. — Je le vois pourtant assez mal en anarchiste, ironise Marcellin. En tous cas, il connaît fort bien les élèves, et leur famille. Il m’en a parlé avec beaucoup de perspicacité et d’affection. — C’est aussi un point sur lequel nous n’étions pas trop d’accord. Chaque chose doit être et rester à sa place, comme les gens. La nature a voulu qu’il y ait des forts et des plus faibles, des pauvres et des plus riches… C’est ainsi depuis la création…
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