Chapitre 1 - Dans lequel on présente au lecteur un homme qui se pique d’humanité.-1

2113 Words
Chapitre 1 - Dans lequel on présente au lecteur un homme qui se pique d’humanité. A une heure avancée d’une glaciale après-midi de février, deux gentilshommes étaient assis, en tiers avec une bouteille, dans une confortable salle à manger de la ville de P***, au Kentucky. Pas un domestique n’était présent ; et les chaises rapprochées indiquaient que le sujet en question était chaudement débattu. Pour les convenances nous disons deux gentilshommes ; mais, envisagé au point de vue critique, l’un n’avait nul droit à ce titre. C’était un homme gros, épais, carré, dont les traits communs, l’allure fanfaronne et prétentieuse, trahissaient un individu de bas étage, qui cherche, avec ses coudes, à se frayer une route en haut. Sa mise, d’une recherche de mauvais goût, son gilet bariolé de couleurs voyantes, sa cravate bleue parsemée de points jaunes, s’étalant avec impudence en un large nœud, complétaient l’aspect général du personnage. Une quantité de bagues alourdissaient encore ses grosses et larges mains. Il portait une massive chaîne de montre en or, à laquelle pendait un énorme faisceau de breloques et de cachets que, dans la chaleur de l’entretien, il maniait et faisait résonner avec une évidente satisfaction. Sa conversation était un continuel défi porté à la grammaire, entrelardé, à courts intervalles, d’expressions profanes que, malgré notre respect pour la vérité, nous nous dispenserons de transcrire. Son compagnon, M. Shelby, avait, lui, la tenue et l’apparence d’un gentilhomme. Le luxe de l’ameublement, les détails intérieurs, annonçaient l’aisance et même la fortune. Tous deux paraissaient engagés dans une vive discussion. « C’est ainsi que je réglerais », dit M. Shelby. – Impossible ! je ne peux pas traiter à ce taux. Je ne le peux vraiment pas, monsieur Shelby, répliqua l’autre en élevant son verre entre son œil et le jour. – Le fait est, Haley, que Tom est un sujet hors ligne. Il vaut cette somme-là, n’importe où. Rangé, honnête, capable, régissant toute ma ferme comme une horloge. – Vous voulez dire honnête, à la façon des nègres, reprit Haley, en se versant un verre d’eau-de-vie. – Non ; Tom est réellement un excellent sujet, sobre, sensé, pieux. Il a gagné de la religion, il y a quatre ans, à un de leurs campements [8], et je crois qu’il l’a gagnée tout de bon. Depuis lors je lui ai confié sans réserve argent, maison, chevaux ; je l’ai laissé aller et venir dans le pays, et je l’ai toujours trouvé fidèle et sûr. – Il y a des gens qui ne croient pas aux nègres pieux, Shelby, dit Haley, mais moi j’y crois. J’avais un homme, dans le dernier lot que j’ai mené à la Nouvelle-Orléans – rien que d’entendre prier cette créature, ça valait un sermon. Un véritable agneau pour la douceur et la tranquillité ! J’en ai tiré aussi une bonne somme ronde. Je l’avais acheté au rabais d’un maître qui était forcé de vendre ; j’ai réalisé sur lui six cents louis de bénéfice. Oh ! je considère la religion comme une denrée de prix, pourvu qu’elle soit de bon aloi, et sans tare. – Eh bien ! Tom a la vraie et la bonne, si jamais il en fut. A la dernière chute des feuilles je l’envoyai seul à Cincinnati pour affaires de négoce ; au retour, il me rapporta cinq cents dollars. « Tom, lui avais-je dit, je me fie à vous parce que je vous crois chrétien ; je sais que vous ne voudriez pas me tromper. » Il n’eut garde vraiment. J’étais sûr qu’il me reviendrait ; et pourtant là-bas il ne manquait pas de drôles pour lui dire : « Tom, que ne prenez-vous le chemin du Canada ? » – « Oh ! moi, pas pouvoir : maître s’être fié à Tom ! » Je l’ai su par d’autres. Je suis fâché de me séparer de Tom, je l’avoue. Allons ! il faut qu’il couvre la différence, et solde ma dette ; vous diriez oui, Haley, si vous aviez un peu de conscience. – J’en ai autant qu’il en faut dans les affaires – tout juste assez pour jurer dessus, dit le marchand d’un ton badin ; et je ne demande pas mieux que de faire ce qui est raisonnable pour obliger des amis, mais c’est par trop exiger d’un pauvre homme – vrai, c’est trop dur ! » Le marchand soupira d’un air de componction, et se versa une nouvelle rasade. « Eh bien ! donc, Haley, comment vous plait-il de traiter ? – N’avez-vous pas quelque chose, garçon ou fille, à jeter dans la balance avec Tom ? – Hem !… personne dont je puisse me passer. A dire vrai, il faut une nécessité absolue pour me décider à vendre. Je n’aime pas à me défaire de mes mains – c’est un fait. » Ici, la porte s’ouvrit, et un petit quarteron, de quatre à cinq ans, fit son entrée dans la salle. Il était remarquablement beau et attrayant. Ses cheveux, aussi fins que de la soie grège, tombaient en boucles autour de ses joues rondes, à riantes fossettes, tandis que deux grands yeux noirs, pleins de feu et de douceur, lançaient de dessous ses longs cils des regards curieux. Une jaquette à raies écarlates et jaunes serrait sa taille bien prise et faisait ressortir son opulente et sombre beauté. A un certain mélange de timidité et d’assurance comique, on devinait un petit favori du maître, accoutumé à être remarqué et caressé par lui. « Holà ! Jim Crow [9], dit M. Shelby en sifflant, et lui tendant une grappe de raisin : happe-moi cela ! » L’enfant rassembla ses petites forces, et sauta pour atteindre l’appât, aux éclats de rire du maître. « Ici, Jim ! ici, petit corbeau ! » L’enfant s’avança : le maître passa la main sur sa tête et lui prit le menton. « A présent, Jim, montre à ce monsieur comment tu sais danser et chanter. » Le petit garçon entonna, d’une voix claire et sonore, un de ces chants grotesques qu’affectionnent les nègres, et qu’il accompagna d’évolutions comiques des mains, des pieds, de tout le corps, à l’unisson de la musique. « Bravo ! s’écria Haley, lui jetant un quartier d’orange. – A présent, Jim, reprit le maître, marche comme le vieil oncle Cudjoe quand il a son rhumatisme. » A l’instant les membres flexibles de l’enfant se contournèrent, tandis que, le dos courbé en deux, la canne du maître à la main, il faisait en boitant le tour de la chambre, grimant de rides son visage enfantin, et crachant de droite à gauche, à l’imitation du vieillard. Les deux spectateurs riaient à gorge déployée. « Maintenant montre-nous comment le vieux Robbins entonne la psalmodie. » L’enfant allongea démesurément sa mine de chérubin, et nasilla l’air du psaume avec une imperturbable gravité. « Hourra ! bravo ! dit Haley, voilà un curieux petit singe ! Ce gaillard-là promet. Tenez, ajouta-t-il, frappant tout à coup sur l’épaule de Shelby, mettez ce petit drôle pour appoint, et je règle l’affaire. – Vrai ! – voyons, c’est ce qui s’appelle être raisonnable. » A ce moment, la porte, doucement entrouverte, laissa passer une jeune quarteronne d’environ vingt-cinq ans. Il suffisait de comparer l’enfant à la femme pour reconnaître la mère ; mêmes yeux profonds et noirs, mêmes longs cils, mêmes ondes de cheveux soyeux. A travers la teinte brune de sa peau on voyait rougir ses joues sous le regard hardi que l’étranger fixait sur elle avec une impudente admiration. Ses vêtements propres et soignés faisaient ressortir l’élégance de sa taille. Une main délicate, un pied petit et bien fait, une cheville moulée, étaient des valeurs de prix qui n’échappèrent pas à l’examen scrutateur du marchand, accoutumé à juger d’un coup d’œil les points capitaux de l’article femelle. « Que veux-tu, Eliza ? dit son maître en la voyant s’arrêter sur le seuil avec hésitation. – Je venais chercher Henri, s’il vous plaît, monsieur. » L’enfant bondit vers elle, et lui montra le butin qu’il avait rassemblé dans un pli de sa robe. « Eh bien ! emmène-le, dit M. Shelby. » Elle prit l’enfant dans ses bras et sortit précipitamment. « Par Jupiter ! s’écria le marchand, voilà un fameux article ! A la Nouvelle-Orléans vous pourriez, ma foi, faire votre fortune rien qu’avec cette fille. J’ai vu payer un millier de dollars des créatures qui n’étaient pas moitié si belles. – Je ne compte pas sur elle pour m’enrichir, » dit sèchement M. Shelby ; et afin de donner un autre tour à la conversation, il déboucha une nouvelle bouteille, et pria son hôte de lui en dire son avis. « Capital monsieur ! – du premier crû ! » Puis, frappant encore familièrement sur l’épaule de Shelby, il ajouta : Voyons, traitons de cette fille. Que vous en offrirai-je ?… Combien en voulez-vous ? – Monsieur Haley, elle n’est pas à vendre, dit Shelby ; ma femme ne s’en déferait pas pour son pesant d’or. – Bah ! c’est ce que disent toujours les femmes, parce qu’elles n’entendent rien au calcul ; mais montrez-leur seulement ce qu’on peut acheter de bijoux, de plumes, de babioles, avec le poids en or de leur négresse favorite, et cela change la thèse. – Je vous dis une fois pour toutes qu’il n’y a pas à en parler, Haley ; j’ai dit non, et c’est non, reprit Shelby d’un ton décidé. – Vous me donnerez au moins l’enfant. Convenez qu’à cause de lui j’ai joliment rabattu de mes prétentions. – Et que pourriez-vous faire de l’enfant ? – Oh ! j’ai un ami qui exploite cette branche de commerce. Il lui faut de beaux garçons à élever pour le marché. Article de fantaisie – ça s*****d aux riches, qui ont de quoi payer la beauté, pour le service de la table et de l’antichambre. Un joli garçon qui ouvre la porte, qui vient au premier coup de sonnette, donne du relief à une grande maison. L’article est en hausse, et ce petit lutin est si comique, si bon chanteur, qu’il ira à mon ami comme un gant. – J’aimerais mieux ne pas le vendre, dit M. Shelby d’un ton soucieux. Le fait est que je suis un homme humain, et qu’il me répugne d’enlever l’enfant à sa mère. – Ah ! ça vous répugne ? – oui – c’est assez naturel. Je comprends. Il est horriblement désagréable quelquefois d’avoir affaire aux femmes. Je hais toutes ces criailleries, toutes ces pleurnicheries ! mais j’ai ma façon d’arranger les choses. Il n’y a qu’à envoyer la mère un peu loin, pour un jour, ou deux, pour une semaine, c’est selon ; alors tout se fait tranquillement – c’est fini quand elle revient. Votre femme pourrait lui donner une paire de pendants d’oreilles, une robe neuve, ou quelque autre bagatelle, pour l’indemniser. – Je craindrais que cela ne suffît pas. – Oh ! que si, Dieu vous bénisse ! Ces créatures-là ne sont pas comme les blanches, voyez-vous : elles passent vite là-dessus, pour peu qu’on sache s’y prendre. Il y en a qui prétendent, ajouta le marchand d’un air candide et confidentiel, que notre genre de commerce endurcit le cœur. Eh bien, je ne m’en suis jamais aperçu. Il est vrai que je n’opère pas comme certaines gens. J’en ai vu arracher l’enfant des bras de la mère, et le mettre en vente, la femme criant tout le temps comme une folle. – C’est une détestable méthode ! – l’article s’endommage, et devient quelquefois tout à fait impropre au service. J’ai connu, à Orléans [10] une superbe fille que ce procédé a complètement perdue. L’homme qui la marchandait ne voulait pas de son marmot. C’était une de ces femmes de race, qui ne sont pas commodes quand le sang leur monte à la tête. Elle serrait l’enfant dans ses bras, elle s’y cramponnait ; elle parlait !… C’était terrible à voir et à entendre ! Rien que d’y songer, mon sang se fige ! Quand, après lui avoir enlevé l’enfant de force, ils l’enfermèrent, elle tourna folle furieuse, et mourut au bout d’une semaine. Un déficit net de mille dollars, monsieur ! et cela faute de s’y bien prendre. Il vaut toujours mieux faire les choses humainement : c’est mon principe. » Le marchand se renversa sur sa chaise, et croisa les bras d’un air de vertueux contentement, se croyant pour le moins un second Wilberforce. Il semblait avoir ce sujet fort à cœur ; car tandis que M. Shelby, tout pensif, pelait une orange, il reprit avec une certaine modestie, et comme poussé par la force de ses convictions :
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