IXVous avez raison de me ménager ; ce que j’apprends m’étonne et me bouleverse. Mais vous me supposez bien de l’intérêt de reste si vous croyez que je suis ainsi ému des secrets de Trenmor. C’est votre jugement sur tout ceci qui me trouble. Vous êtes donc bien au-dessus des hommes pour traiter si légèrement les crimes que l’on commet envers eux ? Cette question est peut-être injurieuse, peut-être l’humanité est-elle si méprisable que moi-même je vaux mieux qu’elle ; mais pardonnez aux perplexités d’un enfant qui ne sait rien encore de la vie réelle.
Tout ce que vous dites produit sur moi l’effet d’un soleil trop ardent sur des yeux accoutumés à l’obscurité. Et pourtant je sens que vous me ménagez beaucoup la lumière, par amitié ou par compassion… Ô Dieu ! que me reste-t-il donc à apprendre ? Quelles illusions ont donc bercé ma jeunesse ? Trenmor n’est pas méprisable, dites-vous ; ou, s’il l’est aux yeux des êtres supérieurs, il ne peut l’être aux miens. Je n’ai pas le droit de le juger et de dire : « Je suis plus grand que cet homme qui se nuit à lui-même et ne profite à personne. » Eh bien ! soit ; je suis jeune, je ne sais ce que je deviendrai, je n’ai point traversé les épreuves de la vie ; mais vous, Lélia, vous, plus grande par votre âme et votre génie que tout ce qui existe sur la terre, vous pouvez condamner Trenmor et le haïr, et vous ne voulez pas le faire ! Votre indulgente compassion ou votre admiration imprudente (je ne sais comment dire) le suit au milieu de ses coupables triomphes, applaudit à ses succès et respecte ses revers…
Mais si cet homme est grand, s’il a en lui un tel luxe d’énergie, que ne s’en sert-il pour réprimer de si funestes penchants ? pourquoi fait-il un mauvais usage de sa force ? Les pirates et les bandits sont donc grands aussi ? Celui qui se distingue par des crimes audacieux ou des vices d’exception est donc un homme devant qui la foule émue doit s’ouvrir avec respect ? Il faut donc être un héros ou un monstre pour vous plaire ?… Peut-être. Quand je songe à la vie pleine et agitée que vous devez avoir eue, quand je vois combien d’illusions sont mortes pour vous, combien de lassitude et d’épuisement il y a dans vos idées, je me dis qu’une destinée obscure et terne comme la mienne ne peut être pour vous qu’un fardeau inutile, et qu’il faut des impressions insolites et violentes pour réveiller les sympathies de votre âme blasée.
Eh bien ! dites-moi un mot qui m’encourage, Lélia ! dites-moi ce que vous voulez que je sois, et je le serai. Vous croyez peut-être que l’amour d’une femme ne peut donner la même énergie que l’amour de l’or…
Continuez, continuez cette histoire ; elle m’intéresse horriblement, car c’est une révélation de votre âme, après tout ; de cette âme profonde, mobile, insaisissable, que je cherche toujours et que je ne pénètre jamais.