VII

841 Words
VIIQuel est donc cet homme pâle que je vois maintenant apparaître comme une vision sinistre dans tous les lieux où vous êtes ? Que vous veut-il ? d’où vous connaît-il ? où vous a-t-il vue ? D’où vient que, le premier jour qu’il parut ici, il traversa la foule pour vous regarder, et qu’aussitôt vous échangeâtes avec lui un triste sourire ? Cet homme m’inquiète et m’effraie. Quand il m’approche, j’ai froid ; si son vêtement effleure le mien, j’éprouve comme une commotion électrique. C’est, dites-vous, un grand poète qui ne se livre point au monde. Son vaste front révèle en effet le génie ; mais je n’y trouve pas cette pureté céleste, ce rayon d’enthousiasme qui caractérise le poète. Cet homme est morne et désolant comme Hamlet, comme Lara, comme vous, Lélia, quand vous souffrez. Je n’aime point à le voir sans cesse à vos côtés, absorbant votre attention, accaparant, pour ainsi dire, tout ce que vous réserviez de bienveillance pour la société, et d’intérêt pour les choses humaines. Je sais que je n’ai pas le droit d’être jaloux. Aussi, ce que je souffre parfois, je ne vous le dirai pas. Mais je m’afflige (cela m’est permis) de vous voir entourée de cette lugubre influence. Vous, déjà si triste, si découragée, vous qu’il ne faudrait entretenir que d’espoir et de douces promesses, vous voilà sous le contact d’une existence flétrie et désolée. Car cet homme est desséché par le souffle des passions ; aucune fraîcheur de jeunesse ne colore plus ses traits pétrifiés, sa bouche ne sait plus sourire, son teint ne s’anime jamais ; il parle, il marche, il agit par habitude, par souvenir. Mais le principe de la vie est depuis longtemps éteint dans sa poitrine. Je suis sûr de cela, madame ; j’ai beaucoup observé cet homme, j’ai percé le mystère dont il s’enveloppe. S’il vous dit qu’il vous aime, il ment ! Il ne peut plus aimer. Mais celui qui ne sent rien ne peut-il rien inspirer ? C’est une terrible question que je débats depuis longtemps, depuis que je vis, depuis que je vous aime. Je ne puis me décider à croire que tant d’amour et de poésie émane de vous sans que votre âme en recèle le foyer. Cet homme jette tant de froid par tous les pores, il imprime à tout ce qui l’approche une telle répulsion, que son exemple me console et m’encourage. Si vous aviez le cœur mort comme lui, je ne vous aimerais pas, j’aurais horreur de vous, comme j’ai horreur de lui. Et cependant, oh ! dans quel inextricable dédale ma raison se débat ! vous ne partagez pas l’horreur qu’il m’inspire. Vous semblez, au contraire, attirée vers lui par une invincible sympathie. Il y a des instants où, le voyant passer avec vous au milieu de nos fêtes, vous deux si pâles, si graves, si distraits au milieu de la danse qui tournoie, des femmes qui rient, et des fleurs qui volent, il me semble que, seuls parmi nous tous, vous pouvez vous comprendre. Il me semble qu’une douloureuse ressemblance s’établit entre vos sensations et même entre les traits de votre visage. Est-ce le sceau du malheur qui imprime à vos sombres fronts cet air de famille ; ou cet étranger, Lélia, serait-il vraiment votre frère ? Tout, dans votre existence, est si mystérieux que je suis prêt à toutes les suppositions. Oui, il y a des jours où je me persuade que vous êtes sa sœur. Eh bien ! je veux le dire, pour que vous compreniez que ma jalousie n’est ni étroite ni puérile, je ne souffre pas moins avec cette idée. Je ne suis pas moins blessé de la confiance que vous lui montrez et de l’intimité qui règne entre lui et vous, vous si froide, si réservée, si méfiante parfois, et qui ne l’êtes jamais pour lui. S’il est votre frère, Lélia, quel droit a-t-il de plus que moi sur vous ? Croyez-vous que je vous aime moins purement que lui ? Croyez-vous que je pourrais vous aimer avec plus de tendresse, de sollicitude et de respect, si vous étiez ma sœur ? Oh ! que ne l’êtes-vous ! vous n’auriez de moi nulle défiance, vous ne méconnaîtriez pas à chaque instant le sentiment chaste et profond que vous m’inspirez ! N’aime-t-on pas sa sœur avec passion, quand on a l’âme passionnée et une sœur comme vous, Lélia ! Les liens du sang, qui ont tant de poids sur les natures vulgaires, que sont-ils au prix de ceux que nous forge le ciel dans le trésor de ses mystérieuses sympathies ? Non, s’il est votre frère, il ne vous aime pas mieux que moi, et vous ne lui devez pas plus de confiance qu’à moi. Qu’il est heureux, le maudit, si vous vous plaisez à lui dire vos souffrances, et s’il a le pouvoir de les adoucir ! Hélas ! vous ne m’accordez pas seulement le droit de les partager ! Je suis donc bien peu de chose ! Mon amour a donc bien peu de prix ! Je suis donc un enfant bien faible et bien inutile encore, puisque vous avez peur de me confier un peu de votre fardeau ! Oh ! je suis malheureux, Lélia ! car vous l’êtes, vous, et vous n’avez jamais versé une larme dans mon sein. Il y a des jours où vous vous efforcez d’être gaie avec moi, comme si vous aviez peur de m’être à charge en vous livrant à votre humeur. Ah ! c’est une délicatesse bien insultante, Lélia, et qui m’a fait souvent bien du mal ! Avec lui vous n’êtes jamais gaie. Voyez si j’ai sujet d’être jaloux !
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