XXIMinuit sonna : Trenmor entra chez Sténio, il le trouva pensif, assis auprès du feu. Le temps était froid et sombre ; la bise sifflait d’une voix aiguë sous les lambris vides et sonores. Il y avait sur une table, devant Sténio, une coupe remplie jusqu’aux bords, que Trenmor renversa en l’effleurant de son manteau.
– Il faut que vous veniez avec moi auprès de Lélia, lui dit-il d’un air grave, mais paisible ; Lélia veut vous voir. Je pense que son heure est venue et qu’elle va mourir.
Sténio se leva brusquement, et retomba sur sa chaise pâle et sans force ; puis il se leva de nouveau, prit convulsivement le bras de Trenmor, et courut chez Lélia.
Elle était couchée sur un sofa ; ses joues avaient un reflet bleu, ses yeux semblaient s’être retirés sous l’arc profond de ses sourcils. Un grand pli traversait son front, ordinairement si poli et si blanc ; mais sa voix était pleine et assurée, et le sourire du dédain errait, comme de coutume, sur ses lèvres mobiles.
Il y avait auprès d’elle le joli docteur Kreyssneifetter, un charmant homme tout jeune, blond, vermeil, au sourire nonchalant, à la main blanche, au parler doucereux et protecteur. Le joli docteur Kreyssneifetter tenait familièrement une main de Lélia dans les siennes, et, de temps en temps, il interrogeait le mouvement de l’artère ; puis il passait son autre main dans les belles boucles de sa chevelure, artistement relevée en pointe sur le sommet de son noble crâne.
– Ce n’est rien, disait-il avec un aimable sourire, rien du tout. C’est le choléra, le choléra-morbus, la chose la plus commune du monde dans ce temps-ci, et la maladie la mieux connue. Rassurez-vous, mon bel ange ! vous avez le choléra, une maladie qui tue en deux heures ceux qui ont la faiblesse de s’en effrayer, mais qui n’est point dangereuse pour les esprits fermes comme les nôtres. Ne vous effrayez donc pas, aimable étrangère ! Nous sommes ici deux qui ne craignons pas le choléra, vous et moi défions le choléra ! Faisons peur à ce vilain spectre, à ce hideux monstre qui fait dresser les cheveux au genre humain. Raillons le choléra, c’est la seule manière de le traiter.
– Mais, dit Trenmor, si l’on essayait le punch du docteur Magendie ?
– Pourquoi pas le punch du docteur Magendie, dit le joli docteur Kreyssneifetter, si le malade n’a point de répugnance pour le punch ?
– J’ai ouï-dire, reprit Lélia avec un sang-froid caustique, qu’il était fort contraire. Essayons plutôt les adoucissants.
– Essayons les adoucissants, si vous croyez à la vertu des adoucissants, dit le joli docteur Kreyssneifetter.
– Mais que conseillerez-vous selon votre conscience ? dit Sténio.
À ce mot de conscience, le docteur Kreyssneifetter jeta un regard de compassion moqueuse au jeune poète ; puis il se remit parfaitement, et dit d’un air grave :
– Ma conscience m’ordonne de ne rien ordonner du tout et de ne me mêler en rien de cette maladie.
– C’est fort bien, docteur, dit Lélia. Alors, comme il se fait tard, bonsoir ! N’interrompez pas plus longtemps votre précieux sommeil.
– Oh ! ne faites pas attention, reprit-il ; je suis bien ici, je me plais à suivre les progrès du mal. J’étudie, j’aime mon métier de passion, et je sacrifie volontiers mes plaisirs et mon repos ; je sacrifierais ma vie, s’il le fallait, pour le bien de l’humanité.
– Quel est donc votre métier, docteur Kreyssneifetter ? demanda Trenmor.
– Je console et j’encourage, répondit le docteur : c’est ma vocation. L’étude m’a révélé toute l’importance des maladies dont l’homme est assiégé. Je la constate, je l’observe, j’assiste au dénouement, et je profite de mes observations.
– Pour ordonnancer les précautions du système hygiénique applicable à votre aimable personne ? dit Lélia.
– Je crois peu à l’influence d’un système quelconque, dit le docteur ; nous naissons tous avec le principe d’une mort plus ou moins prochaine. Nos efforts pour retarder le terme ne font souvent que le hâter. Le mieux est de n’y pas penser et de l’attendre en oubliant qu’il doit venir.
– Vous êtes très philosophe, dit Lélia en prenant du tabac dans la boîte d’or du docteur.
Mais elle eut une convulsion et tomba mourante dans les bras de Sténio.
– Allons, ma belle enfant, dit le docteur imberbe, un peu de courage ! Si vous vous affectez de votre état le moins du monde, vous êtes perdue. Mais vous ne courez pas plus de risque que moi si vous gardez le même sang-froid.
Lélia se releva sur un coude, et, le regardant avec ses yeux éteints par la souffrance, elle trouva encore la force de sourire avec ironie.
– Pauvre docteur, lui dit-elle, je voudrais te voir à ma place !
– Merci, pensa le docteur.
– Vous disiez donc que vous ne croyez pas à l’influence des remèdes : vous ne croyez donc pas à la médecine ? dit-elle.
– Pardon ; l’étude de l’anatomie et la connaissance du corps humain avec ses altérations et ses infirmités, c’est là une science positive.
– Oui, dit Lélia, que vous cultivez comme un art d’agrément. – Mes amis, dit-elle en tournant le dos au docteur, allez me chercher un prêtre, je vois que le médecin m’abandonne.
Trenmor courut chercher le prêtre. Sténio voulut jeter le médecin par-dessus le balcon.
– Laisse-le tranquille, lui dit Lélia ; il m’amuse. Donne-lui un livre et mène-le dans mon cabinet devant une glace, afin qu’il s’occupe. Quand je sentirai le courage m’abandonner, je le ferai appeler afin qu’il me donne des conseils de stoïcisme et que je meure en riant de l’homme et de sa science.
Le prêtre arriva. C’était le grand et beau prêtre irlandais de la chapelle de Sainte-Laure. Il s’approcha, austère et lent. Son visage inspirait un respect religieux ; son regard calme et profond, qui semblait réfléchir le ciel, eût suffi pour donner la foi. Lélia, brisée par la souffrance, avait caché son visage sous son bras contracté, enlacé de ses cheveux noirs.
– Ma sœur ! dit le prêtre d’une voix pleine et fervente.
Lélia laissa retomber son bras et retourna lentement soir visage vers l’homme de Dieu.
– Encore cette femme ! s’écria-t-il en reculant avec terreur.
Alors sa physionomie fut bouleversée : ses yeux restèrent fixes et pleins d’épouvante, son teint devint livide, et Sténio se souvint du jour où il l’avait vu pâlir et trembler en rencontrant le regard sceptique de Lélia au-dessus de la foule prosternée.
– C’est toi, Magnus ! lui dit-elle. Me reconnais-tu ?
– Si je te connais, femme ! s’écria le prêtre avec égarement ; si je te connais ! Mensonge, désespoir, perdition !
Lélia ne lui répondit que par un éclat de rire.
– Voyons, dit-elle en l’attirant vers elle de sa main froide et bleuâtre, approche, prêtre, et parle-moi de Dieu. Tu sais pourquoi l’on t’a fait venir ici : c’est une âme qui va quitter la terre, et qu’il faut envoyer au ciel. N’en as-tu pas la puissance ?
Le prêtre garda le silence et resta terrifié.
– Allons, Magnus, dit-elle avec une triste ironie et tournant vers lui son visage pâle déjà couvert des ombres de la mort, remplis la mission que l’Église t’a confiée, sauve-moi, ne perds pas de temps ; je vais mourir !
– Lélia, répondit le prêtre, ne peux pas vous sauver, vous le savez bien ; votre puissance est supérieure à la mienne.
– Qu’est-ce que cela signifie ? dit Lélia se dressant sur sa couche. Suis-je déjà dans le pays des rêves ? Ne suis-je plus de l’espèce humaine qui rampe, qui prie et qui meurt ? Le spectre effaré que voilà n’est-il pas un homme, un prêtre ? Votre raison est-elle troublée, Magnus ? Vous êtes là vivant et debout, et moi j’expire. Pourtant vos idées se troublent et votre âme faiblit, tandis que la mienne appelle avec calme la force de s’exhaler. Allons, homme de peu de foi, invoque ? ; Dieu pour votre sœur mourante, et laissez aux enfants ces peurs superstitieuses qui devraient vous faire pitié. En vérité, qui êtes-vous tous ? Voici Trenmor étonné ; voici Sténio, le jeune poète, qui regarde mes pieds et qui croit y apercevoir des griffes, et voilà un prêtre qui refuse de m’absoudre et de m’ensevelir ! Suis-je déjà morte ? Est-ce un songe que je fais ?
– Non, Lélia, dit enfin le prêtre d’une voix triste et solennelle, je ne vous prends pas pour un démon ; je ne crois pas au démon, vous le savez bien.
– Ah ! ah ! dit-elle en se tournant vers Sténio, en tendez le prêtre : il n’y a rien de moins poétique que la perfection humaine. Soit, mon père, renions Satan, condamnons-le au néant. Je ne tiens pas à son alliance, quoique l’air satanique soit assez de mode, et qu’il ait inspiré à Sténio de fort beaux vers en mon honneur. Si le diable n’existe pas, me voici fort en paix sur mon avenir : je puis quitter la vie à cette heure, je ne tomberai pas dans l’enfer. Mais où irai-je, dites-moi ? Où vous plaît-il de m’envoyer, mon père ? au ciel, dites ?
– Au ciel ! s’écria Magnus. Vous au ciel ! Est-ce votre bouche qui a prononcé ce mot ?
– N’est-il point de ciel non plus ? dit Lélia.
– Femme, dit le prêtre, il n’en est point pour toi.
– Voilà un prêtre consolant ! dit-elle. Puisqu’il ne peut sauver mon âme, qu’on amène le médecin, et que, pour or ou pour argent, il se décide à sauver ma vie.
– Je ne vois rien à faire, dit le docteur Kreyssneifetter ; la maladie suit une marche régulière et bien connue. Avez-vous soif ? que l’on vous apporte de l’eau, et puis calmez-vous, attendons. Les remèdes vous tueraient à l’heure qu’il est. Laissons agir la nature.
– Bonne nature ! dit Lélia, je voudrais bien t’invoquer ! Mais qui es-tu ? où est ta miséricorde ? où est ton amour ? où est ta pitié ? Je sais bien que je viens de toi et que j’y dois retourner ; mais à quel titre l’adjurerai-je de me laisser ici encore un jour ? Il y a peut-être un coin de terre aride auquel il manque ma poussière pour y faire croître l’herbe : il faut donc que j’aille accomplir ma destinée. Mais vous, prêtre, appelez sur moi le regard de celui qui est au-dessus de la nature, et qui peut lui commander. Celui-là peut dire à l’air pur de raviver mon souffle, au suc des plantes de me ranimer, au soleil qui va paraître de réchauffer mon sang. Voyons, enseignez-moi à prier Dieu !
– Dieu ! dit le prêtre en laissant tomber avec accablement sa tête sur son sein ; Dieu !
Des larmes brûlantes coulèrent sur ses joues flétries.
– Ô Dieu ! dit-il, ô doux rêve qui m’as fui ! où es-tu ? où te retrouverai-je ? Espoir, pourquoi m’abandonnes-tu sans retour ?… Laissez-moi, madame, laissez-moi sortir d’ici ! Ici tous mes doutes reprennent leur funeste empire ; ici, en présence de la mort, s’évanouit ma dernière espérance, ma dernière illusion ! Vous voulez que je vous donne le ciel, que je vous fasse trouver Dieu. Eh ! vous allez savoir s’il existe, vous êtes plus heureuse que moi qui l’ignore.
– Allez-vous-en, dit Lélia : hommes superbes, quittez mon chevet. Et vous, Trenmor, voyez ceci, voyez ce médecin qui ne croit pas à sa science, voyez ce prêtre qui ne croit pas à Dieu : et pourtant ce médecin est un savant, ce prêtre est un théologien. Celui-ci, dit-on, soulage les moribonds, celui-là console les vivants ; et tous deux ont manqué de foi auprès d’une femme qui se meurt !
– Madame, dit Kreyssneifetter, si j’avais essayé de faire le médecin avec vous, vous m’auriez raillé. Je vous connais, vous n’êtes pas une personne ordinaire, vous êtes philosophe…
– Madame, dit Magnus, ne vous souvient-il plus de notre promenade dans la forêt du Grimsel ? Si j’avais osé faire le prêtre avec vous, n’auriez-vous pas achevé de me rendre incrédule ?
– Voilà donc, leur dit Lélia d’un ton amer, à quoi tient votre force ! La faiblesse d’autrui fait votre puissance ; mais, dès qu’on vous résiste, vous reculez et vous avouez en riant que vous jouez un faux rôle parmi les hommes, charlatans et imposteurs que vous êtes ! Hélas ! Trenmor, où en sommes-nous ? Où en est le siècle ? Le savant nie, le prêtre doute. Voyons si le poète existe encore. Sténio, prends ta harpe et chante-moi les vers de Faust ; ou bien ouvre tes livres et redis-moi les souffrances d’Obermann, les transports de Saint-Preux. Voyons, poète, si tu comprends encore la douleur ; voyons, jeune homme, si tu crois encore à l’amour.
– Hélas ! Lélia, s’écria Sténio en tordant ses blanches mains, vous êtes femme et vous n’y croyez pas ! Où en sommes-nous, où en est le siècle ?