XVIÉloigner Sténio ou le fuir ! Oh ! pas encore ! Vous êtes si froid, votre cœur est si vieux, ami, que vous parlez de fuir Sténio comme s’il s’agissait de quitter cette ville pour une autre, ces hommes d’aujourd’hui pour les hommes de demain, comme s’il s’agissait pour vous, Trenmor, de me quitter, moi Lélia !
Je le sais, vous avez touché le but, vous avez échappé au naufrage, vous voilà au port. Nulle affection en vous ne s’élève jusqu’à la passion, rien ne vous est nécessaire, personne ne peut faire ou défaire votre bonheur, vous en êtes vous-même l’artisan et le gardien. Moi aussi, Trenmor, je vous félicite, mais je ne puis vous imiter. J’admire l’ouvrage régulier et solide que vous avez fait, mais c’est une forteresse que cet ouvrage de votre vertu ; et moi femme, moi artiste, il me faut un palais : je n’y serai point heureuse, mais du moins je n’y mourrai pas ; dans vos murs de glace et de pierre, il ne me resterait pas un jour à vivre. Non, pas encore, non ! Dieu ne le veut pas ! est-ce qu’on peut devancer l’accomplissement de ses desseins ? S’il m’est donné d’atteindre où vous êtes, du moins j’y veux arriver mûre pour la sagesse et assez sûre de moi pour ne pas regarder en arrière avec douleur.
Je vous entends d’ici : – Faible et misérable femme, dites-vous, tu crains d’obtenir ce que tu demandes souvent ; je t’ai vue aspirer au triomphe que tu repousses !… Eh bien ! va, je suis faible, je suis lâche ; mais je ne suis ni ingrate ni vaine, je n’ai point ces vices de la femme. Non, mon ami, je ne veux point briser le cœur de l’homme, éteindre l’âme du poète. Rassure-toi, j’aime Sténio.