INTRODUCTIONPour peu qu’on s’intéresse à ses malades au-delà de l’acte technique, la médecine est un extraordinaire moyen d’approfondir sa connaissance de l’être humain. Mais aussi d’apprendre des histoires qui feraient pâlir de jalousie les meilleurs auteurs de romans policiers. Les hésitations qu’ils pourraient avoir à construire une intrigue à la limite du vraisemblable seraient vite balayées par ce qu’on peut rencontrer dans la vie de tous les jours. Les médecins légistes et les enquêteurs de la Criminelle le savent bien.
J’avais un jour reçu en consultation un malade peu loquace avec lequel le contact se révéla difficile. Une semaine plus tard, j’avouais à son médecin traitant que je n’avais pas ressenti beaucoup de sympathie pour cet homme au visage hermétique. C’est alors qu’il me répondit en éclatant de rire : « Évidemment, tu ne connais pas son histoire ! Figure-toi que, profitant d’une hospitalisation de quinze jours, sa jeune épouse avait voulu lui faire une surprise en faisant repeindre sa maison. Seulement, les ouvriers se sont aperçus qu’un pilier sonnait creux dans le grenier et ont trouvé un squelette à l’intérieur… Celui de sa première femme, officiellement envolée du domicile conjugal trente ans plus tôt. Eh bien, comme il y avait prescription, il a pu seulement être inculpé de recel de cadavre1. Tu vois le topo ! Ça a jeté un froid dans le ménage… »
Mais cette anecdote n’était rien à côté de ce que Francis, un autre de mes patients, m’a raconté. Francis est arrivé dans le service pour une grave maladie, qui avait détruit ses reins en quelques semaines. Il a survécu, mais ses reins n’ont jamais récupéré et il a dû être dialysé pendant plusieurs mois, avant de bénéficier d’une greffe, dans un délai inhabituellement court pour l’Ile-de-France. L’ironie de la situation était d’autant plus cruelle qu’il était délégué hospitalier dans un grand laboratoire pharmaceutique commercialisant du matériel de dialyse. Je l’avais parfois croisé au cours de réunions professionnelles, mais il travaillait dans un secteur géographique distant de mon hôpital : l’Ouest de la région parisienne et la Bretagne.
J’ai vu Francis très souvent pendant deux ans. Passé de longs moments avec lui au début, lorsque sa vie était en danger. Un peu plus tard, je venais lui rendre visite à l’occasion de ses séances de dialyse, trois fois par semaine. Et enfin, je l’ai reçu lors des consultations nécessaires pour la surveillance de sa greffe.
Inévitablement, on noue des liens plus forts avec certains patients. Et Francis avait une personnalité attachante qui ne pouvait laisser insensible. Il était difficile de résister à son charme. Ses yeux noisette bordés de longs cils hypnotisaient ses interlocuteurs. Il avait un visage plutôt rond, deux fossettes craquantes dont il jouait en amateur averti, des cheveux bruns qui avaient tendance à boucler. Toujours souriant malgré le mauvais sort qui s’acharnait sur lui, il regardait les personnes du s**e opposé avec une gourmandise évidente. Très vite, le personnel du service remarqua le jeu du chat et de la souris qui s’organisait autour de ses visites, et qui montrait clairement qu’il n’avait pas qu’une seule femme dans sa vie. Lorsqu’un jour, j’abordai le sujet en riant, il ne fit rien pour cacher cette situation, mais ajouta, le visage soudain fermé, que « ça avait failli lui coûter cher ».
Ce n’est qu’ultérieurement, lorsque nous devînmes plus intimes, qu’il me raconta, par bribes successives, ces incroyables événements.
C’est son histoire que je vais retranscrire ici. Grâce aux notes que j’ai prises au fur et à mesure de nos entretiens, j’ai pu reconstituer son parcours – j’ai seulement changé les noms et les lieux, afin de respecter son secret – et j’ai présenté cette aventure sous la forme d’un roman. Du reste, Francis m’avait dit un jour : « Tiens, toi qui écris des polars, ça ferait une belle trame pour un de tes prochains livres. Mais attends que je sois mort ! ». Je lui répondis que je n’avais pas envie de le voir mourir tout de suite, et que je pourrais fort bien disparaître le premier ! Le sort en a décidé autrement.
Alors que son rein greffé fonctionnait parfaitement bien, Francis s’est tué dans un accident de voiture.
Plusieurs membres du service assistèrent à son enterrement. On l’aimait beaucoup, Francis, même si on n’approuvait pas tous les aspects de sa vie un peu dissolue. Mais c’était sa vie. Et nous n’étions manifestement pas les seuls à l’aimer. Il y avait beaucoup de monde aux obsèques, ce jour de printemps au cimetière Montparnasse.
Dont plusieurs femmes en noir, d’ailleurs.
Je laisse maintenant la parole à Francis.
1. Inspiré de faits authentiques.