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2009 Words
En fait, le goût est délicieux. J’aimerais y ajouter du sel ou quelque épice, mais au moins, il est bien cuit et aussi frais qu’il puisse être. Je peux sentir les protéines si essentielles pénétrer mon corps. Bree dévore le sien aussi, et je perçois le soulagement sur son visage. Sasha est assise à côté d’elle, la fixant avec intensité et se léchant les babines, puis Bree choisit un gros morceau dont elle a minutieuse- ment retiré les arêtes et le donne à Sasha. Sasha le mâche rapidement, puis l’avale, se pourlèche les babines et fixe Bree de nouveau, impatiente d’en avoir encore. Viens ici, Sasha, dis-je. Elle court vers moi, et je prends un morceau de poisson, en retire les arêtes et le lui donne; elle l’avale en quelques secondes. Avant de m’en rendre compte, ma portion est finie, comme celle de Bree, et je suis étonnée de sentir mon estomac gargouiller encore. Je me prends à souhaiter d’en avoir attrapé davantage. Pourtant, c’était le plus gros repas que nous ayons eu depuis des semaines, et j’essaie de me contenter de ce que nous avons. Puis, je me souviens de l’eau d’érable. Je me lève brus- quement, reprends le thermos dans sa cachette et le tends à Bree. Vas-y, lui dis-je en souriant, la première gorgée est pour toi. Qu’est-ce que c’est? demande-t-elle en dévissant le couvercle et en portant le thermos à son nez. Ça ne sent rien. C’est de l’eau d’érable, dis-je. C’est comme de l’eau sucrée, mais en mieux. Elle prend une petite gorgée en hésitant, puis me regarde, les yeux remplis de joie. C’est délicieux ! s’écrie-t-elle. Elle prend plusieurs grosses gorgées, puis s’arrête et me remet le thermos. Je ne peux résister à en prendre aussi plusieurs grosses gorgées. Je sens l’énergie du sucre se répandre dans mon corps. Je me penche et j’en verse pru- demment dans le bol de Sasha. Elle lappe le tout et semble aimer ça aussi. Mais j’ai encore faim. Dans un rare moment de faiblesse, je songe au pot de confiture et je me dis « pourquoi pas? » Après tout, il doit y en avoir plein d’autres dans ce chalet au sommet de la montagne, et si cette soirée n’est pas digne d’être célébrée, qu’est-ce qui l’est? Je vais prendre le pot, dévisse le couvercle, y insère un doigt et en attrape une grosse portion. Je la dépose sur ma langue et la laisse ainsi dans ma bouche aussi longtemps que possible avant de l’avaler. C’est divin. Je tends le reste du pot encore à demi plein à Bree. Vas-y, dis-je, finis-le. Il y en a d’autres dans notre nouvelle maison. Bree écarquille les yeux en tendant la main. Es-tu sûre? demande-t-elle. Nous ne devrions pas la conserver? Je secoue la tête. Il est temps que nous nous gâtions. Bree se laisse convaincre facilement. Quelques minutes plus tard, elle a englouti le reste après en avoir gardé pour Sasha. Nous restons étendues là, adossées au canapé, nos pieds devant le feu, et finalement, je sens mon corps commencer à se détendre. Avec le poisson, l’eau d’érable et la confiture, je sens finalement mes forces me revenir petit à petit. Je jette un coup d’œil en direction de Bree qui est déjà en train de s’endormir, la tête de Sasha sur ses genoux, et même si elle paraît encore malade, je perçois pour la première fois de l’espoir dans ses yeux. Je t’aime, Brooke, dit-elle doucement. Je t’aime aussi, Bree. Mais au moment où je la regarde, elle est déjà profondé- ment endormie. * Bree est étendue sur le canapé devant le feu alors que je suis assise sur le fauteuil à côté d’elle. C’est une habitude que nous avons prise au fil des mois. Chaque soir, avant d’aller au lit, elle se couche sur le canapé, trop effrayée pour s’en- dormir seule dans sa chambre. Je lui tiens compagnie en attendant qu’elle s’endorme, après quoi je la transporte à son lit. La plupart du temps, nous n’avons pas de feu, mais nous restons là quand même. Ce soir, Bree s’est réveillée où elle était sur le plancher et elle a immédiatement grimpé sur le canapé, à demi endormie. Bree fait toujours des cauchemars. Elle n’avait pas l’habi- tude d’en faire: je me souviens de l’époque, avant la guerre, où elle s’endormait si facilement. En fait, je la taquinais même à ce propos, l’appelant « Bree la Belle au bois dor- mant », parce qu’elle tombait endormie dans l’auto, sur un canapé, en lisant un livre dans un fauteuil — partout. Mais maintenant, tout a changé; maintenant, elle reste éveillée pendant des heures et quand elle tombe finalement endormie, son sommeil est agité. Presque chaque nuit, je l’entends gémir ou crier à travers les murs minces. Qui pourrait le lui reprocher? Après toutes les horreurs que nous avons vues, je suis étonnée qu’elle n’ait pas perdu la raison. Il y a trop de nuits où je peux à peine dormir moi-même. La seule chose qui l’aide, c’est quand je lui fais la lecture. Heureusement, quand nous nous sommes échappées, Bree a eu la présence d’esprit de prendre son livre préféré, L’arbre généreux. Chaque soir, je le lui lis. Je le connais par cœur maintenant et quand je suis fatiguée, je ferme parfois les yeux et me contente de le lui réciter de mémoire. Par chance, il est court. Tandis que je m’adosse au fauteuil, sentant moi aussi le sommeil me gagner, j’ouvre le livre écorné et je commence à lire. Sasha est couchée près de Bree, les oreilles relevées, et je me demande parfois si elle écoute aussi. — Il était une fois un arbre qui aimait un petit garçon. Et le garçon venait le voir tous les jours. Il cueillait ses feuilles et il s’en faisait des couronnes pour jouer au roi de la forêt. Je jette un coup d’œil à Bree sur le canapé, et elle est déjà profondément endormie. Je suis soulagée. C’était peut-être le feu, ou peut-être le repas. Le sommeil, c’est ce dont elle a le plus besoin maintenant pour récupérer. Je retire mon nouveau foulard et le dépose doucement sur sa poitrine. Finalement, son petit corps cesse de trembler. Je dépose une dernière bûche dans le feu, me rassois dans mon fauteuil et contemple les flammes. Je regarde le feu mourir lentement et je me reproche de ne pas avoir apporté davantage de bûches. Mais c’est bien comme ça. Nous serons plus en sécurité de cette façon. Une bûche crépite tandis que je m’installe confortable- ment, me sentant plus détendue que je ne l’ai été depuis des années. Parfois, après que Bree se fut endormie, je prends mon propre livre et lis pour moi-même. Je le vois là-bas, sur le plancher: Sa Majesté des mouches. C’est le seul livre qu’il me reste, et il est si usé d’avoir été lu tant de fois qu’il paraît avoir un siècle. C’est une étrange expérience que de n’avoir plus qu’un seul livre au monde. Ça me fait prendre conscience à quel point je tenais tant de choses pour acquises, me fait songer avec regret à l’époque où il y avait des bibliothèques. Ce soir, je suis trop excitée pour lire. Je n’arrête pas de penser à demain, à notre nouvelle vie en haut de la mon- tagne. Je repense sans cesse à toutes les choses que je devrai transporter d’ici à là-bas et à la façon dont je vais le faire. Il y a les choses indispensables — nos ustensiles, les allu- mettes, ce qu’il reste de nos chandelles, nos couvertures et nos matelas. À part ça, ni l’une ni l’autre n’avons beaucoup de vêtements et ne possédons pas grand-chose d’autre que nos livres. Cette maison était pratiquement vide quand nous y sommes arrivées, alors nous n’y avons aucun sou- venir. J’aimerais apporter ce canapé et ce fauteuil, mais j’aurai besoin de l’aide de Bree pour ça, et je devrai attendre qu’elle aille suffisamment bien. Nous devrons le faire par étapes, en prenant d’abord les choses essentielles et en gar- dant les meubles pour la fin. Ça va; du moment où nous serons là-haut en sécurité, c’est ce qui importe le plus. Je me mets à songer aux façons dont je pourrais rendre ce petit chalet encore plus sécuritaire. Il faudra vraiment que je trouve un moyen de mettre des volets aux fenêtres pour pouvoir les fermer au besoin. Je fais des yeux le tour de la maison à la recherche de quoi que ce soit qui pourrait me servir. J’aurais besoin de pentures pour les volets et je lorgne celles de la porte du salon. Je pourrais peut-être enlever celles-là. Et pendant que j’y suis, je pourrais peut- être utiliser la porte de bois aussi et la découper en morceaux. Plus je regarde autour de moi, plus je constate combien de choses je pourrais emporter. Je me souviens que papa avait laissé un coffre à outils dans le garage, avec une scie, un marteau, un tournevis et même une boîte de clous. C’est une des choses les plus précieuses que nous ayons, et je prends note de l’apporter en premier. Après, bien sûr, la moto. C’est ce qui me préoccupe le plus: quand l’apporter et comment. Je ne peux supporter l’idée de l’abandonner. Alors, je l’apporterai lors de notre premier voyage là-haut. Je ne peux pas prendre le risque de la faire démarrer et d’attirer l’attention — et en plus, la mon- tagne est trop escarpée pour que je puisse la conduire jusqu’au chalet. Je devrai marcher à côté tout au long du chemin. Je devine déjà à quel point ce sera épuisant, en par- ticulier dans la neige, mais je ne vois aucun autre moyen. Si Bree n’était pas malade, elle pourrait m’aider, mais dans son état actuel, elle ne transportera rien, et je soupçonne que je pourrais même devoir la porter. Je me rends compte que nous n’avons d’autre choix que d’attendre l’obscurité demain soir avant de déménager. Peut-être suis-je seulement para- noïaque — il y a peu de chances qu’on nous voie, mais il vaut quand même mieux être prudentes. Surtout parce que je sais qu’il y a d’autres survivants non loin d’ici. J’en suis certaine. Je me souviens du jour de notre arrivée ici. Nous étions toutes deux terrifiées, esseulées et épuisées. Cette première nuit, nous sommes allées au lit affamées, et je me rappelle m’être demandé comment nous pourrions survivre. Je me suis demandé si nous avions commis une erreur en quittant Manhattan, en abandonnant notre mère, en laissant der- rière nous tout ce que nous connaissions. Puis, au premier matin, je me suis réveillée, j’ai ouvert la porte et j’ai été renversée de trouver devant la maison la car- casse d’un cerf. Au début, j’étais terrifiée. J’ai interprété sa présence comme une menace, un avertissement, supposant que quelqu’un nous transmettait le message de partir, que nous n’étions pas les bienvenues ici. Mais après m’être remise de mon premier choc, je me suis rendue compte que ce n’était pas du tout le cas: c’était en fait un cadeau. Quelqu’un, un autre survivant, avait dû nous avoir obser- vées. Il avait dû constaté à quel point nous avions l’air déses- pérées et dans un geste de suprême générosité, il avait dû décidé de nous donner son gibier, notre premier repas, suf- fisamment de viande pour des semaines. Je ne peux ima- giner à quel point cette carcasse avait dû être précieuse pour lui. Je me souviens d’avoir fait quelques pas à l’extérieur, d’avoir regardé tout autour, de haut en bas de la montagne, d’avoir scruté les arbres en m’attendant à ce qu’une per- sonne apparaisse et me fasse un signe de la main. Mais je n’ai vu personne. Je n’ai vu que des arbres et même si j’ai attendu plusieurs minutes, je n’ai perçu que le silence. Mais je savais, j’étais convaincue, que quelqu’un m’observait. J’ai su alors que d’autres gens étaient ici, quelque part, tentant de survivre tout comme nous. Depuis ce moment, j’ai éprouvé une sorte de fierté, senti que nous faisions partie d’une communauté silencieuse de survivants isolés qui vivaient dans ces montagnes, demeu- rant discrets, ne communiquant jamais les uns avec les autres par peur d’être découverts, par peur de révéler notre présence à un chasseur d’esclaves. Je me dis que c’est de cette façon que les autres ont survécu aussi longtemps: en ne laissant rien au hasard. Au début, je n’ai pas compris ça. Mais maintenant, j’en saisis toute l’importance. Et depuis ce temps, même si je ne vois jamais personne, je ne me sens jamais seule. Mais ça m’a rendue aussi plus vigilante; ces autres sur- vivants, s’ils sont toujours en vie, doivent certainement manquer de nourriture et être aussi désespérés que nous le sommes. Surtout pendant les mois d’hiver. Qui sait si la famine, si le besoin de subvenir aux besoins de leurs familles, n’a pas poussé au désespoir quelques-uns parmi eux, si le pur instinct de survie n’a pas remplacé leur humeur charitable. Je sais que l’idée de Bree, Sasha et moi mourant de faim m’a parfois fait songer à des actes assez radicaux. Alors je ne laisserai rien au hasard. Nous allons déménager pendant la nuit.
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