– Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle madame Hulot ? dit-il.
Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de ce grand salon blanc, rouge et or, un cadavre des fêtes impériales.
– La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie de devoir un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vous me prêtez, des pièges à loups, des chatières à pièces de cent sous !
Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant les expressions par lesquelles il venait de flétrir l’avidité de Josépha.
– Et pour qui cette persévérance ? demanda-t-il.
En ce moment la baronne avait éconduit l’ancien parfumeur jusqu’à la porte.
– Pour un libertin !… ajouta-t-il en faisant une moue d’homme vertueux et millionnaire.
– Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque mérite, voilà tout.
Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pour se débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour le voir une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu’elle avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement, comme une martyre au Colysée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme près de se trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruines où sa fille babillait avec la cousine Bette.
Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’en ce moment, la baronne avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d’un amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lâche. Si elle ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait des infidélités ; mais elle s’était mis sur les yeux un voile de plomb, elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle avait obtenu la vénération de son mari, et comme un culte divin autour d’elle. L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont elle l’entoure, sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son père un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevé dans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants qui secondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place et à la considération paternelle ; d’ailleurs, les impressions de l’enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son père ; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel, déjà trop respectueux pour s’en plaindre, il les aurait excusées par des raisons tirées de la manière de voir des hommes à ce sujet.
Maintenant il est nécessaire d’expliquer le dévouement extraordinaire de cette belle et noble femme ; et voici l’histoire de sa vie en peu de mots.
Dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer, simples laboureurs, partirent, par suite des réquisitions républicaines, à l’armée dite du Rhin.
En 1799, le second des frères, André, veuf et père de madame Hulot, laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu’une blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques entreprises partielles dans les Transports Militaires, service qu’il dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy. Par un hasard assez naturel, Hulot, qui vint à Strasbourg, vit la famille Fischer. Le père d’Adeline et son jeune frère étaient alors soumissionnaires des fourrages en Alsace.
Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse madame du Barry, comme elle, fille de la Lorraine. C’était une de ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à madame Tallien, que la Nature fabrique avec un soin particulier ; elle leur dispense ses plus précieux dons : la distinction, la noblesse, la grâce, la finesse, l’élégance, une chair à part, un teint broyé dans cet atelier inconnu où travaille le hasard. Ces belles femmes-là se ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un des chefs-d’œuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l’original est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait est à la galerie Doria, enfin Ninon, madame du Barry, madame Tallien, mademoiselle Georges, madame Récamier, toutes ces femmes, restées belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de la beauté des similitudes frappantes, et à faire croire qu’il existe dans l’océan des générations un courant aphrodisien d’où sortent toutes ces Vénus, filles de la même onde salée !
Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mère Ève a tenue de la main de Dieu, une taille d’impératrice, un air de grandeur, des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise arrêtaient sur son passage tous les hommes, charmés comme le sont les amateurs devant un Raphaël ; aussi, la voyant, l’ordonnateur fit-il, de mademoiselle Adeline Fischer, sa femme dans le temps légal, au grand étonnement des Fischer, tous nourris dans l’admiration de leurs supérieurs.
L’aîné, soldat de 1792, blessé grièvement à l’attaque des lignes de Wissembourg, adorait l’empereur Napoléon et tout ce qui tenait à la Grande-Armée. André et Johann parlaient avec respect de l’ordonnateur Hulot, ce protégé de l’Empereur à qui, d’ailleurs, ils devaient leur sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant de l’intelligence et de la probité, les avait tirés des charrois de l’armée pour les mettre à la tête d’une Régie d’urgence. Les frères Fischer avaient rendu des services pendant la campagne de 1804. Hulot, à la paix, leur avait obtenu cette fourniture des fourrages en Alsace, sans savoir qu’il serait envoyé plus tard à Strasbourg pour y préparer la campagne de 1806.
Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une Assomption. La belle Adeline passa sans transition des boues de son village dans le paradis de la cour impériale. En effet, dans ce temps-là, l’ordonnateur, l’un des travailleurs les plus probes, les plus actifs de son corps, fut nommé baron, appelé près de l’Empereur, et attaché à la garde impériale. Cette belle villageoise eut le courage de faire son éducation par amour pour son mari, de qui elle fut exactement folle. L’ordonnateur en chef était d’ailleurs en homme, une réplique d’Adeline en femme. Il appartenait au corps d’élite des beaux hommes. Grand, bien fait, blond, l’œil bleu et d’un feu, d’un jeu, d’une nuance irrésistibles, la taille élégante, il était remarqué parmi les d’Orsay, les Forbin, les Ouvrard, enfin dans le bataillon des beaux de l’Empire. Homme à conquêtes et imbu des idées du Directoire en fait de femmes, sa carrière galante fut alors interrompue pendant assez longtemps par son attachement conjugal.
Pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de Dieu qui ne pouvait faillir ; elle lui devait tout : la fortune, elle eut voiture, hôtel, et tout le luxe du temps ; le bonheur, elle était aimée publiquement ; un titre, elle était baronne ; enfin la célébrité, on l’appela la belle madame Hulot, à Paris ; enfin, elle eut l’honneur de refuser les hommages de l’Empereur qui lui fit présent d’une rivière en diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en temps : « Et la belle madame Hulot, est-elle toujours sage ? » en homme capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué.
Il n’est donc pas besoin de beaucoup d’intelligence pour reconnaître, dans une âme simple, naïve et belle, les motifs du fanatisme que madame Hulot mêlait à son amour. Après s’être bien dit que son mari ne saurait jamais avoir de torts envers elle, elle se fit, dans son for intérieur, la servante humble, dévouée et aveugle de son créateur. Remarquez d’ailleurs qu’elle était douée d’un grand bon sens, de ce bon sens du peuple qui rendit son éducation solide. Dans le monde, elle parlait peu, ne disait de mal de personne, ne cherchait pas à briller ; elle réfléchissait sur toute chose, elle écoutait, et se modelait sur les plus honnêtes femmes, sur les mieux nées.
En 1815, Hulot suivit la ligne de conduite du prince de Vissembourg, l’un de ses amis intimes, et fut l’un des organisateurs de cette armée improvisée dont la déroute termina le cycle napoléonien à Waterloo. En 1816, le baron devint une des bêtes noires du ministère Feltre, et ne fut réintégré dans le corps de l’intendance qu’en 1823, car on eut besoin de lui pour la guerre d’Espagne. En 1830, il reparut dans l’administration comme quart de ministre, lors de cette espèce de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles b****s napoléoniennes. Depuis l’avènement au trône de la branche cadette, dont il fut un actif coopérateur, il restait directeur indispensable au ministère de la guerre. Il avait d’ailleurs obtenu son bâton de maréchal, et le roi ne pouvait rien de plus pour lui, à moins de le faire ou ministre ou pair de France.
Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s’était mis en service actif auprès des femmes. Madame Hulot faisait remonter les premières infidélités de son Hector au grand finale de l’Empire. La baronne avait donc tenu, pendant douze ans, dans son ménage, le rôle de prima dona assoluta, sans partage. Elle jouissait toujours de cette vieille affection invétérée que les maris portent à leurs femmes quand elles se sont résignées au rôle de douces et vertueuses compagnes, elle savait qu’aucune rivale ne tiendrait deux heures contre un mot de reproche, mais elle fermait les yeux, elle se bouchait les oreilles, elle voulait ignorer la conduite de son mari au dehors. Elle traitait enfin son Hector comme une mère traite un enfant gâté. Trois ans avant la conversation qui venait d’avoir lieu, Hortense reconnut son père aux Variétés, dans une loge d’avant-scène du rez-de-chaussée, en compagnie de Jenny Cadine, et s’écria : « – Voilà papa. – Tu te trompes, mon ange, il est chez le maréchal, répondit la baronne. » La baronne avait bien vu Jenny Cadine ; mais au lieu d’éprouver un serrement au cœur en la voyant si jolie, elle se dit en elle-même : – Ce mauvais sujet d’Hector doit être bien heureux. Elle souffrait néanmoins, elle s’abandonnait secrètement à des rages affreuses ; mais, en revoyant son Hector, elle revoyait toujours ses douze années de bonheur pur, et perdait la force d’articuler une seule plainte. Elle aurait bien voulu que le baron la prit pour sa confidente ; mais elle n’avait jamais osé lui donner à entendre qu’elle connaissait ses fredaines, par respect pour lui. Ces excès de délicatesse ne se rencontrent que chez ces belles filles du peuple qui savent recevoir des coups sans en rendre ; elles ont dans les veines les restes du sang des premiers martyrs. Les filles bien nées, étant les égales de leurs maris, éprouvent les besoins de les tourmenter, et de marquer, comme on marque les points au billard, leurs tolérances par des mots piquants, dans un esprit de vengeance diabolique, et pour s’assurer, soit une supériorité, soit un droit de revanche.
La baronne avait un admirateur passionné dans son beau-frère, le lieutenant-général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers à pied de la garde impériale, à qui l’on devait donner le bâton de maréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard après avoir, de 1830 à 1834, commandé la division militaire où se trouvaient les départements bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800, était venu fixer ses jours à Paris, près de son frère, auquel il portait toujours une affection de père. Ce cœur de vieux soldat sympathisait avec celui de sa belle-sœur ; il l’admirait, comme la plus noble, la plus sainte créature de son s**e. Il ne s’était pas marié, parce qu’il avait voulu rencontrer une seconde Adeline, inutilement cherchée à travers vingt pays et vingt campagnes. Pour ne pas déchoir dans cette âme de vieux républicain sans reproche et sans tache, de qui Napoléon disait : « Ce brave Hulot est le plus entêté des républicains, mais il ne me trahira jamais, » Adeline eût supporté des souffrances encore plus cruelles que celles qui venaient de l’assaillir. Mais ce vieillard, âgé de soixante-douze ans, brisé par trente campagnes, blessé pour la vingt-septième fois à Waterloo, était pour Adeline une admiration et non une protection. Le pauvre comte, entre autres infirmités, n’entendait qu’à l’aide d’un cornet !
Tant que le baron Hulot d’Ervy fut bel homme, les amourettes n’eurent aucune influence sur sa fortune ; mais, à cinquante ans, il fallut compter avec les grâces. À cet âge, l’amour, chez les vieux hommes, se change en vice ; il s’y mêle des vanités insensées. Aussi, vers ce temps, Adeline vit-elle son mari devenu d’une exigence incroyable pour sa toilette, se teignant les cheveux et les favoris, portant des ceintures et des corsets. Il voulut rester beau à tout prix. Ce culte pour sa personne, défaut qu’il poursuivait jadis de ses railleries, il le poussa jusqu’à la minutie. Enfin, Adeline s’aperçut que le Pactole qui coulait chez les maîtresses du baron prenait sa source chez elle. Depuis huit ans, une fortune considérable avait été dissipée, et si radicalement, que, lors de l’établissement du jeune Hulot, deux ans auparavant, le baron avait été forcé d’avouer à sa femme que ses traitements constituaient toute leur fortune. « – Où cela nous mènera-t-il ? fut la réponse d’Adeline. – Sois tranquille, répondit le Conseiller-d’État, je vous laisse les émoluments de ma place, et je pourvoirai à l’établissement d’Hortense et à notre avenir en faisant des affaires. » La foi profonde de cette femme dans la puissance et la haute valeur, dans les capacités et le caractère de son mari, avait calmé cette inquiétude momentanée.
Maintenant la nature des réflexions de la baronne et ses pleurs, après le départ de Crevel, doivent se concevoir parfaitement. La pauvre femme se savait depuis deux ans au fond d’un abîme, mais elle s’y croyait seule. Elle ignorait comment le mariage de son fils s’était fait, elle ignorait la liaison d’Hector avec l’avide Josépha ; enfin, elle espérait que personne au monde ne connaissait ses douleurs. Or, si Crevel parlait si lestement des dissipations du baron, Hector allait perdre sa considération. Elle entrevoyait dans les grossiers discours de l’ancien parfumeur irrité, le compérage odieux auquel était dû le mariage du jeune avocat. Deux filles perdues avaient été les prêtresses de cet hymen, proposé dans quelque orgie, au milieu des dégradantes familiarités de deux vieillards ivres ! « – Il oublie donc Hortense ! se dit-elle, il la voit cependant tous les jours, lui cherchera-t-il donc un mari chez ses vauriennes ? » La mère, plus forte que la femme, parlait en ce moment toute seule, car elle voyait Hortense riant, avec sa cousine Bette, de ce fou rire de la jeunesse insouciante, et elle savait que ces rires nerveux étaient des indices tout aussi terribles que les rêveries larmoyantes d’une promenade solitaire dans le jardin.
Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveux d’or, ondés naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la nacre. On voyait bien en elle le fruit d’un honnête mariage, d’un amour noble et pur dans toute sa force. C’était un mouvement passionné dans la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse, une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors d’elle et produisaient des rayons électriques. Hortense appelait le regard. Quand ses yeux d’un bleu d’outremer, nageant dans ce fluide qu’y verse l’innocence, s’arrêtaient sur un passant, il tressaillait involontairement. D’ailleurs pas une seule de ces taches de rousseur, qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée, n’altérait son teint. Grande, potelée sans être grasse, d’une taille svelte dont la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse si prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyait Hortense dans la rue, ne pouvait-il retenir cette exclamation : – Mon Dieu ! la belle fille ! Elle était si vraiment innocente, qu’elle disait en rentrant : – Mais qu’ont-ils donc tous, maman, à crier : la belle fille ! quand tu es avec moi ? n’es-tu pas plus belle que moi ?… Et, en effet, à quarante-sept ans passés, la baronne pouvait être préférée à sa fille par les amateurs de couchers de soleil ; car elle n’avait encore, comme disent les femmes, rien perdu de ses avantages, par un de ces phénomènes rares, à Paris surtout, où dans ce genre, Ninon a fait scandale, tant elle a paru voler la part des laides au dix-septième siècle.
En pensant à sa fille, la baronne revint au père, elle le vit, tombant de jour en jour par degrés jusque dans la boue sociale, et renvoyé peut-être un jour du ministère. L’idée de la chute de son idole, accompagnée d’une vision indistincte des malheurs que Crevel avait prophétisés, fut si cruelle pour la pauvre femme qu’elle perdit connaissance à la façon des extatiques.
La cousine Bette, avec qui causait Hortense, regardait de temps en temps pour savoir quand elles pourraient rentrer au salon ; mais sa jeune cousine la lutinait si bien de ses questions au moment où la baronne rouvrit la porte-fenêtre, qu’elle ne s’en aperçut pas.
Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que madame Hulot, et néanmoins fille de l’aîné des Fischer, était loin d’être belle comme sa cousine ; aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d’Adeline. La jalousie formait la base de ce caractère plein d’excentricités, mot trouvé par les Anglais pour les folies non pas des petites mais des grandes maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre, brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues dans sa face longue et simiesque, tel est le portrait concis de cette vierge.
La famille qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la jolie fille, le fruit âpre, à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait à la terre, quand sa cousine était dorlotée ; aussi lui arriva-t-il un jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce méfait, elle n’en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter les collerettes de la privilégiée.
Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant cette destinée, comme les frères et les sœurs de Napoléon plièrent devant l’éclat du trône et la puissance du commandement. Adeline, excessivement bonne et douce, se souvint à Paris de Lisbeth, et l’y fit venir, vers 1809, dans l’intention de l’arracher à la misère en l’établissant. Dans l’impossibilité de marier aussitôt qu’Adeline le voulait, cette fille aux yeux noirs aux sourcils charbonnés, et qui ne savait ni lire ni écrire, le baron commença par lui donner un état ; il mit Lisbeth en apprentissage chez les brodeurs de la cour impériale, les fameux Pons frères.
La cousine, nommée Bette par abréviation, devenue ouvrière en passementerie d’or et d’argent, énergique à la manière des montagnards, eut le courage d’apprendre à lire, à compter et à écrire ; car son cousin, le baron, lui avait démontré la nécessité de posséder ces connaissances pour tenir un établissement de broderie. Elle voulait faire fortune : en deux ans, elle se métamorphosa. En 1811, la paysanne fut une assez gentille, une assez adroite et intelligente première demoiselle.