III

1293 Words
IIICe ne sont pas, d’ordinaire, les premiers venus, les commissaires de police de Paris, et si Polichinelle les rosse, c’est qu’il leur a plu d’être rossés. Sous leur titre modeste se dissimulent la plus grave peut-être des magistratures, presque la seule que connaisse le peuple, un pouvoir énorme et une influence si décisive que l’homme d’État le plus sensé du règne du tyran Louis-Philippe, osait dire un jour à la tribune : « Donnez-moi à Paris vingt bons commissaires de police, et je vous supprime tout gouvernement ; bénéfice net, cent millions. » Parisien par excellence, le commissaire a eu le temps d’étudier le pavé de sa ville, lorsqu’il n’était encore qu’officier de paix. L’envers sombre des plus brillantes existences n’a plus de mystères pour lui. Les confidences les plus étranges, il les a reçues. Il a écouté les aveux les plus inouïs. Il sait jusqu’où l’humanité peut descendre, et ce qu’il y a d’aberrations au fond des cerveaux en apparence les plus sains. L’ouvrière que son mari bat et la grande dame que son mari vole se sont adressées à lui. C’est lui qu’ont été chercher le boutiquier que sa femme trompe et le millionnaire victime d’un chantage. À son bureau, confessionnal laïque, toutes les passions fatalement aboutissent. C’est chez lui que se lave en famille le linge sale de deux millions d’habitants. Un commissaire de police de Paris qui, après dix ans d’exercice, garderait une illusion, croirait à quelque chose au monde ou s’étonnerait de quoi que ce soit, ne serait qu’un imbécile. S’il peut encore être ému, c’est un brave homme. Celui qui se présentait chez M. Favoral était d’un certain âge déjà, plus froid que glace, et néanmoins bienveillant, de cette bienveillance banale qui effraie, comme la politesse des bourreaux au moment de la toilette. Il ne lui fallut qu’un regard de ses petits yeux clairs pour déchiffrer la physionomie de tous ces bourgeois, debout autour de la table bouleversée. Et clouant d’un geste, sur le seuil, les agents qui l’accompagnaient : – Monsieur Vincent Favoral ? demanda-t-il. Les hôtes du caissier, M. Desormeaux excepté, étaient frappés d’hébétement. À chacun d’eux il semblait qu’il rejaillissait quelque chose sur lui de la honte de cette invasion policière. Les dupes qu’on surprend dans les tripots clandestins ont de ces attitudes humiliées. Enfin, non sans effort : – M. Favoral n’est plus ici, répondit M. Chapelain, l’ancien avoué. Le commissaire de police tressaillit. Tandis qu’on parlementait avec lui à travers la porte, il avait bien compris qu’on ne cherchait qu’à gagner du temps, et s’il n’avait pas fait sauter la serrure d’un coup d’épaule, c’est qu’il était retenu par le nom de M. Desormeaux qu’il connaissait, et encore plus par le titre de M. Desormeaux, chef de bureau au ministère de la justice. Mais ses soupçons n’allaient pas au-delà de la destruction de quelques papiers compromettants. Et en réalité : – Vous avez fait évader M. Favoral, messieurs ? dit-il. Personne ne répondit. – C’est un aveu, fit-il. Très bien. Par où s’est-il enfui ? Toujours pas de réponse. M. Desclavettes eut ajouté quelque chose de plus aux quarante-cinq mille francs dont il venait d’apprendre la perte, pour être, avec Mme Desclavettes, à cent lieues de là. – Où est Mme Favoral ? reprit le commissaire de police, visiblement bien renseigné. Où sont Mlle Gilberte et M. Maxence Favoral ? Le silence persista. Nul dans la salle à manger ne savait ce qui avait pu se passer de l’autre côté, et le moindre mot pouvait être une trahison. Alors, le commissaire s’impatienta. – Prenez une lampe, dit-il aux agents restés sur la porte, et éclairez-moi, nous allons bien voir… Et sans l’ombre d’une hésitation, car, de même que les filles et les voleurs, les hommes de la police semblent avoir ce privilège d’être partout chez eux, il traversa le salon et arriva à la chambre de Mlle Gilberte juste comme la jeune fille se retirait de la fenêtre. – Ah ! c’est par là qu’il s’est échappé ! s’écria-t-il. Et il s’y précipita à son tour, et y resta accoudé assez de temps pour bien examiner le terrain et se rendre compte de la situation de l’appartement. – C’est évident, dit-il enfin, cette fenêtre donne sur une cour voisine… Il disait cela à un de ses agents, lequel ressemblait furieusement au domestique questionneur de l’après-midi. – Au lieu de recueillir tant de renseignements oiseux, ajouta-t-il, que ne vous informiez-vous exactement des issues de la maison… Il était joué, et cependant il n’en témoignait ni dépit, ni colère. Il ne semblait nullement songer à faire courir après le fugitif. Sur le visage de Maxence et de Mlle Gilberte, et encore plus dans les yeux de Mme Favoral, il avait lu que pour le moment ce serait inutile. – Examinons toujours les papiers, reprit-il. – Les papiers de mon mari, reprit Mme Favoral, sont tous dans son cabinet. – Veuillez m’y conduire, madame. La pièce que M. Favoral appelait fastueusement son cabinet, était une petite pièce carrelée, blanchie à la chaux et éclairée par un jour de souffrance. Il ne s’y trouvait, en fait de meubles, qu’un vieux bureau à coulisses, une petite armoire grillée, quelques planches où étaient entassés des cartons et des paquets de journaux, et deux ou trois chaises de bois blanc. – Où sont les clefs ? demanda le commissaire de police. – Mon père les a toujours sur lui, monsieur, répondit Maxence. – Qu’on aille chercher un serrurier. Plus forte que la peur, la curiosité avait attiré tous les hôtes du caissier du Comptoir de crédit mutuel, M. Desormeaux, M. Chapelain, M. Desclavettes lui-même, et debout, dans le cadre de la porte, ils suivaient tous les mouvements du commissaire qui, en attendant le serrurier, examinait à la volée les liasses de papiers laissées à découvert sur le bureau. Au bout d’un moment, n’y tenant plus : – Serait-il indiscret, fit timidement l’ancien marchand de bronzes, de demander de quoi est accusé ce pauvre Favoral ? – De détournements, monsieur. – Et… la somme est-elle importante ? – Si elle était faible, j’aurais dit : de vol. On ne détourne qu’à partir d’une certaine somme. Irrité de l’air sardonique du commissaire : – C’est que, reprit M. Chapelain, Favoral a été notre ami… Et si, pour le tirer d’un mauvais pas, il ne s’agissait que de se cotiser… – Il s’agit de dix ou douze millions, messieurs ! Était-ce possible ? Était-ce même vraisemblable ? Comment imaginer tant de millions glissant entre les mains du méthodique caissier de M. de Thaller ?… – Ah ! monsieur, s’écria Mme Favoral, si je pouvais être rassurée, je le serais par l’énormité de la somme ! Mon mari était un homme de goûts simples et modérés… Le commissaire de police hochait la tête. – Il est de ces passions, prononça-t-il, que rien ne trahit extérieurement. Le jeu est plus terrible que le feu. Après un incendie, on retrouve du moins des débris carbonisés. Que reste-t-il d’une partie perdue ? On peut jeter des fortunes au gouffre de la Bourse, sans qu’il en reste une trace… La malheureuse femme n’était pas convaincue. – Je jurerais, monsieur, protesta-t-elle, que je connaissais l’emploi de chacune des heures de la vie de mon mari. – Ne jurez pas, madame… – Tous nos amis vous diront combien mon mari était parcimonieux… – Ici, madame, pour vous, pour vos enfants, je le crois et je le vois, mais ailleurs ? Il fut interrompu par l’arrivée du serrurier, lequel n’en eut pas pour deux minutes à crocheter les serrures du vieux bureau. Mais c’est vainement que le commissaire de police fouilla tous les tiroirs. Il n’y rencontrait rien que ces paperasses inutiles dont se font des reliques les gens pour lesquels l’ordre devient une religion. Il n’y trouvait rien que des lettres sans intérêt, des factures de vingt ans, des notes, jusqu’à des bulletins de boucherie. – C’est perdre son temps que de chercher quelque chose ici, grommelait-il. Et dans le fait, il allait renoncer à ses perquisitions, quand une liasse plus mince que les autres attira son attention. Il coupa le fil qui la retenait, et presque aussitôt : – Je le savais parbleu ! bien ! s’écria-t-il. Et tendant un papier à Mme Favoral : – Lisez, je vous prie, madame, dit-il. C’était une facture. Elle lut : « Vendu à M. Favoral un cachemire des Indes, ci : huit mille cinq cents francs. Pour acquit : Forbe et Towler. » – Serait-ce donc vous, madame, interrogea le commissaire, qui avez usé ce châle magnifique ?… La pauvre femme était confondue : – Madame de Thaller dépense beaucoup, balbutia-t-elle. Souvent mon mari a été chargé pour elle d’emplettes importantes. – Souvent, en effet, interrompit le commissaire de police, car voici bien d’autres factures acquittées : des boucles d’oreilles, seize mille francs ; un bracelet, trois mille francs ; un meuble de salon, un cheval, deux robes de velours… Si ce n’est pas les dix millions, c’en est toujours une partie.
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