Chapitre 5
« Elle s’est enfuie de notre asile ! »
J’avoue que la signification terrible de ces mots ne m’étonnait qu’à demi. Les questions et les réponses bizarres que m’avait faites cette femme après que je lui eus promis assez inconsidérément de la laisser libre d’agir à sa guise m’avaient déjà donné à penser ou bien qu’elle était d’un naturel capricieux, instable, ou bien qu’à la suite d’une très forte émotion elle souffrait d’un déséquilibre mental. Mais la pensée qu’elle pouvait être réellement folle ne m’était jamais venue à l’esprit.
Qu’avais-je fait ? Aidé à fuir la victime d’un horrible emprisonnement injustifié, ou abandonné aux hasards de la grande ville une pauvre créature incapable de se diriger ? Je n’osais y penser.
Rentré chez moi à Clement’s Inn, dans l’état d’esprit où je me trouvais, il était inutile de songer à me mettre au lit. Dans quelques heures d’ailleurs, je devais partir pour le Cumberland. J’essayai de dessiner, puis de lire, mais en vain. Qu’était devenue la pauvre femme que j’avais abandonnée à son sort ?
Ce fut un réel soulagement pour moi de voir arriver l’heure de dire adieu à Londres et de m’en aller vers une nouvelle vie. Le tintamarre assourdissant de la gare me fit presque du bien. D’après les instructions, je devais changer de train à Carlisle afin de bifurquer vers la côte. La malchance fit que notre locomotive tomba en panne entre Lancaster et Carlisle, ce qui me fit manquer la correspondance. Je dus attendre plusieurs heures le train suivant, qui me déposa à la station la plus rapprochée de Limmeridge House aux environs de dix heures du soir. La nuit était si dense que je distinguai à peine le cabriolet que Mr Fairlie avait envoyé à mon intention.
Le cocher, déconcerté par mon arrivée tardive, avait cet air respectueusement maussade particulier aux domestiques anglais. En silence, la voiture se mit en marche avec prudence à travers la nuit sombre. Le mauvais état des routes et l’obscurité opaque rendaient le chemin difficile, aussi y avait-il plus d’une heure que nous roulions lorsque j’entendis au loin le murmure de la mer et le crissement du gravier sous les roues. Nous avions franchi une grille avant de nous engager dans l’allée et nous en passâmes encore une seconde avant d’arriver à la maison. Accueilli par un solennel domestique sans livrée, je fus informé que la famille s’était retirée pour la nuit et conduit dans une pièce spacieuse où mon souper m’attendait à l’extrémité d’une grande table en acajou.
J’étais trop fatigué et trop préoccupé pour boire ou manger beaucoup, surtout avec la présence, derrière moi, du solennel domestique prévenant tous mes gestes, comme si plusieurs invités étaient à table, au lieu d’un homme solitaire. En un quart d’heure, j’eus terminé. Le domestique, toujours aussi rigide, me conduisit dans une chambre joliment meublée, me dit : « Déjeuner à 9 h, monsieur », jeta un coup d’œil autour de lui pour voir s’il ne manquait rien et disparut sans bruit.
Qui allais-je voir dans mes rêves ? me demandai-je en éteignant la bougie. La Dame en blanc ? Ou les habitants inconnus de cette maison ? C’était une sensation étrange d’y dormir comme un ami de la famille et de n’y connaître personne !