En route pour l’Alpe-2

2221 Words
– Et tu comptes laisser cette petite chez le Vieux, après ce que tu m’as raconté ? Cela m’étonne que tu puisses seulement y penser, Dete ! dit Barbel d’un ton de reproche. – Que veux-tu ? répliqua Dete ; j’ai fait ma part ; que faut-il que j’en fasse à présent ? Je ne peux pourtant pas emmener à Francfort une enfant de cinq ans. Mais à propos, Barbel, jusqu’où voulais-tu aller ? Nous voici déjà à moitié chemin du pâturage. – Nous sommes justement arrivées à ma destination, répondit Barbel ; je suis venue pour parler à la grand-mère du chevrier ; elle file pour moi pendant l’hiver. Adieu donc, Dete, et bon succès ! Dete tendit la main à sa compagne et s’arrêta un moment pour la voir entrer dans la maison du chevrier. C’était un petit chalet bruni, situé un peu à l’écart du sentier, dans une combe qui le protégeait du vent, presque à mi-chemin entre Dörfli et l’alpage. Heureusement que le chalet était un peu protégé par la montagne, car il était si branlant, si dégradé, qu’il ne devait pas faire beau y demeurer quand le föhn soufflait avec violence, ébranlant portes et fenêtres, et faisant craquer les poutres vermoulues. Ces jours-là, si le chalet avait été construit sur le pâturage, il aurait sûrement été balayé par le vent et précipité au fond de la vallée. C’est là qu’habitait Pierre le Chevrier, garçon de onze ans, qui descendait chaque matin à Dörfli chercher les chèvres pour les emmener à l’alpage où elles se régalaient tout le jour d’un gazon court et parfumé. Le soir venu, Pierre redescendait en gambadant avec ses bêtes au pied léger, et arrivé à Dörfli, il faisait entendre entre ses doigts un sifflet aigu qui rassemblait aussitôt sur la place les différents propriétaires des chèvres. C’étaient presque toujours des enfants qui venaient chercher leurs bêtes, car ce sont des animaux assez paisibles desquels ou n’a rien à craindre. Pendant tout l’été c’était le seul moment de la journée où Pierre échangeât quelques mots avec ses semblables ; tout le reste du temps, il le passait dans la société des chèvres. Il avait bien à la maison sa mère et la vieille grand-mère aveugle ; mais il partait le matin de très bonne heure, et le soir il ne rentrait que tard, étant resté le plus longtemps possible avec les autres enfants ; en sorte qu’il ne lui restait plus que le temps d’avaler son pain et son lait et de se mettre au lit pour y dormir sur les deux oreilles. Son père, qu’on appelait aussi Pierre le Chevrier parce qu’il avait exercé le même métier dans sa jeunesse, était mort d’un accident en coupant du bois. La mère, dont le vrai nom était Brigitte, était appelée par analogie « la Chevrière », et quant à l’aïeule, jeunes et vieux ne la connaissaient que sous le simple nom de « grand-mère ». Dix bonnes minutes s’étaient bien écoulées depuis que Barbel avait quitté Dete, et celle-ci attendait toujours devant le chalet, ne voyant point arriver Heidi, et regardant de tous côtés pour découvrir où pouvaient bien être les deux enfants et leurs chèvres. Comme ils ne paraissaient pas, elle monta un peu plus haut, à un endroit d’où elle pouvait voir jusqu’au bas de la pente. Là, elle regarda tantôt à droite, tantôt à gauche, mais sans succès. Pendant qu’ils exerçaient ainsi sa patience, les enfants avaient fait un long détour, parce que Pierre voulait mener ses chèvres aux endroits qu’il connaissait et où elles trouvaient des touffes et des buissons particulièrement à leur goût ; cela avait naturellement beaucoup allongé la route. La petite avait d’abord suivi Pierre en grimpant avec peine, étouffant dans son paquet d’habits, toute haletante, presque à bout de forces. Elle ne disait pas un mot, mais regardait tantôt son compagnon qui, les pieds nus et les culottes courtes, sautait légèrement devant elle, tantôt les chèvres aux jambes fines et élancées qui grimpaient avec agilité à travers pierres et buissons, au bord des précipices. Soudain l’enfant s’arrêta, s’assit par terre, ôta rapidement bas et souliers, se releva et commença à se débarrasser promptement de l’épais mouchoir rouge et de ses deux robes l’une après l’autre ; car la cousine Dete lui avait mis sa robe du dimanche par-dessus celle des jours, pour ne pas avoir la peine de les porter. En moins d’une minute, Heidi se trouva dans son léger jupon, les bras nus sortant de sa chemise aux manches courtes. Puis elle rassembla tous ses vêtements en un joli tas, et se mit à sauter et gambader derrière les chèvres, aussi légère que l’une d’elles. Pierre n’avait pas pris garde à cette halte subite ; quand il vit arriver Heidi dans son nouveau costume, tout son visage s’épanouit d’aise, et une affreuse grimace exprima sa satisfaction intime ; lorsque, se retournant, il aperçut le tas de vêtements au bord du sentier, son visage se contracta encore davantage et sa bouche s’ouvrit jusqu’aux oreilles ; mais il ne dit pas un mot. Une fois débarrassée de ce qui la gênait, Heidi entama une conversation avec Pierre qui avait bien à faire à répondre à toutes ses questions ; elle voulait savoir exactement combien il avait de chèvres, où il les menait paître, ce qu’il faisait là-haut quand il était arrivé, etc. C’est ainsi que tout en causant, ils atteignirent enfin le chalet du chevrier non loin duquel les attendait toujours la cousine Dete. À peine les eut-elle aperçus qu’elle s’écria vivement : – Heidi, que deviens-tu ? Quelle tournure as-tu donc ? Qu’as-tu fait de ta robe du dimanche ? et de l’autre ? et du mouchoir ? Que sont devenus les souliers tout neufs que je t’ai achetés, et les bas que je t’ai tricotés ? Heidi ! qu’as-tu donc fait de tous tes vêtements ? – Là-bas ! répondit l’enfant, désignant tranquillement du doigt le bas de la pente. La cousine suivit la direction indiquée. On voyait en effet quelque chose comme un paquet surmonté d’un point rouge qui devait être le mouchoir. – Enfant de malheur ! s’écria la cousine hors d’elle. Qu’est-ce qui t’a passé par la tête d’ôter tous tes habits ? Qu’est-ce que cela signifie ? – Je n’en ai plus besoin, dit l’enfant qui n’avait pas du tout l’air affligée de sa conduite. – Ah ! c’est trop fort ! As-tu perdu la tête ? On pourrait vraiment le croire ! Et maintenant comment redescendre chercher ces habits ? Cela prendra bien au moins une demi-heure ! Voyons, Pierre, descends vite me chercher ce paquet ; mais dépêche-toi, et ne reste pas là planté à me regarder comme si tu étais cloué à ta place. – Je suis déjà en retard, dit Pierre lentement, sans bouger de l’endroit où, les mains dans ses poches, il s’était arrêté pour écouter l’explosion de colère de la cousine. – Alors pourquoi restes-tu là à écarquiller les yeux ? Ce n’est pas le moyen de te dépêcher. Viens vers moi, je te donnerai quelque chose de beau ; vois-tu ? Et Dete lui fit miroiter devant les yeux une pièce de cinq centimes toute neuve. Soudain Pierre prit sa course, descendit en bondissant au bas du pâturage, atteignit en quelques sauts prodigieux le tas de vêtements qu’il roula sous son bras, et reparut si rapidement avec le paquet que la cousine lui en fit compliment et lui donna tout de suite la pièce promise. Pierre la fit bien vite disparaître au fond de sa poche, tandis qu’un large sourire épanouissait sa figure ; ce n’était pas tous les jours qu’il se voyait en possession d’un pareil trésor. – Tu peux bien me porter le paquet jusque là-haut, chez le Vieux, puisque c’est ton chemin, dit la cousine en se remettant en marche pour gravir la côte escarpée qui s’élevait au-dessus du chalet du chevrier. Pierre y consentit volontiers, et se remit aussi en route, le paquet sous le bras gauche, et dans la main droite son fouet qu’il faisait claquer. Heidi et les chèvres gambadaient joyeusement à ses côtés. Après trois quarts d’heure de marche, ils atteignirent enfin la s*****e de rochers sur laquelle s’élevait l’habitation du Vieux de l’Alpe ; exposée à tous les vents, mais placée de manière à recevoir le moindre rayon de soleil, elle jouissait d’une vue étendue sur toute la vallée qu’elle dominait. Derrière le chalet on voyait un groupe de trois vieux sapins aux longues branches pendantes. Au-delà se dressait le dernier escarpement de la montagne dont les pentes d’abord gazonnées, devenaient, en s’élevant, rocailleuses et semées de broussailles, et se terminaient enfin par de hauts rochers abrupts et dénudés. Sur un banc solidement fixé au mur du chalet du côté de la vallée, était assis le Vieux de l’Alpe, la pipe à la bouche, les deux mains sur ses genoux, observant tranquillement le trio qui s’approchait en compagnie des chèvres. Heidi arriva la première au haut du sentier ; elle se dirigea tout droit vers le vieillard et lui tendit la main en disant : – Bonsoir, grand-père ! – Que veux-tu dire ? demanda-t-il d’un ton rude en tendant brusquement la main à l’enfant, et fixant sur elle par-dessous ses épais sourcils un regard long et pénétrant. Heidi soutint ce regard sans détourner une seule fois les yeux ; ce grand-père, avec sa longue barbe et ses sourcils gris, hérissés comme des broussailles, lui causait un tel étonnement qu’elle ne pouvait cesser de l’examiner. Pendant ce temps la cousine était arrivée, suivie de Pierre qui fit halte un moment pour voir ce qui allait se passer. – Je vous souhaite le bonjour, oncle, dit Dete en s’avançant vers lui, et je vous amène l’enfant de Tobie et d’Adélaïde. Vous ne la reconnaissez pas, je pense, puisque vous ne l’avez pas vue depuis qu’elle avait une année. – Ah !… et qu’a-t-elle à faire ici ? demanda le Vieux d’un ton bourru. Toi, là-bas, cria-t-il à Pierre, tu peux partir avec tes chèvres, ce n’est déjà pas si tôt, emmène aussi les miennes. Pierre obéit sur-le-champ et disparut, car il ne tenait pas à rencontrer deux fois le terrible regard du vieillard. – Elle vient pour rester avec vous, oncle, répondit Dete. Il me semble que j’ai fait ma part en la gardant ces quatre ans ; c’est bien à votre tour de faire la vôtre ! – Ah ! ah ! dit le Vieux en jetant à Dete un regard perçant. Et que comptes-tu que j’en ferai, si elle ne veut pas rester avec moi et qu’elle se mette à pleurnicher pour redescendre ? – C’est votre affaire, répliqua Dete. Personne n’est venu me dire, à moi, comment il fallait m’y prendre, quand je me la suis vue sur les bras, à peine âgée d’un an, et que j’avais déjà bien assez à faire à nous entretenir, ma mère et moi. À présent il faut que j’aille en place, et c’est vous qui êtes le plus proche parent de la petite ; si vous ne pouvez pas la garder, faites-en ce que vous voudrez, et si elle dépérit chez vous, c’est vous qui en serez responsable ; il me semble que vous n’auriez pas besoin d’ajouter encore cela à tout ce que vous avez déjà à vous reprocher. Dete qui ne se sentait pas la conscience très à l’aise, s’était échauffée en parlant et en avait dit plus qu’elle n’avait compté. Le Vieux s’était levé à ses dernières paroles, la regardant de manière à la faire reculer de quelques pas ; puis il étendit le bras vers le sentier et dit d’un ton impératif : – Tâche de redescendre un peu vite à l’endroit d’où tu es venue, et ne reparais pas ici de sitôt. Dete ne se le fit pas dire deux fois : – Eh bien, adieu, oncle ! adieu, Heidi ! dit-elle rapidement, et elle disparut sur le sentier qu’elle descendit en courant tout d’un trait jusqu’à Dörfli, mue par une violente agitation intérieure. Arrivée au village, elle s’entendit de nouveau appeler de tous les côtés, car chacun se demandait ce qu’elle avait pu faire de l’enfant. Tout le monde connaissait Dete et savait qui était la petite. – Où est l’enfant ? lui criait-on. Dete, où as-tu laissé l’enfant ? À toutes ces questions Dete répondait avec impatience : – Là-haut, chez le Vieux de l’Alpe. Vous entendez, je vous dis qu’elle est chez le Vieux, là-haut. Ce laconisme ne lui était pas habituel, mais elle était mortifiée de s’entendre dire de tous côtés : Comment peux-tu faire une chose pareille ! – Pauvre petite créature ! – Abandonner cette enfant là-haut ! – Pauvre petite ! pauvre petite ! – Aussi Dete descendit-elle en courant aussi vite que possible, jusqu’à ce qu’elle fût assez éloignée pour ne plus rien entendre. Elle se sentait mal à l’aise. Sur son lit de mort, sa mère lui avait encore tout particulièrement recommandé la petite Heidi. Mais elle se dit pour se tranquilliser, qu’elle pourrait lui être bien plus utile en gagnant beaucoup d’argent ; aussi était-elle contente de pouvoir s’éloigner de tous ces gens qui voulaient se mêler de ses affaires, et d’entrer dans une belle place comme celle qu’elle avait en perspective.
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