IIDévoré de l’impatience de savoir, Gontran avait écouté sans mot dire, guettant, dans ce récit de ce qui s’était passé au Brésil, un détail qui éclairerait le mystère du drame de Bordeaux. À cette circonstance de la dent ébréchée, qui revenait pour la deuxième fois dans l’histoire du beau Victor, il tressaillit. N’avait-il pas été question, jadis, à Bordeaux, d’une dent ébréchée que l’aubergiste Bornichet avait remarquée chez un des deux frères jumeaux qu’il avait alternativement pris pour le voyageur qui s’était fait inscrire, sur son registre, sous le nom de Corpin ?
Aussi, l’artiste, croyant retrouver un Corpin dans ce Jacques Vinchon du récit, se hâta, incapable de maîtriser sa curiosité, de demander fiévreusement :
– Le capitaine Moralès avait dit la vérité, n’est-ce pas ? Son navire, comme il l’affirmait, avait été vraiment pillé ? Cet homme n’était pas fou quand il accusait Vinchon.
– Qu’en savez-vous ? fit le beau Victor un peu interloqué.
– J’en ai la conviction.
– Que vous basez sur quoi ?
– Sur ce que Moralès devait être égaré par l’incroyable ressemblance de deux frères jumeaux. Seulement, en s’attaquant à Jacques, il reprochait à l’innocent le crime de son frère.
– Tiens ! tiens ! ricana Fauville, vous les imaginez drôles, vous ? Où, diable, avez-vous pêché cette histoire de deux jumeaux ?
– Dans ce qui s’est passé à Bordeaux.
Le beau Victor crut de son intérêt de ne pas nier complètement : il eut l’air de faire une concession :
– Si cela vous fait bien plaisir, admettons qu’il y avait deux jumeaux dans l’affaire. Je ne tiens pas à vous contrarier, dit-il en raillant.
Content de ce premier avantage obtenu, l’artiste ajouta :
– Et, comme je le disais, ce Jacques Vinchon était innocent du crime dont l’accusait Moralès ?
– Voilà, par exemple, ce qui vous trompe ? ricana Fauville.
– Il était donc le coupable ?
– Bel et bien.
– Mais, puisque, pour le jour du crime, il prouvait un alibi à quatre cents lieues de distance ? allégua Gontran ébahi.
– J’en suis pour ce que j’ai dit. Le Vinchon arrêté à la fazenda de Pablo était le véritable coupable, appuya Fauville.
– Prouvez-le-moi.
Le beau Victor vit là une occasion superbe de donner un nouvel assaut au carnet de chèques du prisonnier.
– Ça se paie à part, ce renseignement, dit-il d’un ton sec.
Mais avant qu’il put entendre la réponse du peintre, Crapoche qui venait de se relever vivement, lui frappa sur le bras en lui soufflant à l’oreille :
– On frappe encore aux volets de la boutique.
– Si ce n’est pas le même de tout à l’heure, revenu sur ses pas, c’est un nouveau pochard qui veut aussi boire. Laisse-le s’impatienter, il finira pareillement par passer son chemin, conseilla Fauville sans la moindre inquiétude.
– Écoute donc ce vacarme ! Ils sont plusieurs ! Tiens, voici qu’ils m’appellent par mon nom, insista Crapoche, qui, ne partageant pas la tranquillité de son camarade, ajouta :
– Si nous allions voir de quoi il retourne ?
– Moi ! fit Fauville, pourquoi irai-je me montrer ? Ma présence chez toi, à cette heure, n’est pas bonne à révéler.
– Oui, c’est la vérité. Je vais alors monter tout seul, consentit Crapoche se rendant à la voix de la raison.
– Va vite, car c’est à croire qu’ils vont briser les volets, conseilla le beau Victor.
Comme son compère allait s’éloigner, il le retint pour lui souffler encore :
– Surtout, n’oublie pas, derrière toi, de refermer la porte du couloir pour que les arrivants n’entendent pas les piailleries de notre oiseau qui tempête en ce moment.
Le peintre, en effet, fort étonné de ce silence subit, car Crapoche et son complice avaient eu la précaution de s’éloigner un peu dans le couloir pour chuchoter, cognait à la porte en grondant d’impatience après son conteur, qui l’avait brusquement délaissé.
– Sois tranquille. Je vais tout refermer, promit Crapoche, qui s’éloigna d’autant plus vite que, là-haut, le vacarme contre les volets faisait encore plus rage.
Délivré du marchand de vins, Fauville revint à la hâte au caveau, plus gai que pinson, car l’absence de son complice lui donnait l’occasion de soutirer au peintre un nouveau chèque, dont Crapoche n’aurait pas connaissance.
– Nous disions donc ? lâcha-t-il pour faire connaître son retour au guichet.
– Bien que Jacques Vinchon eût prouvé de façon irréfutable son alibi au moment du pillage de l’Esperanza et quand tous les nègres pouvaient attester aussi que, pendant la quinzaine écoulée entre le crime et le retour de Moralès, le régisseur ne s’était pas éloigné un seul jour de la plantation, vous avez dit que l’homme accusé par le capitaine était le vrai coupable.
– Oui, j’ai dit cela… et j’ai dit autre chose.
– Quoi donc ?
– Que c’était un détail qui se payait à part.
Gontran crut aller au-devant du chantage par une raillerie.
– Vous oseriez sans doute prétendre, dit-il, que le Vinchon, accusé par Moralès, n’était plus le même que celui qui avait été retenu par Pablo quand il voulait retourner en France.
– Non seulement, je le prétends, mais je compte encore vous le prouver, affirma Fauville.
– J’en doute ! lâcha moqueusement l’artiste.
– Vous n’en douteriez pas, si vous n’aviez point laissé passer inaperçues deux circonstances de mon histoire.
– Lesquelles ?
– La première est cette remarque, faite par le planteur Pablo, que son régisseur avait changé du tout au tout sa façon de monter à cheval. La seconde est que le Vinchon, si fort pianiste le jour de la Sainte-Cécile, était, quinze jours plus tard, si peu connaisseur en musique, qu’il ne savait tourner à temps les feuillets de musique de la sœur de Pablo.
Cette double observation avait donné à réfléchir au peintre. Il s’exécuta donc en demandant :
– Combien le détail ?
– Vingt-cinq mille francs.
– Allumez la lanterne.
Tout heureux de cette somme qu’il chiperait bien entière à son compère, Fauville se hâta de tirer des allumettes de son briquet de fumeur, mais, comme il allait en enflammer une, il s’arrêta au bruit du ressort de la trappe qui se rouvrait.
– Tonnerre ! cet animal de Crapoche revient trop tôt ! jura-t-il entre ses dents, exaspéré par ce contretemps qui lui raflait la moitié de la nouvelle aubaine.
Au lieu que ce fût le marchand de vins qui descendît, le beau Victor entendit sa voix qui disait précipitamment :
– Viens ! viens ! viens !
Ces mots étaient prononcés avec un tel accent d’effroi que Fauville, saisi par une réelle inquiétude, quitta au plus vite Gontran pour aller rejoindre son complice.
Quand il arriva dans le cabinet la boutique était toujours fermée et Crapoche était seul.
Seulement il était pâle comme un mort et tremblait de tous ses membres.
– Qu’y a-t-il donc ? fit Fauville.
– Il y a que nous sommes dans de vilains draps et qu’il s’agit de prendre ses jambes à son cou, sans tirer des pétards pour avertir les curieux que nous décampons.
– Mais enfin ! insista le beau Victor, pris d’une suée froide à ces mots de son copain, qu’il savait un homme à n’avoir pas la peur facile.
– Écoute un brin, fit Crapoche. Voilà donc que j’arrive dans la boutique comme les autres continuaient leur boucan sur les volets. Avant d’ouvrir, je me mets à écouter derrière la porte et qu’est-ce que j’entends ? La voix de Chapied, un sergent de ville du quartier, ma vraie bête noire, qui disait : « Frappez fort, s’il n’est pas dans sa boutique, il doit être à ronfler au premier étage, où il couche. » Là-dessus, une autre voix répond : « Je tiens d’autant plus à le voir qu’il s’agit d’une commission très pressée. » Alors une troisième voix, celle-là de Calidar, un autre sergent de ville que j’ai surnommé : « Pluie de contraventions », qui ajoute : « C’est drôle qu’il ne s’éveille pas, car il ne doit pas avoir le sommeil de l’innocence, ce chenapan-là. »
Voici la voix inconnue qui reprend : « Je suis pourtant bien certain qu’il ne doit pas être sorti. »
Et aussitôt, Chapied de dire : « Si cette canaille-là est dehors à cette heure, ce n’est pas pour aller à confesse. Je ne suis pas fâché de m’assurer s’il est ou non dans sa bauge. »
Tu comprends ? Moitié pour faire acte de présence devant les sergots, moitié par désir de savoir quelle était cette commission qu’on était si pressé de remplir à mon égard, je grimpe vite à ma chambre, je retire veste et gilet pour faire croire, en montrant mon buste revêtu de ma seule chemise, que je sors du lit ; alors j’ouvre ma fenêtre, j’avance la tête et je crie en furieux :
– Voulez-vous cesser votre vacarme ? Est-il permis de venir troubler ainsi le sommeil d’un honnête homme ! Que voulez-vous ?
Alors, Pluie de contraventions se met à ricaner en disant :
– Allons ! l’honnête homme, descendez. Voici monsieur qui a quelque chose à vous remettre de très pressé. Si nous l’avons laissé faire tapage, c’est parce qu’il nous a dit que sa commission vous comblerait de joie.
En effet, l’individu, que les sergots accompagnaient, tenait en main un petit paquet blanc qui m’intriguait.
– Bon ! fis-je, je passe un pantalon et je descends.
Voilà donc que je leur ouvre la porte de l’allée.
L’homme s’approche, me met son paquet dans la main en me lâchant une phrase et file après avoir remercié les sergents de ville de leur bonne intervention.
J’aurais bien couru après lui, mais en plus que les deux sergots étaient encore sur le trottoir, je dois avouer que la venette m’avait coupé bras et jambes.
– À quel propos cette venette ? demanda le beau Victor, qui avait écouté avec un petit frisson de peur.
– À propos de la phrase du particulier.
– Répète.
– En me donnant son paquet, il m’a dit : « Comme on sait que M. Gontran Corpin doit coucher ici, on m’a chargé de vous apporter son linge de nuit. »
L’épouvante coupa net la parole au beau Victor. Ses jambes fléchirent sous lui. Il aurait roulé à terre s’il n’avait trouvé près de lui une chaise, sur laquelle il se laissa tomber lourdement, la figure convulsée, les dents claquantes, les yeux hagards, à demi étranglé par l’effarement qui lui serrait la gorge.
Un dogue qu’un solide coup de trique vient atteindre sur le museau qu’il allongeait vers sa pâtée aurait été cent fois moins penaud que ne l’était le beau Victor. Lui qui, tout à l’heure, relevait si superbement la crête en se disant que, dans douze heures, il serait riche et qu’il aurait largement le temps de fuir avec son magot, était loin de piaffer en ce moment.
De plus Crapoche, son complice, était un garçon, paraît-il, qui aimait à cueillir les roses sans se piquer les doigts aux épines. Empocher des écus l’avait séduit, mais du moment que ces écus devaient lui brûler la main, son beau zèle s’était figé. Ce fut donc d’une voix qui ne se donnait pas la peine d’adoucir son intonation hargneuse qu’il reprit :
– Qu’est-ce que tu me chantais donc en m’affirmant que la chose marcherait comme sur des roulettes ? À t’entendre, il n’y avait qu’à se baisser et à prendre… Et, au lieu de cela, voici un chien dans nos quilles !… On prévient, que diable ! et on ne laisse pas se compromettre un bon camarade, qui s’est mis dans la manigance, uniquement pour t’être agréable.
En train de se poser en pauvre innocent trompé, Crapoche continua avec une douce bonhomie :
– Dame ! oui, agréable ! En somme, que voulais-je moi ? T’aider à conquérir ta Joséphine en te prêtant la main pour te faire avoir les picaillons que demande la princesse avant de te lâcher sa risette.
Certes, il était loin de rappeler le féroce complice qui, une heure auparavant, menaçait Fauville d’avoir sa peau s’il était triché dans le partage. Ce bon Crapoche était si désintéressé actuellement qu’il haussa les épaules en disant d’une voix pleine de regrets :
– C’est à dégoûter d’être bon camarade ! On devrait y réfléchir à deux fois avant de jouer ce rôle de dupe !
Et, reprenant son accent de reproche :
– On prévient, mille dieux ? on prévient !
Le beau Victor avait trop bien étudié son homme à fond pour ne pas prévoir ce dont il était menacé. Il allait être abandonné et, qui sait ? trahi peut-être par celui qu’il savait capable de le sacrifier sans hésitation à son salut. Le sentiment de ce péril présent lui fit oublier le danger futur et lui rendit un peu de sang-froid pour amadouer la brute.
– Ne t’ai-je pas prévenu, dit-il, que j’avais, dans l’ombre, attaché à mes pas, un ennemi qui, à mon avis, guette le moment propice pour me faire chanter. Sa ruse de ce soir, en m’apprenant qu’il est toujours au guet, est une façon indirecte de me dire : Part à deux !
Son mécontentement descendit subito d’un cran chez Crapoche, qui se gratta l’oreille en demandant :
– Tu es sûr qu’il n’est pas de la police ?
Fauville n’eut qu’à se rappeler le temps écoulé, sans qu’il eût été inquiété, depuis l’assassinat de Moiselle, pour répondre avec assurance :
– S’il était de la police je ne serais pas ici.
Chacun a ses petits secrets, qu’il ne se soucie pas de conter. Crapoche en était si bien persuadé que, bien qu’il fût convaincu que l’ennemi inconnu de Fauville était celui qui écrivait de si étranges phrases sur les portes et les palissades, il détourna sa curiosité de ce point pour la reporter sur un autre. Le motif de l’hostilité lui importait peu, mais la personne de l’ennemi l’intéressait fort.
– Et tu dis n’avoir jamais vu le paroissien en question ? demanda-t-il.
– Jamais ! affirma Victor.
Puis, tressautant, surpris par une idée :
– Mais, toi, fit-il vivement, tu n’en peux dire autant… car tu l’as vu !… Il est certain que c’est lui-même qui t’a remis le paquet.
Crapoche secoua la tête.
– S’il en est ainsi, vieux, fit-il, inutile de compter sur moi pour te renseigner. Il faisait nuit profonde dans l’allée quand il m’a lâché phrase et paquet. Puis il a filé comme un lapin blanc.
– Sans parler aux sergents de ville ? demanda Fauville en appuyant.
– Rien que pour les remercier de leur intervention pour me faire ouvrir. Après quoi il a joué des jambes.
– Tu le vois, il n’est pas de la police, dit le beau Victor, raffermi, par ces réponses, que l’inconnu était un maître Bertrand qui, l’ayant pris pour son Raton, attendait qu’il lui eût tiré les marrons du feu.
– Ainsi, tu ne vois pas d’inconvénient à continuer notre petite opération avec l’oiseau d’en bas ? demanda le marchand de vins qui, du moment qu’il n’y avait plus de danger d’épine, ne demandait pas mieux que de revenir aux roses.
– Non. À part le désagrément de partager avec l’inconnu, notre opération reste la même.
Le désintéressement qu’avait affiché Crapoche quand, tout à l’heure, il prétendait ne s’être mêlé à l’affaire que par pure camaraderie, devait avoir beaucoup faibli ; car en se remettant à se gratter l’oreille, il demanda d’une voix où perçait une pointe d’inquiétude :
– Que ton inconnu veuille partager ; soit !… mais partager ta part, n’est-ce pas ? La mienne est hors de jeu, pas vrai ?
Et, à la façon dont il posait cette question, le beau Victor comprit qu’il fallait répondre :
– Bien entendu, camarade. Ta moitié demeurera toujours intacte.
Quitte à être traité de radoteur, le mastroquet crut devoir répéter certain conseil donné à son associé :
– Oui, bien intacte… si tu tiens à ta peau !
Sur ce, il se baissa pour soulever la trappe en disant :
– Allons retrouver notre pierrot qui doit s’impatienter ferme.
Fauville l’arrêta.
– Nous oublions une chose importante, dit-il.
– Laquelle ?
– C’est d’ouvrir le paquet.
– Tiens, c’est vrai, fit Crapoche qui prit le paquet sur la table et se mit à déchirer le journal qui servait d’enveloppe en continuant : Ce paquet qui, m’a dit l’autre, contient le linge de nuit du jeune homme d’en bas.
L’enveloppe entièrement enlevée, le mastroquet, à la vue du contenu du paquet, éclata de rire.
– Rien que des vieux papiers ! s’écria-t-il.
Papiers, oui, mais d’une teinte jaune et pliés d’une façon qui attira l’attention de Fauville.
– On dirait des affiches, fit-il en prenant un des papiers qu’il déplia.
C’était effectivement une affiche, sur beau papier jaune, annonçant la vente, sous huitaine, d’une maison, sise à la Butte-aux-Cailles, sur la mise à prix de quatre mille francs.
Et cette maison était celle de Crapoche !
C’était si bien elle que, dans la désignation de toutes ses circonstances et dépendances, se trouvait la mention particulière de trois belles caves, dont une entièrement séparée des autres, avec entrée particulière en un cabinet, au fond de la boutique.
Après la lecture de ce dernier paragraphe, faite à haute voix par Fauville, les deux hommes se regardèrent décontenancés.
– Toi qui me disais que cette cave séparée était inconnue de tout le monde, dit le beau Victor.
Le cher Crapoche ne riait plus. L’œil sombre, le front plissé, les poings crispés il grogna entre ses dents :
– Je trouve que ton ennemi à l’air d’être pareillement le mien. Est-ce qu’il voudrait aussi me faire chanter ! Tonnerre ! qu’il s’en avise !
Le marchand devins n’était pas de ceux qui pratiquent le sage précepte qu’il ne faut pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fût fait. Naguère, il avait exigé que son compère partageât avec lui ; mais, de cette part qui lui était acquise, il ne voulait pas lâcher file plus mince fifrelin à autrui.
– Oui, qu’il s’en avise ! répéta-t-il en grondant.
Le beau Victor eût été ravi de lancer aux trousses de son persécuteur un molosse féroce comme l’était son complice. Il appuya donc sur la chanterelle, en répliquant :
– J’ai bien peur que tu n’aies deviné juste. Tu le vois, non seulement notre ennemi sait que Gontran Corpin est ici, mais il pourrait aller tout droit à la cave où nous le tenons au frais. C’est sans doute pour ne pas faire de jaloux entre nous deux qu’il te compte aussi pour un associé qui, à l’heure du partage, s’exécutera comme moi.
Le marchand de vins serra plus fort ses énormes poings et rageusement :
– Qu’il y vienne, dit-il. Je l’attends !
Le jeu de Fauville était d’aguicher la brute.
– Crois-tu donc bêtement qu’il viendra ici répliqua-t-il en raillant.
– Où donc alors le trouverai-je ?
– Là où, si tu refuses de partager, il pourra te faire mettre la main au collet… quand nous serons en pleine ratière… Sais-tu comment s’appelle cette ratière ?
– Non, dit le mastroquet étonné.
– Elle s’appelle le guichet de la Banque… Tu comprends, mon bonhomme, qu’il ne suffit pas de faire signer des chèques, il faut encore en toucher le montant, c’est-à-dire les présenter à la caisse de la Banque. À ce moment-là, nous n’en mènerons pas large. C’est le pas difficile à franchir. Le moindre anicroche peut nous faire piger.
– Nous ? nous ? répéta Crapoche renâclant devant le danger qui lui était révélé. Pourquoi n’irais-tu pas tout seul ?
– Parce que je tiens à ma peau, goguenarda le beau Victor.
Et comme Crapoche le regardait sans comprendre, il poursuivit :
– Eh ! eh ! on ne saurait prendre trop de précautions avec un méfiant de ta force qui est toujours à répéter : « J’aurai ta peau ! » Si j’étais assez imprudent pour aller seul à l’encaissement, tu ne manquerais pas, à mon retour, de dire que je t’ai triché !… Je tiens donc à ce que tu sois à mon côté… Tu as voulu le partage de l’argent, rien n’est plus juste que tu partages le danger.
Cela dit, Fauville, qui n’en pensait pas un mot, tendit, sans en avoir l’air, la perche à son copain, en ajoutant :
– Le fait est qu’il serait plus prudent qu’un seul de nous se présentât à la caisse et que l’autre restât ici… car sais-tu ce qui pourrait arriver ?
Crapoche remua négativement la tête.
Le beau Victor continua :
– Au lieu d’aller nous attendre à la caisse de la Banque, ne se peut-il pas, pendant que nous irons là-bas de compagnie, que notre ami vienne ici, moyennant forte récompense, délivrer notre jeune homme qui, alors, nous tombera sur le dos quand nous serons sur le point de toucher la monnaie.
– C’est bien possible ! dit Crapoche.
Le beau Victor crut avoir amené son compère au point où il voulait le conduire. En conséquence, il prit son air le plus bonhomme et avec un abandon complet :
– Tiens, fit-il, je veux te prouver que, de nous deux, je suis le meilleur. J’ai confiance, moi ! En conséquence, c’est toi qui iras toucher l’argent… Moi, je resterai ici à faire bonne garde.
– Ouais ! à toi la corvée la moins dangereuse, grommela le mastroquet.
– C’est vrai… mais elle a son mauvais côté, débita Fauville.
– Lequel ?
– Il n’y a rien de plus rusé que les gens méfiants. Il se peut bien que, toi qui te méfies tant des autres, tu files au large avec le magot pendant que je resterai ici à faire le pied de grue… Mais je ne reviens pas sur ce que j’ai dit. Je veux te prouver que je ne suspecte pas un vieux camarade.
Puis, en traînant sur les mots, Fauville termina :
– Seulement, si tu te fais arrêter, tu n’auras pas à m’en accuser.
Et, en homme dont la résolution est prise :
– C’est convenu… Notre Corpin va mettre tous ses nouveaux chèques à ton nom et changera ceux qu’il avait déjà signés au mien.
Sur ce, tout en guettant du coin de l’œil l’effet de sa comédie sur le visage de son associé, il fit à son tour le geste d’ouvrir la trappe en disant :
– Vite à l’ouvrage. Nous n’avons pas de temps à perdre si nous voulons que notre pigeon soit complètement déplumé au point du jour.
Crapoche, tout doucettement, était devenu rêveur et mélancolique.
Toucher son million était le plus mignon de ses désirs, mais risquer le moindre danger pour y parvenir n’entrait pas dans sa manière de voir. Le rôle périlleux que lui abandonnait son associé pour lui prouver sa confiance n’avait rien qui flattât son amour-propre.
– Allons ! viens-tu ? fit le beau Victor en le voyant rester immobile au lieu de le suivre.
Soudain, la figure du mastroquet se fit triste. Il tendit la main à son compagnon et d’un ton plein de repentir :
– Oui, dit-il, tu es meilleur que moi. La confiance que tu me témoignes me fait rougir de la stupide méfiance que je t’ai montrée. Aussi, je veux me punir d’avoir pu douter d’un franc copain… Ce sera donc toi qui iras toucher à la Banque pendant que je resterai ici à veiller sur le prisonnier.
Pas un muscle ne bougea sur le visage du beau Victor à cette victoire remportée. Il serra la main que lui tendait Crapoche en disant d’une voix attendrie :
– Merci, vieux, mais je n’accepte pas. Tu cèdes en ce moment, à un bon mouvement que, peut-être, tu regretterais une minute après que je serai parti. Laissons les choses comme elles ont été convenues.
– Si tu refuses, je croirai que tu m’en gardes rancune.
Comme Fauville remuait toujours négativement la tête, le mastroquet, qui était pour les moyens extrêmes en fait de persuasion, leva son poing énorme sur la tête de son ami en grondant d’une voix brusquement irritée :
– Est-ce que tu vas m’embêter longtemps à faire ainsi tes manières. Je t’assomme si tu continues à te ficher de moi en ne croyant pas à mon repentir.
Et il balança son poing en disant :
– Une, deux, trois, dis oui ou je cogne.
– Soit ! puisque tu m’en pries si éloquemment, accorda Fauville en riant.
Et en lui-même :
– Allons donc ! pensa-t-il, te voilà arrivé à ce que je voulais, maître imbécile et poltron. Tu préfères attendre… Je te promets que tu nous attendras longtemps, moi et les écus.
Puis, à haute voix, avec son meilleur sourire.
– À présent, descendons, dit-il.
– Va devant. Il faut que je remonte dans ma chambre pour reprendre mon gilet et ma veste retirés quand, en ayant l’air de sortir du lit, j’ai répondu aux sergents de ville par la fenêtre, annonça Crapoche.
– Fais et reviens vite, dit Fauville en s’engageant dans la trappe.
– Le temps de m’assurer, par la fenêtre, si notre personnage suspect ne rôde pas aux environs… Ah ! s’il venait à portée de ma poigne, lui qui tient tant à avoir un compte avec moi ! Comme je le lui réglerais tout de suite ! grommela le mastroquet en gagnant, par la porte qui ouvrait sur l’allée, le premier étage de la maison où il couchait.
Arrivé dans sa chambre, il remit veste et gilet en pleine obscurité, puis, tout doucement, il ouvrit la fenêtre et avança la tête pour inspecter du regard la rue et les alentours de la maison.
À ce moment, d’en bas, monta la voix prudente d’un individu arrêté devant la boutique qui disait :
– Monsieur Crapoche, descendez donc, j’aurais deux mots à vous conter… Vrai de vrai ! ce sera du nanan pour vous, si vous avez le bon goût de bien choisir.
Caché qu’il était par l’entablement de la devanture de la boutique, celui qui venait de parler ne pouvait être vu par le marchand de vins qui crut bon de garder le silence.
Après avoir un peu attendu une réponse, la voix reprit :
– À choisir entre vingt mille francs et vingt années de bagne.
Et en guise de péroraison, la voix d’en bas ajouta ce conseil :
– Pour mieux guider maître Crapoche dans son choix, on l’engage à retirer son épingle du jeu de certains associés dont les affaires ne tarderont pas à sentir mauvais, car elles vont bientôt se gâter.
Il ne fallait pas la donner bien chaude au mastroquet pour trouver en lui un entendeur de la plus fine oreille.
Il était de ceux qui tiennent le pot aux gens tant qu’ils sont en prospérité et qui le leur vident sur la tête à l’heure de l’infortune. Du moment que le beau Victor allait faire la culbute, le mieux était de le laisser sous la remise. En conséquence Crapoche ne se tâta pas longtemps avant de prendre son parti.
– Je descends, répondit-il à mi-voix.