CHAPITRE II
Chez un pêcheur de Noroë
TOUTE LA FAMILLE ÉTAIT RÉUNIE AUTOUR DU FOYER.
La maison de maaster Hersebom, comme toutes celles de Noroë, est couverte d’un toit de gazon et construite en énormes troncs de sapin sur le vieux plan scandinave : deux grandes pièces séparées par une allée médiane, conduisant au hangar où s’abritent les canots, les outils de pêche et les tas de dorsels ou petite morue de Norvège et d’Islande, qu’on roule après desséchement pour les livrer au commerce sous le nom de « rondfish » (poisson rond) et de « stock-fish » (poisson sur bâtons).
Chacune des deux salles sert à la fois de parloir, et de chambre à coucher. Des espèces de tiroirs ménagés dans les murs de bois renferment la literie, composée de matelas et de couvertures de peaux qu’on exhibe seulement pour la nuit. Cet arrangement, – autant que la couleur claire des panneaux et la gaieté de la haute cheminée, placée dans un coin, où brûle toujours un grand feu de bois, – donne aux plus humbles demeures un air de propreté et de luxe domestique inconnu aux paysans de l’Europe méridionale.
Ce soir-là, toute la famille était réunie autour du foyer, où mijotait une colossale marmite contenant un mélange de « sillsallat » ou hareng fumé, de saumon et de pommes de terre. Maaster Hersebom, assis dans un haut fauteuil de bois, faisait du filet, selon son habitude invariable, quand il ne se trouvait pas à la mer ou au séchoir. C’était un rude marin, au teint brûlé par les bises polaires, aux cheveux grisonnants déjà, quoiqu’il fût encore dans la force de l’âge. Son fils Otto, un grand garçon de quatorze ans, qui lui ressemblait de tout point et paraissait destiné à devenir, lui aussi, un pêcheur émérite, était pour le présent fort occupé à pénétrer les mystères de la règle de trois, en couvrant de chiffres une petite ardoise, d’une grosso patte qui avait l’air de se connaître beaucoup mieux au maniement de l’aviron. Erik, penché sur la table à manger, était plongé dans la lecture d’un gros livre d’histoire, prêté par M. Malarius. Tout près de lui, Katrina Hersebom, la bonne femme, filait paisiblement à son rouet, – tandis que la petite Vanda, une blondine de dix à douze uns, assise sur un escabeau, tricotait avec ardeur un gros bas de laine rouge. À ses pieds, un grand chien d’un blanc jaune, à la fourrure aussi épaisse que celle d’un mouton, dormait couché en rond.
Depuis une heure au moins le silence n’avait pas été rompu, et la lampe de cuivre, alimentée d’huile de poisson, éclairait paisiblement de ses quatre becs tous les détails de ce tranquille intérieur.
Pour dire la vérité, ce silence semblait peser à dame Katrina, qui, depuis quelques instants, manifestait par divers symptômes le besoin de se délier la langue.
Enfin elle n’y tint plus.
« Voilà bien assez de travail pour ce soir, dit-elle. Il est temps de mettre la table et de souper. »
Sans un mot de protestation, Erik, prenant son gros livre, alla s’établir plus près de la cheminée, tandis que Vanda, après avoir déposé son tricot, se dirigea vers le buffet et se mit en devoir de prendre assiettes et cuillers.
« Et tu disais, Otto, reprit la fileuse, que notre Erik a bien répondu tantôt à M. le docteur ?
– Bien répondu ? s’écria Otto avec enthousiasme. Il a parlé comme un livre, voilà, la vérité ! Je ne sais où il allait chercher tout ce qu’il savait… Plus le docteur demandait, plus il en avait à dire !… Et les mots venaient, venaient !… C’est M. Malarius qui était content !
– Et moi aussi j’étais contente, dit gravement Vanda.
– Oh ! nous l’étions tous, bien entendu ! Si vous aviez vu, mère, comme tout le monde écoutait bouche béante !… Nous n’avions qu’une peur, c’est que notre tour arrivât d’être interrogés !… Mais lui, il n’avait pas peur, il répondait au docteur comme il aurait fait à notre maître !
– Tiens ! M. Malarius vaut bien le docteur, je pense, et il est certes aussi savant que n’importe qui ! » dit Erik, que ces éloges à bout portant semblaient gêner. Le vieux pêcheur approuva d’un sourire.
« Tu as raison, petit, dit-il sans arrêter le travail de ses mains calleuses. M. Malarius en remontrerait, s’il le voulait, à tous les docteurs de la ville !… Et au moins il ne se sert pas de la science, celui-là, pour ruiner le pauvre monde !
– Le docteur Schwaryencrona a ruiné quelqu’un ? demanda curieusement Erik.
– Heu !… heu !… S’il ne l’a pas fait, ce n’est pas sa faute !… Moi qui vous parle, croyez-vous que j’aie vu avec plaisir s’élever cette usine, qui fume là-haut au bord du fiord ?… La mère pourra vous dire qu’autrefois nous récoltions nous-mêmes notre huile, et nous la vendions fort bien à Bergen, pour cent cinquante et jusqu’à deux cents kroners par an… Maintenant c’est fini ! Personne ne veut plus de l’huile brune, ou l’on en donne si peu qu’à peine cela vaut-il de faire le voyage ! Il faut se contenter de vendre les foies à l’usine, et Dieu sait si le gérant du docteur s’arrange pour les obtenir à bas prix !… C’est à peine si j’en tire quarante-cinq kroners, en me donnant trois fois plus de mal que jadis ! Eh bien !… je dis que ce n’est pas juste et que le docteur ferait mieux de soigner ses malades à Stockholm que de venir ici faire notre métier et nous prendre notre gagne-pain !
Sur ces mots amers, le silence se fit. On n’entendit pendant quelques instants que le cliquetis des assiettes remuées par Vanda, tandis que sa mère vidait le contenu de la marmite sur un énorme plat de terre vernie.
Erik réfléchissait profondément à ce que venait de dire master Hersebom. Des objections se présentaient tumultueusement à son esprit ; comme il était la candeur même, il ne put s’empêcher de les formuler.
« Il me semble que vous avez raison de regretter le profil d’autrefois, père, dit-il, mais qu’il n’est pas tout à fait juste d’accuser le docteur Schwaryencrona de les avoir diminués ! Est-ce que son huile ne vaut pas mieux que l’huile de ménage ?
– Heu !… heu !… Elle est plus claire, voilà tout… Elle ne sent pas la résine comme la nôtre, à ce qu’ils disent !… Et c’est pourquoi toutes les mijaurées de la ville la préfèrent, sans doute ! Mais du diable si elle fait plus de bien aux poumons des malades que notre bonne vieille huile d’autrefois !…
– Enfin, pour une raison ou pour une autre, on la prend de préférence ! Et comme c’est un médicament très salutaire, il est essentiel que le public éprouve le moins de dégoût possible à s’en servir. Dès lors, si un médecin trouve le moyen de diminuer ce dégoût en modifiant le mode de fabrication, n’est-ce pas son devoir d’appliquer sa découverte ? »
Maaster Hersebom se grattait l’oreille.
« Sans doute, dit-il comme à regret, c’est peut-être son devoir de médecin. Mais ce n’est pas une raison pour empêcher les pauvres pêcheurs de gagner leur vie…
– Je croyais que l’usine du docteur en occupait trois cents tandis qu’il n’y en avait pas vingt à Noroë au temps dont vous parlez, objecta timidement Erik.
– Eh justement ! c’est pourquoi le métier ne vaut plus rien ! s’écria Hersebom.
– Allons ! le souper est servi, mettez-vous à table ! » dit alors dame Katrina, qui voyait la discussion s’échauffer plus qu’il ne lui plaisait.
Erik, comprenant qu’une plus longue insistance serait déplacée, ne répliqua rien à l’argument de maaster Hersebom et prit sa place habituelle à côté de Vanda.
« Le docteur et M. Malarius se tutoient, ils sont donc amis d’enfance ? demanda-t-il pour changer le cours de la conversation.
– Sans doute, répondit le pêcheur en se mettant à table. Ils sont tous deux nés à Noroë, et je me rappelle encore le temps où ils jouaient sur la place de l’école, quoiqu’ils soient mes aînés de quelque dix ans. M. Malarius était le fils du médecin d’alors, et le docteur celui d’un simple pêcheur. Mais il a fait du chemin depuis cette époque ! On dit qu’il est riche à millions aujourd’hui et qu’il habite à Stockholm un véritable palais !… Oh ! l’instruction est une belle chose ! »
Sur cet aphorisme, le brave homme s’apprêtait à planter sa cuiller dans le plat de poisson et de pommes de terre fumantes, quand un coup frappé à la porte arrêta net ce mouvement.
« Peut-on entrer, maître Hersebom ? » criait dans le couloir une voix forte et bien timbrée.
Et, sans attendre la permission, celui-là même dont on venait de parler pénétra dans la salle, apportant avec lui une grande bouffée d’air glacé.
« Monsieur le docteur Schwaryencrona ! s’écrièrent les trois enfants, tandis que le père et la mère se levaient avec empressement.
– Mon cher Hersebom, dit le savant en prenant la main du pêcheur dans les siennes, nous ne nous sommes pas vus depuis de longues années ; mais je n’ai pas perdu le souvenir de votre excellent père, et j’ai pensé que je pouvais me présenter chez vous en ami d’enfance ! »
Le digne homme, un peu gêné sans doute par le souvenir des accusations qu’il avait si récemment dirigées contre son visiteur, ne savait trop comment répondre à ces paroles. Il se contenta donc de rendre sa poignée de main au docteur avec un sourire de cordiale bienvenue, tandis que sa bonne femme courait au plus pressé.
« Vite, Otto, Erik, aidez monsieur le docteur à ôter sa pelisse, et toi, Vanda, un couvert de plus ! disait-elle, hospitalière comme toutes les ménagères norvégiennes. Monsieur le docteur nous fera bien la faveur de manger un morceau avec nous ?
– Ma foi, ce ne serait pas de refus, croyez-le bien, si j’avais le moindre appétit, car voilà un plat de saumon fort tentant !… Mais il n’y a pas une heure que j’ai soupé avec mon ami Malarius, et je ne serais certes pas venu sitôt si j’avais cru vous trouver encore à table !… Si vous voulez me faire grand plaisir, vous reprendrez vos places et vous fonctionnerez comme si je n’étais pas là.
– Oh ! monsieur le docteur, implora la bonne femme, vous accepterez au moins quelques "snorgas" et une tasse de thé ?
– Va pour la tasse de thé, mais à une condition, c’est que vous dînerez d’abord », répondit le docteur en s’installant dans le grand fauteuil qui lui tendait les bras.
Aussitôt Vanda mit discrètement la bouilloire sur le feu et disparut comme un sylphe dans la salle voisine, tandis que toute la famille, comprenant avec une courtoisie native qu’elle désobligerait son hôte en insistant, se remettait en devoir d’attaquer les vivres.
En deux minutes le docteur se fut mis à l’aise. Tout en tisonnant dans la cheminée et se rôtissant les jambes à la flambée de bois sec que Katrina venait d’y jeter avant de se remettre à table, il causait du vieux temps, des anciens qui avaient disparu, de ceux qui restaient, des changements qui s’étaient opérés dans le pays et à Bergen même. Il se trouvait tout à fait chez lui, et, chose plus remarquable, il avait déjà réussi à remettre maaster Hersebom dans son assiette – quand Vanda rentra avec un plateau de bois chargé de soucoupes et le présenta si gentiment qu’il n’y eut plus moyen de résister.
C’étaient les fameux « snorgas » de Norvège, – aiguillettes de renne fumé, filets de harengs au poivre rouge, minces tranches de pain noir, fromage pimenté et autres condiments farouches qu’on mange à toute heure pour s’ouvrir l’appétit.
Ceux-là répondaient si bien à leur destination que le docteur, qui en avait goûté par complaisance, se trouva en état de faire honneur aux confitures de mûres sauvages, qui étaient la gloire spéciale de dame Katrina, et fut pris d’une soif que sept à huit tasses de thé sans sucre suffirent à peine à apaiser.
Maaster Hersebom produisit alors une jarre d’excellent « schïedam » qui lui venait d’un acheteur hollandais. Puis, le souper se trouvant terminé, le docteur accepta de la main de son hôte une énorme pipe qu’il bourra et fuma à la satisfaction générale.
Inutile de dire qu’à cette phase des opérations, la glace était depuis longtemps rompue et que le docteur semblait avoir toujours fait partie de la famille. On riait, on bavardait, on était les meilleurs amis du monde, quand dix heures sonnèrent à la vieille horloge de bois verni.
« Çà, mes bons amis, voilà qu’il se fait tard ! dit alors le docteur. Si vous voulez bien maintenant envoyer les enfants au lit, nous causerons d’affaires sérieuses. » Sur un signe de Katrina, Otto, Erik, Vanda, souhaitèrent immédiatement le bonsoir à tous et se retirèrent.
« Vous devez vous demander pourquoi je suis venu ? reprit le docteur, après un instant de silence, en fixant son regard pénétrant sur maaster Hersebom.
– Mon hôte est toujours le bienvenu, répondit sentencieusement le pêcheur.
– Oui, je sais, je sais que l’hospitalité ne se perd pas à Noroë !… Mais enfin, vous vous êtes certainement dit déjà que je dois avoir un motif pour avoir quitté ce soir la compagnie de mon vieil ami Malarius, et m’être ainsi présenté chez vous !… Je gage que dame Hersebom n’est pas sans avoir quelque soupçon de ce motif.