– Mon cher Watson, dit cette voix que je connaissais si bien, je vous dois mille excuses, mais je ne pouvais soupçonner que je vous produirais un tel effet.
Je lui saisis le bras.
– Holmes ! m’écriai-je, est-ce réellement vous ? Se peut-il que ce soit vous ? Est-il possible que vous ayez pu sortir vivant de cet épouvantable abîme ?
– Attendez un instant, dit-il, croyez-vous être assez remis pour parler de ces événements ? Mon apparition dramatique et inutile vous a causé une si violente impression ?
– Je suis tout à fait rétabli, mais vraiment Holmes, je puis à peine en croire mes yeux ! Bonté divine ! Penser que c’était vous, vous-même, qui vous teniez là, en personne, dans mon cabinet !
De nouveau je le pris par le bras que je sentis à travers la manche de son vêtement aussi maigre et aussi nerveux que jadis.
– Eh bien, au moins vous n’êtes pas un fantôme ! Mon cher ami, comme je suis heureux de vous revoir ! Asseyez-vous et racontez-moi comment vous avez pu sortir vivant de cet abîme.
Il s’assit en face de moi et alluma une cigarette avec sa nonchalance d’autrefois. Il était vêtu de la longue redingote du vieux libraire, mais le reste de son déguisement, consistant en une perruque blanche et son assortiment de livres, était maintenant placé sur la table. Holmes avait l’air plus maigre, l’œil était plus pénétrant que jamais, mais la pâleur de sa figure d’aigle me faisait comprendre que dans ces derniers temps sa santé avait dû être fort éprouvée.
– Je suis heureux de m’allonger, Watson. Ce n’est pas drôle pour un homme de ma taille de paraître petit pendant plusieurs heures. Maintenant, mon cher ami, en matière d’explications, nous aurons, si je puis compter sur votre concours, une nuit de travail pénible et dangereux devant nous. Peut-être vaudrait-il mieux ne vous rendre compte de la situation que lorsque le travail sera terminé.
– La curiosité me dévore, et je préférerais tout connaître dès maintenant.
– Vous viendrez avec moi cette nuit ?
– Quand vous voudrez, et où vous voudrez !
– Alors c’est comme au bon vieux temps ! Nous aurons d’ailleurs le loisir de prendre une bouchée avant de partir... Eh bien !... à propos de cet abîme, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à en sortir, par la bonne raison que je n’y suis jamais tombé.
– Vous n’y êtes jamais tombé ?
– Non, Watson, jamais. Le petit mot que je vous ai fait tenir était absolument véridique. Je ne doutai pas un instant que la fin de ma carrière fût arrivée, quand j’aperçus la figure sinistre du professeur Moriarty me barrant le chemin étroit qui conduisait au salut. Je lisais dans ses yeux gris une volonté inexorable. J’échangeai avec lui quelques phrases de politesse, et j’obtins la permission de vous écrire la courte lettre que vous reçûtes par la suite. Je la laissai avec mon étui à cigarettes et ma canne, puis je marchai le long du sentier avec Moriarty sur mes talons. Arrivé au bout, je m’arrêtai ; quoique sans armes, il se précipita sur moi et me jeta ses longs bras autour du corps ; il comprenait que sa dernière heure était venue, mais il tenait sa vengeance ! Nous chancelâmes ensemble sur le bord du précipice. J’ai heureusement quelque connaissance du « baritsu », autrement dit de la méthode de lutte des Japonais ; j’ai eu à m’en féliciter dans plusieurs circonstances, et cela me permit d’échapper à son étreinte. Poussant un cri terrible, il battit l’air de ses mains, mais, malgré tous ses efforts, il ne put garder son équilibre et il disparut. Penché sur le bord de l’abîme, je suivis sa chute pendant longtemps ; je le vis s’aplatir sur un rocher, rebondir et enfin tomber dans l’eau qui l’engloutit.
J’écoutais avec le plus vif étonnement ces explications que Holmes me donnait tout en lançant des bouffées de sa cigarette.
– Mais les traces ? m’écriai-je. J’ai vu de mes propres yeux, que deux personnes avaient suivi le sentier et qu’aucune d’elles n’était revenue !
– Voici ce qui est arrivé : un instant après la chute du professeur, je compris la chance extraordinaire que la Providence avait mise sur mon chemin. Je savais que Moriarty n’était pas le seul à avoir juré ma perte. Il y avait au moins trois individus désireux de se venger de moi et que la mort de leur chef devait encore surexciter ; ils étaient tous très dangereux, et l’un ou l’autre ne manquerait pas de m’atteindre. D’un autre côté, si tout le monde était convaincu de ma mort, ces hommes se démasqueraient, me donneraient l’occasion de les écraser tôt ou tard, et alors, mais alors seulement, je pourrais faire connaître que j’étais encore au nombre des vivants. Mon cerveau travaillait avec une telle rapidité que toutes ces réflexions s’y succédèrent avant même que le professeur Moriarty eût atteint le fond du précipice de Reichembach.
Je me relevai et j’examinai le mur de rocher derrière moi. Dans votre compte rendu pittoresque de cette histoire, que j’ai lu avec le plus grand intérêt quelques mois plus tard, vous avez affirmé que ce mur était à pic ; ce n’était pas absolument vrai, car il présentait quelques petites aspérités et même un léger rebord. Mais il était si élevé qu’il paraissait inaccessible et, d’autre part, il était impossible, sans y laisser de traces de pas, de revenir par le sentier humide. J’aurais pu, il est vrai, marcher en arrière, ainsi que cela m’était déjà arrivé dans certaines circonstances, mais la vue de trois empreintes dans la même direction eût sans nul doute dénoncé la supercherie. Somme toute, il valait donc mieux risquer l’ascension. Ce n’était pas chose facile, Watson. Le torrent mugissait sous mes pieds ; je ne suis pas pusillanime, mais, je vous en donne ma parole, il me semblait entendre la voix de Moriarty, m’appelant du fond du précipice. Un faux pas et j’étais perdu ! Plus d’une fois, j’arrachai des touffes d’herbes sous mes mains ; plus d’une fois, mon pied glissa sous les saillies humides du rocher. Enfin j’atteignis le sommet où je trouvai un rebord d’une largeur de plusieurs pieds, recouvert de mousse verte fort moelleuse, où je pus sans être vu, m’étendre confortablement. C’est là que je me trouvais tandis que vous, mon cher Watson, et votre suite, étiez en train de rechercher les causes de ma mort avec autant de sympathie que d’insuccès.
Enfin, quand tous vous eûtes acquis une conviction totalement erronée mais inévitable, je vous vis partir pour l’hôtel et je restai seul. J’avais bien cru être à la fin de mes aventures, mais un fait inattendu me montra que l’avenir me réservait des surprises. Un énorme bloc s’écroulant soudain, rebondit, roula auprès de moi, s’abattit sur le sentier et dans le précipice. Je crus d’abord à un accident, mais, un instant après, j’aperçus, en levant les yeux, la tête d’un homme qui se détachait sur le ciel assombri, puis un autre rocher dégringola à quelques centimètres de moi sur le rebord où j’étais étendu. Je compris sans difficulté ! Moriarty n’était pas venu seul. Un des conjurés (et un coup d’œil m’avait suffi pour me rendre compte combien celui-là était dangereux), avait dû faire le guet tandis que le professeur m’avait attaqué. De loin, sans que j’eusse pu l’apercevoir, il avait été témoin de la mort de son ami et de mon escalade. Il avait attendu, avait pu gagner le sommet du rocher et il essayait de réussir là où son compagnon avait échoué.
Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre tout cela, Watson. Je ne tardai pas à revoir ce visage grimaçant qui me guettait du haut de ce rocher, et je compris qu’une nouvelle pierre allait bientôt tomber. Je redescendis aussi vite que je pus sur le sentier, je n’aurais jamais pu le faire de sang-froid, je crois ; c’était cent fois plus difficile que de monter, mais je n’eus pas le temps de songer au danger, car un autre bloc me frôla tandis que je me tenais suspendu par les mains au rebord. À moitié chemin, je glissai... et enfin, grâce à Dieu, tout sanglant et blessé, je me retrouvai sur le sentier. Je pris mes jambes à mon cou et je fis dix milles dans les montagnes en pleine nuit. Une semaine plus tard, je me trouvais à Florence avec la conviction que personne au monde ne savait ce que j’étais devenu.
Je n’eus qu’un seul confident, mon frère Mycroft. Je vous dois bien des excuses, mon cher Watson, mais il était absolument indispensable qu’on crût à ma mort, et, il est certain que jamais vous n’eussiez fait un compte rendu aussi émouvant de ma triste fin, si vous n’aviez été sincère.
À plusieurs reprises, depuis trois ans, j’ai pris la plume pour vous écrire, mais je me suis toujours arrêté de peur que votre affection n’amenât une indiscrétion qui eût trahi mon secret. C’est encore pour ce motif que, ce soir, je me suis éloigné de vous quand vous avez renversé mes livres, car en ce moment même, je courais un danger et la moindre marque de surprise ou d’émotion de votre part, en attirant l’attention sur mon identité, eût pu avoir les résultats les plus funestes et les plus irréparables. Quant à Mycroft, j’étais bien dans l’obligation de me confier à lui afin qu’il pût m’envoyer l’argent dont j’avais besoin. Les événements qui s’étaient passés à Londres n’avaient pas donné les résultats que j’étais en droit d’espérer. Le procès de la b***e de Moriarty avait laissé en liberté deux de ses membres les plus dangereux, mes ennemis les plus acharnés. Je voyageai donc pendant deux ans dans le Tibet, et eus le plaisir de visiter Lhassa et de passer quelques jours chez le Grand Lama.
Vous avez peut-être lu le récit des explorations remarquables d’un Norvégien du nom de Ligerson ; certainement, il ne vous est jamais venu à la pensée que vous lisiez les nouvelles de votre ami ! Je traversai ensuite la Perse, m’arrêtai à La Mecque, je fis au khalife de Khartoum une courte et intéressante visite, dont je communiquai le résultat au Foreign Office. Je revins par la France où je passai quelques mois à faire des recherches sur les dérivés du coaltar, et je dirigeai un laboratoire à Montpellier dans le midi de la France. Ayant terminé mes études à ma plus grande satisfaction et apprenant qu’il n’y avait plus à Londres qu’un seul de mes ennemis, j’avais l’intention d’y rentrer quand la nouvelle de l’étrange mystère de Park Lane me fit hâter mon départ. Non seulement cette affaire m’attirait par ses côtés ténébreux, mais elle me parut offrir à mon point de vue personnel certaines particularités.
Je revins immédiatement à Londres et me rendis, sans déguisement à mon logement de Baker Street, où mon apparition causa une violente attaque de nerfs à ma propriétaire, Mrs. Hudson ; je trouvai mon appartement et mes papiers conservés par Mycroft dans l’état où je les avais laissés. C’est ainsi, mon cher Watson, que cet après-midi, à deux heures, je me trouvais allongé dans le fauteuil favori de mon ancien appartement, n’ayant qu’un seul désir, celui de voir mon vieil ami Watson assis dans l’autre comme au temps passé.
Tel fut le roman étonnant qui me fut raconté ce soir d’avril, roman auquel je n’aurais pu ajouter foi s’il n’eût été confirmé par la vue de cette taille grande et mince, de cette physionomie intelligente et vive que j’avais cru ne jamais revoir. Il avait appris sans doute la perte douloureuse que j’avais éprouvée, et sa sympathie se manifestait plus dans ses manières que dans ses paroles.
– Le travail, ajouta-t-il, voyez-vous, mon cher ami, est le meilleur antidote de la douleur, et cette nuit, j’ai du travail pour nous deux ; si le succès nous favorise, il justifiera à lui seul ma présence sur cette terre.