VIII
Don Ramon de Vargas.
Dans la cour, une scène pour ainsi dire nouvelle s’offrit nos yeux. Ici on ne voyait plus de ces portes massives et de ces fenêtres sombres, mais bien des façades peintes à fresque, des verandahs garnies de rideaux et des fenêtres vitrées et posées à fleur de sol. Le patio de la maison de don Ramon était pavé en briques. Au centre coulait une fontaine limpide qui rafraîchissait l’air embaumé par le parfum des orangers et d’autres plantes tropicales. Sur trois côtés de la cour s’étendait une verandah, ou portique en treillage à l’italienne à quelques pouces au-dessus du niveau du pavé. Des colonnes supportaient le toit de la verandah. Le corridor grillé était garni de rideaux soigneusement fermés, ce qui contrariait ma curiosité. Personne ne vint à nous. Plus loin, nous vîmes le grand corral, ou enclos des bestiaux, et de nombreux péons dans leurs sombres costumes en cuir. Ils avaient les jambes nues et des sandales aux pieds. Les vaqueros, dans tout l’éclat de leurs vêtements de velours, de leurs ornements d’or et d’argent, entouraient une troupe de femmes et de jeunes filles en jupons courts. Dans cette partie de la maison régnait une singulière animation.
Le corral était la grande étable de don Ramon, qui, à l’exemple des plus nobles hidalgos mexicains, élevait des bestiaux.
Le corral n’attira mon attention qu’un instant. Je regardai tour à tour l’azotea et la verandah, dans l’espoir d’y découvrir Isolina.
La maison, comme je l’ai déjà dit, n’avait qu’un étage, et de ma selle je voyais la terrasse, où toutes sortes de plantes rares étaient réunies. J’aperçus des fleurs charmantes, mais non celle que je cherchais.
Les cris des vaqueros, le chant des oiseaux et le murmure de la fontaine troublaient la solitude de l’hacienda. Wheatley et moi attendîmes silencieusement en selle le retour du portier, pendant que les péons, les vaqueros et les femmes accourues dans le patio nous regardaient avec effroi.
Enfin le portier revint et nous annonça la prochaine arrivée de son maître.
Au bout d’une minute, l’un des rideaux de la verandah se souleva, et derrière le treillage apparut un gentleman respectable. C’était un homme de forte carrure, et, quoiqu’il fût voûté par l’âge, toute sa personne respirait une énergie et une résolution étonnantes.
D’épais sourcils noirs ombrageaient ses grands yeux brillants. Ses cheveux avaient la blancheur de la neige. Une veste et un pantalon de nankin, une chemise de lin et une ceinture bleue composaient, avec un magnifique chapeau de Guayaquil, tout son costume.
De prime abord, j’éprouvai une vive sympathie pour don Ramon, car c’était lui ; mais je devais feindre et remplir mon rôle jusqu’au bout. Pressant donc les flancs de mon cheval, j’avançai de quelques pas et me plaçai vis-à-vis du don.
— Êtes-vous don Ramon de Vargas ?
— Oui, senor, répondit-il d’une voix irritée.
— Officier de l’armée américaine — je parlai haut pour être entendu des péons et des vaqueros, — je suis chargé de vous offrir d’approvisionner de bœufs notre armée. Voici un ordre du général en chef qui....
— Non ! s’écria don Ramon d’une voix indignée en m’interrompant. Je ne veux pas entrer en relations avec l’armée américaine. Je n’ai pas de bœufs à vendre.
— En ce cas, répliquai-je, j’enlèverai les bœufs sans votre autorisation. Vous serez indemnisé, mais il me les faut. De plus, vos vaqueros doivent conduire le bétail au camp américain.
A ces mots, je fis signe à Holingsworth, qui accourut avec ses hommes. Ceux-ci eurent bientôt mis les vaqueros à la raison et à l’œuvre.
— Je proteste contre ce pillage ! s’écria don Ramon. C’est infâme et contraire aux lois des guerres civilisées ! J’en appellerai à mon gouvernement, au vôtre. On me rendra justice !
— Vous serez payé, don Ramon, di tes ignant de vouloir le pacifier.
— De l’argent ! carambo ! de l’argent de voleurs ! flibusteros !...
— Holà ! plus de modération, vieux gentleman, dit à son tour Wheatley, qui, jusque-là, s’était tenu au second plan ; plus de modération, sinon vous pourriez perdre quelque chose de plus précieux que vos bœufs. Rappelez-vous à qui vous parlez !
— A des Tejanos ! à des ladrones ! répondit don Ramon avec une telle vivacité que Wheatley aurait fait usage de son revolver si je ne lui avais dit un mot à l’oreille.
— Pendez le vieux gueux ! fut sa réponse.
Je le croyais de bonne foi.
— Ne craignez pas, vieux gentleman, de perdre vos dollars, ajouta-t-il en s’adressant à don Ramon. Oncle Sam (les États-Unis) est un négociant libéral et un débiteur consciencieux. Je voudrais que vos bœufs m’appartinssent et que j’eusse sa promesse de payement. Ainsi, ménagez vos expressions. Les Texiens ne sont pas habitués aux injures.
Don Ramon mit tout à coup fin au colloque en fermant avec colère les rideaux et en se dérobant à notre vue.
Pendant toute cette scène, j’eus une difficulté extrême à garder une contenance sérieuse.
Je vis que le Mexicain se trouvait dans la même situation d’esprit. J’eus de la peine à m’empêcher de rire, une imprudence pouvait coûter cher au don, car parmi nos auditeurs figuraient les rancheros (fermiers) libres qui appartenaient à la pueblita, qui avaient figuré dans des pronunciamentos, qui s’intitulaient citoyens et qui eussent volontiers châtié toute intelligence avec l’ennemi.
En levant le rideau, don Ramon avait murmuré d’une voix douce et pleine de promesses :
— Adios, capitan !
Satisfait, ntai à cheval et donnai l’ordre de rassemble une