CHAPITRE UN
Emily baissa les yeux sur la belle petite fille qui dormait paisiblement dans le lit de Daniel. Ses cheveux blonds étaient éparpillés sur l'oreiller blanc, et ses traits indubitablement ceux de Daniel. Elle avait l'air angélique.
Il faisait sombre à l'extérieur, la seule lumière dans la chambre était un rayon de lune qui passait à travers les rideaux, donnant à la pièce une couleur bleutée. Emily avait perdu la notion du temps, mais à en juger par l'épuisement qu'elle ressentait au plus profond d'elle, l'aube était proche.
Elle entendit la porte s'ouvrir en grinçant et regarda par-dessus son épaule pour voir Daniel debout dans l’entrebâillement, la lumière chaude de la cheminée de la remise illuminant sa silhouette. Sa vue seule fit palpiter son cœur. Il était comme un mirage, comme un soldat rentrant de la guerre.
« Elle dort encore ? » chuchota-t-il.
Emily hocha de la tête. Même s'il était de retour et debout devant elle après une absence de six semaines, Emily ne pouvait toujours pas le croire, ne pouvait pas complètement baisser sa garde. C'était comme si elle anticipait le moment où il lui annoncerait qu'il partait une fois de plus, qu'il balayait Chantelle hors de sa vie aussi vite qu'il l'y avait amenée.
Ils quittèrent la pièce ensemble, fermant silencieusement la porte pour ne pas réveiller l'enfant endormie.
« Ça a dû être un long trajet en voiture depuis le Tennessee » dit Emily, qui entendait combien sa voix était artificielle, à quel point elle se sentait soudain mal à l'aise en compagnie de Daniel. « Tu dois être épuisé. »
« Je pense que nous le sommes tous », répondit Daniel, reconnaissant en une affirmation l'épreuve qu'il lui avait fait traverser.
Alors qu'ils s'asseyaient ensemble à la table, Daniel regarda attentivement Emily, une expression sérieuse dans les yeux.
« Emily, » commença-t-il, et sa voix se brisa immédiatement, « je ne sais pas comment le dire, comment faire sortir les mots. Tu sais que j'ai du mal avec ce genre de choses. »
Il sourit faiblement. Emily retourna le sourire mais sentit son cœur s'emballer avec angoisse. Est-ce que cela arrivait ? Annonçait-il son départ et celui de Chantelle ? Était-il juste revenu pour lui dire face à face que tout était terminé ? Elle sentit les larmes commencer à lui monter aux yeux. Daniel tendit le bras à travers la table et lui tapota la main. Le geste fut tout ce qu'il fallait pour faire déborder les larmes qu'elle essayait de retenir sur ses joues, et tomber sur la table.
« Je suis tellement désolé », dit Daniel. « Ce n'est pas suffisant, je le sais, mais c'est tout ce que j'ai, Emily. Je suis tellement désolé pour ce que je t'ai fait traverser. D'avoir fui ainsi. »
Emily balbutia, surprise que les mots auxquels elle s'était préparée ne soient pas venus.
« Mais tu as bien fait » dit-elle. « Tu es allé vers ta fille. Tu as accepté ta responsabilité. Je ne me serais pas attendue à ce que ce soit différent. »
Maintenant, c'était au tour de Daniel d'être confus, comme si les mots qu'il attendait d'elle n'avaient pas été prononcés. « Mais je t'ai quittée » dit-il.
« Je sais » répondit Emily, qui ressentit un élan de douleur dans son cœur qui la transperça aussi vivement qu'au moment où il était parti. « Et ça m'a fait mal, à dire vrai. Mais ce que tu as fait, ça fait de toi un homme bon à mes yeux. » Enfin, elle pouvait voir au travers de ses larmes. « Tu t'es montré à la hauteur de la situation. Tu es devenu un père. Tu pensais vraiment que je t'en tiendrais rigueur ? »
« Je...je ne sais pas » dit Daniel avec un soupir.
Il avait une expression qu'Emily n'avait jamais vue sur son visage auparavant. C'était un regard de soulagement absolu. Elle se rendit alors compte qu'il s'attendait à ce qu'elle soit furieuse contre lui, qu'elle déchaîne un torrent de colère sur lui. Mais Emily n'avait jamais été folle de rage, elle avait seulement été terrifiée qu'il n'y aurait aucun moyen pour tous deux puissent se forger une vie ensemble maintenant que Daniel avait une fille dont il devait prendre soin.
C'était à présent au tour d'Emily de le réconforter, de bien lui faire comprendre qu'il ne devait pas éprouver de culpabilité pour ses actes. Elle lui serra la main.
« Je suis heureuse » dit-elle en souriant malgré les traces de larmes sur ses joues. « Je suis plus qu’heureuse, je suis ravie. Je n'avais jamais pensé que cela pourrait être une possibilité. Que tu la ramènerais avec toi à la maison. Daniel, je ne pourrais pas être plus heureuse en ce moment. »
Le visage de Daniel éclata dans un sourire. Il se leva précipitamment de la table, souleva Emily de sa chaise et la prit dans ses bras. Il embrassa son visage, son cou, comme s'il essayait de faire disparaître les larmes qu'il avait fait tomber. Emily sentit tout son corps se détendre, toute la tension la quitter. Son corps était demeuré endormi pendant les six dernières semaines, et maintenant Daniel était là, réveillant toutes ces parts d'elle qui avaient été laissées en jachère. Elle l'embrassa en retour, sans contrôle, avec une passion effrénée. Il était son Daniel, avec la même odeur boisée de forêt et d'air frais, ses mains rêches parcourant son corps, avec ses propres doigts qui entortillaient ses cheveux désordonnés. Il avait le goût de Daniel, de la menthe et du thé, un goût qui faisait office de cloche de Pavlov pour exciter Emily.
Quand il se dégagea du b****r, Emily ressentit une énorme absence.
« Nous ne pouvons pas », dit-il doucement. « Pas ici. Pas avec Chantelle qui dort. »
Emily hocha la tête, bien que ses lèvres picotent de désir. Daniel avait raison. Ils devaient être raisonnables, être adultes. Ils avaient maintenant la responsabilité de faire de leur mieux pour la fille. Elle devrait passer en premier, toujours.
« Tu peux me prendre dans tes bras ? », demanda Emily.
Daniel la regarda, et elle reconnut l'expression d'adoration dans ses yeux. Ce regard lui avait tellement manqué, et pourtant il semblait que six semaines loin d'elle l'avaient davantage renforcé. Emily n'avait jamais été regardée de cette façon, et cela fit palpiter son cœur.
Elle se leva, prit la main de Daniel, et le mena jusqu'au canapé. Ensemble, ils s'y enfoncèrent, le toucher du velours vert rappelant immédiatement à Emily qu'ils avaient fait l'amour ici à côté de la cheminée. Alors que Daniel passait les bras autour d'elle, elle se sentit aussi contente qu'elle l'avait été cette nuit-là, écoutant le battement de son cœur, respirant son odeur. Il n'y avait nul autre lieu où elle voudrait être à cet instant-là, avec Daniel, son Daniel.
« Tu m'as manqué », entendit-elle dire Daniel. « Tellement. »
D'une certaine manière, avec eux blottis dans cette position, sans que leurs regards ne se croisent, Emily trouva plus facile de discuter de ses sentiments. « Si je te manquais tant, tu aurais pu appeler. »
« Je ne pouvais pas. »
« Pourquoi pas ? »
Elle entendit Daniel soupirer.
« C'était tellement intense ce qui se passait là-bas, je ne pouvais pas supporter l'idée que tu me laisses tomber. Si je t'avais appelée, tu aurais pu confirmer mes pires craintes, tu sais ? La seule façon de traverser toute cette épreuve, c’était de m'accrocher à l'espoir que tu serais toujours là pour moi quand je rentrerais. »
Emily déglutit. C'était douloureux de l'entendre parler ainsi, mais son honnêteté était si bienvenue. Elle savait que tout cela avait été incroyablement difficile pour lui et qu'elle devait être patiente. Mais, en même temps, elle aussi avait subi une épreuve. Six longues semaines sans un mot, à attendre et se demander ce qui pourrait arriver lorsque Daniel reviendrait, ou s'il reviendrait un jour. Il ne lui était même pas venu à l'esprit qu'il ramènerait sa fille chez lui. Maintenant, elle devait commencer à imaginer de quelle manière leurs vies – et leur relation – changeraient maintenant qu'ils devaient prendre soin d'un enfant. Ils se tenaient tous deux sur un terrain nouveau et instable.
« On dirait que tu n'avais pas beaucoup confiance en moi », dit doucement Emily.
Daniel se tut. Ensuite sa main commença à lui caresser les cheveux. « Je sais », dit-il. « J'aurais dû te faire plus confiance. »
Emily soupira profondément. Pour l'instant, c'était tout ce qu'elle avait besoin d'entendre; l'affirmation que c'était son manque de confiance en elle qui avait transformé une situation difficile en quelque chose de bien plus éprouvante qu'elle ne devait l'être.
« Comment c'était ? », demanda Emily, curieuse, mais aussi dans une tentative de pousser Daniel à s'ouvrir, pour l'aider à ne pas souffrir en silence. « Ton séjour dans le Tennessee, je veux dire. »
Daniel prit une profonde inspiration. « J'étais dans un motel. Je rendais visite à Chantelle tous les jours, juste pour essayer de la protéger, juste pour être un visage chaleureux et amical. Ils vivaient avec l'oncle de Sheila. Il n'y avait littéralement rien là-bas pour un enfant. » Sa voix devint tendue. « Chantelle restait surtout à l'écart. Elle avait appris à ne pas les déranger, ni l'un ni l'autre. »
Le cœur d'Emily se serra. « Chantelle les a-t-elle vus consommer de la drogue ? »
« Je ne pense pas », répondit Daniel. « Sheila vit une vie de chaos complet mais elle n'est pas un monstre. Elle se soucie de Chantelle, je peux le dire. Mais pas assez pour aller en cure de désintoxication. »
« Tu as essayé de l'y faire aller ? »
Emily entend Daniel aspirer l'air entre ses dents.
« Chaque jour », dit-il avec lassitude. « J'ai dit que je paierais. J'ai dit que je leur trouverais un endroit pour ne plus avoir à vivre avec cet oncle. » Dans la voix de Daniel, Emily entendit son chagrin, son désespoir face à la misère de la vie de sa fille. Cela semblait insupportable. « Mais on ne peut pas forcer quelqu'un à changer s'il n'est pas prêt. Finalement, Sheila a accepté que Chantelle serait mieux avec moi. »
« Pourquoi ne t'a-t-elle pas dit qu'elle était enceinte ? », demanda Emily.
Daniel rit avec tristesse. « Elle pensait que je serais un mauvais père. »
Emily ne pouvait pas imaginer le genre d'homme que Daniel avait dû être autrefois pour que quelqu'un pense une telle chose. Pour elle, Daniel serait le père parfait. Elle savait qu'il avait un côté mauvais garçon, quelques années de jeunesse rebelles, mais elle était sûre que cela ne pouvait pas être la vraie raison pour laquelle Sheila lui avait caché sa grossesse, ou gardé l'existence de leur fille secrète. C'était une excuse, un mensonge formulé par une consommatrice de drogue qui avait détourné la culpabilité de ses propres échecs.
« Tu ne le crois pas, n'est-ce pas ? », demanda Emily.
Elle sentit la main de Daniel recommencer à lui caresser la tête. « Je ne sais pas comment je me serais comporté il y a six ans quand elle est née. Ou même lorsque Sheila était enceinte. Je n'étais pas exactement le type engagé. J'aurais pu fuir. »
Emily se tordit alors pour pouvoir faire face à Daniel, et elle enroula ses bras autour de son cou. « Non, tu ne l'aurais pas fait », l'implora-t-elle. « Tu serais devenu un père pour cette petite fille comme tu l'es maintenant. Tu aurais été un homme bon, tu aurais fait le bon choix. »
Daniel l'embrassa doucement. « Merci d'avoir dit cela », dit-il, même si son ton trahissait son incertitude.
Emily se recroquevilla sur lui, resserrant son étreinte. Elle ne voulait pas le voir ainsi, souffrant, plein de doute vis-à-vis de lui-même. Il semblait avoir les nerfs à vif, pensa Emily, et se demandait s'il avait du mal avec le réajustement par rapport au fait d'être à la maison, d'être soudain un père. Daniel devait avoir été tellement concentré sur Chantelle qu'il avait négligé de prêter attention à ses propres émotions, et ce n'était que maintenant, dans la remise chaleureuse, confortable et sûre, qu'il pouvait s'accorder la liberté de ressentir.
« Je suis là pour toi », dit-elle, caressant doucement sa poitrine avec sa main. "Toujours."
Daniel soupira profondément. « Merci. C'est tout ce que je peux dire. »
Emily savait que cela venait du cœur. Merci était certainement assez pour elle pour le moment. Elle se blottit contre lui et écouta le son de sa respiration ralentir tandis qu'il s'endormait. Peu de temps après, elle sentit le sommeil la saisir elle aussi.
*
Ils furent brusquement réveillés par le bruit de Chantelle remuant dans la chambre voisine. Emily et Daniel bondirent du canapé, désorientés par la soudaine luminosité de la pièce. Dans la cheminée, des braises fumaient encore.
Un instant après, la porte de la chambre s’entrouvrit.
« Chantelle ? », dit Daniel. « Tu peux sortir. Ne sois pas timide. »
Lentement, la porte s'ouvrit complètement. Chantelle se tenait là, portant un des t-shirt larges de Daniel, ses cheveux blonds emmêlés sur son visage. Même si elle ne partageait pas les cheveux noirs de Daniel ou son teint mat, leur ressemblance était irréfutable. Surtout pour leurs yeux. Ils avaient tous deux la même nuance d’iris bleus perçants.
« Bonjour », dit Emily en réalisant combien elle était courbaturée après les quelques heures de sommeil qu'elle et Daniel avaient partagées sur le canapé. « Tu veux que je prépare le petit-déjeuner ? »
Chantelle se gratta le menton et regarda timidement vers Daniel. Il hocha la tête en signe d’encouragement, lui signalant qu'elle pouvait utiliser sa voix ici, qu'on ne lui crierait pas après, ou qu’on ne la considèrerait pas ici comme une nuisance.
« Hm-hmm » dit Chantelle d'une voix timide.