CHAPITRE I - Le mariage
CHAPITRE I
Le mariageUne foule considérable montait le grand escalier qui mène au somptueux péristyle de la Madeleine.
Au lieu d’une foule, peut-être ferions-nous mieux de dire la foule, car c’était un assemblage étrange et particulièrement disparate que celui qui couvait les degrés du temple ce jour-là. Les femmes, qui étaient en majorité, appartenaient à toutes les classes de la société, aux plus élevées comme aux plus humbles, aux salons, aux comptoirs, aux ateliers et même aux antichambres. L’heure n’était cependant rien moins que propice à la réunion de ces conditions si différentes : c’était le milieu du jour.
La même diversité, le même contraste se manifestaient dans la longue file de carrosses qui décrivait une imposante ceinture au monument. Il y avait là des calèches argentées à tous leurs axes et à tous leurs ressorts, attelées à d’impatientes bêtes qui faisaient sonner leurs sabots ; il y avait des coupés coquets et vernis, des cabriolets heureux d’une immobilité profitable, des fiacres énormes à contenir douze remplaçants militaires, et enfin quelques-uns de ces véhicules innommables, indescriptibles, qui semblaient tenir le milieu entre le caisson industriel, la tapissière sautillante et le coucou de grivoise allure.
Quel pouvait être l’évènement capable de faire affluer vers la Madeleine tant d’éléments opposés ?
On remarquera que nous avons dit le temple, le monument, la Madeleine, et que nous n’avons pas dit l’église. C’est qu’il nous est presque impossible d’évoquer l’Évangile sous cette frise grecque, pas plus que de retrouver Sainte-Geneviève dans le Panthéon. Il nous faut avant tout un clocher. Sans clocher, nous ne sommes plus qu’un croyant dépaysé et mal à l’aise.
C’était au maître autel de la Madeleine que se célébrait en grande pompe le mariage de Mlle d’Ingrande avec Philippe Beyle.
On sait que la comtesse avait quitté Paris exprès pour ne pas assister à cette cérémonie.
Néanmoins, une notable portion de l’aristocratie parisienne était représentée à ce mariage. La nef se trouvait encombrée au-delà des proportions ordinaires : il est vrai d’ajouter qu’il s’agissait d’une messe en musique, exécutée avec le concours d’un grand nombre de virtuoses renommés.
Un observateur très attentif aurait peut-être eu le droit de s’étonner en voyant les regards fréquents que la marquise de Pressigny jetait à droite et à gauche de l’édifice, dans les moments de distraction qu’entraîne inévitablement une messe en musique, et les coups d’œil d’intelligence qu’elle échangeait çà et là avec des femmes en apparence d’une condition au-dessous de la moyenne.
Mais, nous le répétons, il aurait fallu que cet observateur fut très attentif.
Pour nous, qui possédons des privilèges auxquels un simple observateur ne pourrait prétendre, nous dirons que la Franc-Maçonnerie des Femmes avait là un grand nombre de ses membres, et qu’on était venu de toutes parts pour honorer la marquise de Pressigny dans le mariage de sa nièce.
La messe eut une durée digne du rang et de l’opulence des nouveaux époux.
De temps en temps, quand les chanteurs se taisaient, les orgues se prenaient à rugir.
L’orgue est un instrument sacre, et nous ne saurions trop regretter qu’on en ait fait un instrument profane.
Quel était l’artiste qui s’était chargé, à l’occasion du mariage de Philippe Beyle, de rouler sur les têtes pieusement inclinées ces tonnerres d’opéra, de changer les tuyaux en batterie d’artillerie, et tantôt, par une opposition puérile et ridicule, de s’efforcer de leur faire rendre les sons nasillards du biniou breton ? Il se pourrait que ce fût un artiste de talent, mais certainement ce n’était qu’un médiocre chrétien.
Après une dernière décharge de notes qui ébranla tout l’énorme vaisseau de la Madeleine, il consentit à se taire. Il devait être en sueur. L’effet qu’il avait produit, du reste, n’était autre qu’une épouvante à peu près générale.
Le silence qui se fit ensuite, et qui dura quelques secondes, ramena les esprits au sentiment religieux.
Philippe Beyle portait son bonheur noblement, c’est-à-dire simplement. Il s’était retrempé dans son amour pour Amélie. En même temps qu’il s’élevait, sa pensée s’était élevée et purifiée. Maintenant il était vraiment à la hauteur de sa nouvelle position, et il se sentait préparé pour les devoirs qu’elle lui créait. Nous ne dirons pas qu’il était devenu un nouvel homme, mais il était devenu l’homme qu’il avait toujours rêvé d’être et que les évènements l’avaient jusqu’à présent empêché d’avoir été. On devinait, à la sérénité répandue sur son front, que Philippe allait désormais dater sa vie de cette heure solennelle et de cet amour unique ; on comprenait qu’il ne gardait même pas rancune à son passé, qu’il avait voulu l’oublier, et qu’il l’avait oublié en effet, entièrement, absolument.
La messe touchait à sa fin.
Les ténors avaient lancé leurs dernières notes vers la voûte dorée.
Le prêtre allait descendre de l’autel.
Il se faisait déjà dans l’assistance cette rumeur légère qui précède tous les dénouements, et, par habitude, les yeux se tournaient vers l’orgue. On attendait ces derniers accords qui, semblables à une marche triomphale, accompagnent ordinairement les époux au seuil de la sacristie.
Mais, à la place de la symphonie obligée, ce fut une voix qui s’éleva, puissante et terrible, et qui entonna ce chant funèbre :
Dies iræ, dies illâ,Solvet sœclum in favillâ,Teste David c*m Sibyllâ !« Ô jour d’ire et de vengeance qui réduira l’univers en cendre, comme l’attestent David et la Sibylle ! »
Une sensation de terreur parcourut toute l’assemblée.
La voix était magnifique d’ailleurs ; c’était une voix de femme.
Cette voix, comme si elle eût voulu profiter de la stupeur unanime, reprit, d’une voix plus vibrante encore :
Quantus tremor est futurus,Quando Judex est venturus,Cuncta stricte discussurus !« Quelle sera la frayeur des hommes quand le Juge paraîtra pour discuter rigoureusement leurs actions ! »
Ce cantique, que l’on n’entonne que dans les cérémonies de deuil, glaça tous les auditeurs.
Philippe Beyle, le premier, s’était redressé par un mouvement involontaire.
Sa physionomie s’était contractée ; pâle et fléchissant, il avait été obligé de s’appuyer au dossier de sa chaise pour ne pas tomber.
Il avait reconnu la voix de Marianna.
Philippe baissa la tête, et il eut peur pour la première fois de sa vie. C’était le passé qui venait ressaisir sa proie.
Amélie, en jetant les yeux sur lui, fut surprise de sa frayeur ; un nuage passa sur sa félicité, et mille suppositions s’éveillèrent dans son esprit innocent.
Sur ces entrefaites, le maître des cérémonies se hâta d’inviter les mariés à passer dans la sacristie pour signer l’acte sacramentel. Il fut obligé de s’adresser deux fois à Philippe, qui n’entendait rien, rien que cette voix d’en haut et ce sinistre Dies iræ, qui durait toujours !
À peine Philippe Beyle et Amélie eurent-ils disparu, suivis d’un long cortège de parents et d’amis, qu’un groupe de femmes, qui s’étaient comptées de l’œil et qu’un même dessein venait de rapprocher de la grande porte, s’élancèrent aussitôt par l’escalier qui mène à l’orgue.
Dans cet incident étrange elles avaient soupçonné tout de suite une pensée de maléfice, dans ce chant lugubre une malédiction sur les nouveaux époux, et elles voulaient connaître celle qui avait été assez hardie pour lancer cette malédiction jusque dans le temple de Dieu !
Elles se précipitèrent donc à sa rencontre.
Mais au moment où elles montaient en tumulte, une femme descendait tranquillement.
Cette femme s’arrêta.
Elle n’eut qu’un mot à prononcer, qu’un signe à faire ; – et les autres femmes, consternées, se rangèrent pour la laisser passer.