35. SEMENCES DE L’AVENIR (1re SEMENCE)-1

2023 Words
35. SEMENCES DE L’AVENIR (1re SEMENCE) – Pas si grand que Windygates. Mais… dirons-nous que c’est mignon, Jones ? – Et confortable, Smith. Je suis complètement d’accord avec vous. Tel fut le jugement prononcé par les deux gentlemen du Chœur, sur la maison de Julius Delamayn en Écosse. Smith et Jones étaient, jusqu’à un certain point, doués d’un jugement sain. Les Cygnes, c’était le nom de cette habitation, n’avaient pas la moitié de la grandeur de Windygates mais ils étaient habités depuis deux cents ans, et ils possédaient les avantages de leur ancienneté. Une vieille habitation s’adapte au caractère humain, comme un vieux chapeau s’adapte à la tête humaine. Le visiteur quittant les Cygnes s’en allait avec le même sentiment de regret qu’on éprouve en quittant son chez-soi. C’était une des rares maisons étrangères qui s’emparent vivement de nos sympathies. Les jardins d’agrément étaient de beaucoup inférieurs comme étendue et comme splendeur à ceux de Windygates. Mais le parc était beau et moins monotone que les parcs anglais. Le lac, sur la limite septentrionale du domaine, fameux par la race des beaux cygnes qu’on y entretenait, était la curiosité des environs. C’était à eux que le domaine devait son nom. La maison avait une histoire qui s’associait au souvenir de plus d’un personnage célèbre de l’Écosse. Cette histoire avait été écrite et illustrée par Julius Delamayn lui-même. Les visiteurs qui se présentaient aux Cygnes recevaient un exemplaire du volume imprimé aux frais de l’auteur comme édition privée. Un sur vingt le lisait, tous paraissaient charmés et regardaient au moins les gravures. On était au dernier jour d’août, date fixée pour la fête donnée par Mr et Mrs Delamayn dans leurs jardins. Smith et Jones, qui avaient suivi les hôtes de Windygates à la remorque de lady Lundie, échangeaient leurs observations sur une terrasse, derrière la maison, près des marches d’un escalier qui descendait dans le jardin. Ils formaient l’avant-garde des visiteurs sortant par deux ou par trois des salons de réception, tous poussés par l’envie d’aller voir les cygnes. Julius sortit avec le premier détachement, recruta Smith et Jones et d’autres gentlemen qui se promenaient çà et là et se dirigea vers le lac. Pendant un intervalle d’une ou deux minutes, la terrasse demeura solitaire. Puis deux dames, à la tête d’un second détachement de visiteurs, apparurent sous le porche de pierre qui abritait l’entrée de ce côté de la maison. L’une de ces dames était une modeste et agréable petite personne, très simplement habillée. L’autre était le grand et formidable type des belles femmes, dans une éblouissante toilette. La première était Mrs Julius Delamayn, la seconde était lady Lundie. – Exquis ! s’écria Sa Seigneurie, en contemplant les vieux vitraux sertis d’étain des fenêtres de la maison, avec leur encadrement de plantes grimpantes et les grands contreforts de pierre faisant s*****e par intervalles sur les murailles et dont la base était ornée de magnifiques fleurs. Je suis réellement chagrine que sir Patrick ait manqué cela. – Vous m’avez dit, je crois, lady Lundie, que sir Patrick avait été appelé à Édimbourg pour une affaire de famille. – Une affaire, Mrs Delamayn, qui n’a rien d’agréable pour moi. Elle a dérangé toutes les dispositions que j’avais prises pour l’automne. Ma belle-fille doit se marier la semaine prochaine. – Est-ce si proche ?… Puis-je vous demander quel est le gentleman ?… – Mr Arnold Brinkworth. – Bien certainement ce nom s’associe pour moi à quelque souvenir. – Vous avez probablement entendu parler de lui, comme l’héritier des propriétés de miss Brinkworth, en Écosse. – C’est cela même. Avez-vous amené Mr Brinkworth ici, aujourd’hui ? – Je vous apporte ses excuses, en même temps que celles de sir Patrick. Ils sont partis ensemble pour Édimbourg avant-hier. Les hommes de loi s’engagent à avoir préparé les contrats sous trois ou quatre jours au plus s’ils peuvent causer directement avec les parties. Il s’agit d’une question de forme, je crois, concernant les titres de propriété. Sir Patrick a pensé que la voie la plus sûre et la plus expéditive était d’emmener Mr Brinkworth avec lui à Édimbourg, pour avoir terminé l’affaire aujourd’hui. Il attendra que nous les rejoignions demain, sur notre route vers le sud. – Vous quittez Windygates par ce beau temps ? – Bien contre mon gré ! La vérité, madame, c’est que je suis à la merci de ma belle-fille. Son oncle a l’autorité, comme tuteur, et l’usage qu’il en fait est de la laisser maîtresse de ses volontés en toutes choses. Ce n’est que vendredi dernier qu’elle a consenti à ce que le jour du mariage fût fixé, et même alors, elle a mis comme condition expresse à ce consentement, que le mariage n’aurait pas lieu en Écosse. Pure folie ! Mais que pouvais-je faire ? Sir Patrick se soumet. Mr Brinkworth se soumet. Si je dois être présente au mariage, il me faut suivre leur exemple. Or, je sens qu’il est de mon devoir d’être présente… et naturellement je me sacrifie. Nous partons pour Londres demain. – Miss Lundie doit-elle se marier à Londres à cette époque de l’année ? – Non. Nous ne ferons que passer à Londres, pour nous rendre à la résidence de sir Patrick, dans le comté de Kent… résidence qui lui est échue avec le titre…, résidence qui s’associe avec les derniers jours de mon bien-aimé mari… Autre épreuve pour moi ! Le mariage doit être célébré au lieu témoin de mon veuvage. Mon ancienne blessure sera rouverte lundi prochain… et cela parce que ma belle-fille n’aime plus Windygates. – D’aujourd’hui en huit. C’est donc le jour du mariage ? – Oui, d’aujourd’hui en huit. Il y avait pour presser ce mariage des raisons dont il n’est pas besoin que je vous ennuie. Non, on ne saurait dire combien je voudrais que tout fût fini. Mais, chère Mrs Delamayn, comme je suis folle de vous assaillir ainsi avec mes tourments de famille ! Vous êtes si pleine de sympathie ! C’est ma seule excuse. Que je ne vous enlève pas à vos hôtes, je me plairais toujours dans cet endroit charmant. Où est Mrs Glenarm ? – Je ne sais, en vérité. Je l’ai cherchée quand nous sommes venues sur la terrasse. Elle nous rejoindra probablement au lac. Désirez-vous voir le lac, lady Lundie ? – J’adore les beautés de la nature, madame, surtout les lacs. – Nous avons quelque chose à vous y montrer. C’est une race de cygnes particulière à ce beau pays. Mon mari est déjà parti avec quelques-uns de vos amis, et il s’attend à ce que nous le suivions, dès que le reste de la compagnie, sous la conduite de ma sœur, aura visité la maison. – Et quelle maison, madame ! Dans tous les coins, des souvenirs historiques ! C’est un si grand soulagement pour mon esprit de chercher un refuge dans le passé ! Quand je serai loin de cette délicieuse résidence, je pourrai peupler les Cygnes des figures qui s’y sont succédé jadis et partager les joies et les douleurs des siècles écoulés. Au moment où lady Lundie exprimait la joie qu’elle trouvait à faire revivre les anciennes générations, les derniers hôtes qui venaient de visiter l’antique maison apparurent sous le porche. Parmi eux étaient Blanche et une amie de son âge qu’elle avait retrouvée aux Cygnes. Les deux jeunes filles se tenaient en arrière, causant confidentiellement et se donnant le bras ; le sujet de leur entretien, ai-je besoin de le dire ? c’était le futur mariage. – Mais, chère Blanche, pourquoi ne vous mariez-vous pas à Windygates ? – Je déteste Windygates, Janet. Les plus douloureux souvenirs s’associent pour moi à cette demeure. Ne me demandez pas quels souvenirs. L’effort de ma vie doit tendre maintenant à n’y plus penser. Je voudrais dire un dernier adieu à Windygates. Quant à célébrer là mon mariage, j’ai mis pour condition expresse de ne pas me marier en Écosse. – Qu’est-ce que notre pauvre Écosse a donc fait pour déchoir dans votre bonne opinion, ma chère ? – La pauvre Écosse, Janet, est une contrée où les gens ne savent pas s’ils sont mariés ou non. Je tiens cela de mon oncle, et je connais une personne qui est la victime… la victime innocente… d’un mariage écossais. – C’est absurde, Blanche ! Vous pensez à des mariages clandestins, et vous rendez l’Écosse responsable des embarras qu’éprouvent toujours ceux qui n’osent pas avouer la vérité. – Je ne suis nullement absurde. Je pense à l’amie la plus chère que j’aie au monde. Si vous la connaissiez… – Ma chère, je suis écossaise, ne l’oubliez pas. Vous pouvez être tout aussi bien mariée, j’insiste sur ce point, en Écosse qu’en Angleterre. – Je hais l’Écosse ! – Blanche ! – Je n’ai jamais été aussi malheureuse de ma vie que depuis que je suis en Écosse. Je ne veux pas m’exposer à une nouvelle épreuve. Je suis résolue à être mariée en Angleterre… dans la chère vieille maison que j’habitais quand j’étais petite fille. Mon oncle y donne son consentement. Il me comprend ! lui, et il a de l’amitié pour moi. – Cela équivaut-il à dire que je ne vous comprends pas et que je n’ai pas d’amitié pour vous ! Peut-être ferais-je mieux de vous délivrer de ma compagnie, Blanche ? – Si vous devez me parler sur ce ton, peut-être ferez-vous mieux, en effet ! – Dois-je entendre calomnier mon pays natal et ne pas dire un mot pour sa défense ? – Oh ! vous autres Écossais, vous faites tant de tapage avec votre pays natal ! – Nous autres Écossais ? Mais vous êtes vous-même d’origine écossaise, et vous devriez avoir honte de parler comme vous le faites. Je vous souhaite le bonjour ! – Je vous souhaite un meilleur caractère ! Depuis une minute, les deux jeunes filles étaient comme deux boutons de rose sur une même branche. Maintenant, elles se séparaient le visage rouge, des sentiments hostiles au cœur, de dures paroles à la bouche. Quelle ardeur dans les scènes de la jeunesse ! Quelle indicible fragilité dans l’amitié des femmes ! Le troupeau de visiteurs suivit Mrs Delamayn sur les bords du lac. Peu de minutes après, la terrasse était complètement solitaire. Alors apparut, sous le porche, un homme seul qui s’avançait d’un air insouciant, une fleur à la bouche et les mains dans ses poches. C’était l’homme le plus fort des Cygnes, autrement dit Geoffrey Delamayn. Un moment après, une dame se fit voir derrière lui marchant doucement, de manière à ne pas être entendue. Elle était richement habillée, à la dernière mode de Paris. La broche attachée sur sa poitrine était ornée d’un solitaire de la plus belle eau et remarquable comme grosseur. L’éventail qu’elle tenait à la main était un chef-d’œuvre de l’art indien. La dame avait bien l’air de ce qu’elle était, une personne qui a de l’argent à ne savoir qu’en faire mais qui est un peu moins riche en intelligence. C’était la veuve sans enfants du grand marchand de fer, autrement dit Mrs Glenarm. L’opulente veuve frappa coquettement l’épaule de l’homme fort du plat de son éventail. – Ah ! mauvais sujet, dit-elle avec un ton et des façons légèrement étudiés, je vous trouve enfin ! Geoffrey sauta du porche sur la terrasse, laissant la dame derrière lui. On reconnaissait dans ce mouvement la supériorité d’un sauvage étranger à toute soumission envers le beau s**e. Il consulta sa montre. – J’ai dit que je viendrai ici quand j’aurai une demi-heure à moi, murmura-t-il en mâchonnant la fleur qu’il avait entre ses dents. J’ai cette demi-heure de liberté et me voici. – Êtes-vous venu pour le plaisir de rencontrer les visiteurs ou pour me voir ? Geoffrey sourit gracieusement. – Pour vous voir, comme de raison. La veuve du marchand de fer prit son bras et leva les yeux sur lui. Une jeune fille n’aurait point osé cela. Le soleil donnait en plein sur le visage de Mrs Glenarm. Réduite à sa plus simple expression et à sa véritable valeur, l’idée commune des Anglais sur la beauté des femmes se résume en trois mots : jeunesse, santé, rondeurs. Le charme de l’esprit, de l’intelligence, de la vivacité, l’attrait plus subtil de la délicatesse des lignes et de la finesse des détails sont rarement appréciés par la masse de nos insulaires. Il est impossible d’expliquer autrement l’aveuglement qui fait que neuf Anglais sur dix, en revenant d’outremer, déclarent n’avoir pas vu une seule jolie Française, soit à Paris, soit dans tout le reste de la France. Notre type populaire de beauté se proclame lui-même en son complet développement matériel, dans toutes les boutiques où se vendent les publications illustrées. La même face pleine, avec un vague sourire sans la moindre expression, voilà ce qui se voit sous toutes les formes dans les journaux illustrés chaque semaine. Ceux qui désirent savoir ce qu’était Mrs Glenarm n’ont qu’à s’arrêter devant une boutique de libraire ou de marchand de gravures, et à regarder le premier portrait de jeune femme dans les vitrines. La seule particularité dans la beauté prosaïque et purement matérielle de la riche veuve qui pût frapper un homme cultivé était quelque chose d’enfantin dans l’air et dans les manières. Un étranger s’adressant à cette femme, qui avait été mariée à 20 ans et qui était maintenant veuve à 24, l’aurait appelée… mademoiselle. – Est-ce là l’usage à faire d’une fleur que je vous ai donnée ? dit-elle à Geoffrey… La mâcher entre vos dents, vilain que vous êtes, comme si vous étiez un cheval. – Bon, répliqua Geoffrey. Je suis plus un cheval qu’un homme. Puisque je suis engagé pour une course et que le public parie sur moi. Oh ! oh ! cinq contre quatre !
Free reading for new users
Scan code to download app
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Writer
  • chap_listContents
  • likeADD