38. LA DERNIÈRE SOIRÉE AVANT LE MARIAGE
C’était la veille du mariage, le soir était arrivé. On était à la résidence de sir Patrick, dans le comté de Kent. Rien n’était survenu… aucun obstacle. Les actes et contrats avaient été signés deux jours auparavant. À l’exception du chirurgien et de l’un des trois jeunes gens de l’Université, qui avait des engagements ailleurs, les visiteurs de Windygates avaient émigré dans le Sud pour assister au mariage.
Outre ces gentlemen, on comptait parmi les hôtes quelques dames invitées par sir Patrick ; toutes appartenaient à la famille ; trois avaient été choisies comme demoiselles d’honneur de miss Blanche. Ajoutons un ou deux voisins invités au déjeuner et nous connaîtrons toutes les personnes réunies pour les noces.
Rien de remarquable, au point de vue de l’architecture, dans la maison de sir Patrick ; elle n’avait ni la grandeur de Windygates ni le pittoresque du castel de Julius Delamayn. C’était une résidence anglaise parfaitement ordinaire au milieu des sites ordinaires qu’offre la campagne anglaise.
Une agréable monotonie régnait à l’intérieur, et vous retrouviez cette même agréable monotonie quand vous vous approchiez d’une fenêtre pour regarder au-dehors.
La variété et l’animation qui manquaient à l’Hermitage étaient loin d’être compensées par la composition de la compagnie réunie dans la maison. On se rappela, plus tard, que jamais on n’avait vu de noce plus triste.
Sir Patrick, qui ne rattachait aucun vieux souvenir à cette demeure, avouait franchement que sa résidence dans le Kent assombrissait son humeur et qu’il aurait infiniment préféré une simple chambre à l’auberge du village.
Les efforts qu’il faisait pour soutenir sa vivacité habituelle n’étaient guère encouragés ni par les personnes qui l’entouraient ni par les circonstances.
La fidélité de lady Lundie à la mémoire du feu sir Thomas persistait à s’affirmer dans ce lieu témoin de sa dernière maladie et de sa mort ; elle employait à cet effet une ostentation d’efforts, intentionnellement maladroits, pour la dissimuler, qui agaçait les nerfs de sir Patrick lui-même.
Blanche, accablée par son inquiétude au sujet d’Anne, n’était pas dans une situation d’esprit à envisager sous un aspect bien gai les derniers jours de sa vie de jeune fille.
Arnold, sacrifié, sur l’ordre exprès de lady Lundie, à l’excès de délicatesse qui défend au futur époux de passer la nuit, avant le mariage, dans la même maison que la future, se voyait impitoyablement exclu de l’hospitalité de sir Patrick et forcé de s’exiler chaque soir à l’auberge. Il acceptait son martyre solitaire avec une résignation qui devait prouver une fois de plus l’heureuse égalité de son caractère.
Quant aux dames, les plus âgées ne songeaient qu’à protester contre lady Lundie et à la contredire ; et les plus jeunes étaient absorbées par l’examen des toilettes de noce. Les deux jeunes gentlemen de l’Université se confondaient en de prodigieux bâillements, dans l’intervalle des séances tenues à la salle de billard.
Smith disait avec désespoir :
– La vie n’est pas gaie dans cette maison, Jones.
Jones soupirait et en demeurait d’accord avec Smith.
Dans la soirée du dimanche, veille du mariage, l’ennui était arrivé à son comble. Parmi les occupations qu’on peut se permettre le dimanche, il en est deux qui sont toujours considérées comme édifiantes dans la bonne société anglaise.
Il n’y a pas de péché à soutenir des controverses religieuses. Il n’y a pas de péché à sommeiller sur un livre religieux.
À l’Hermitage, les dames mirent en pratique la pieuse observance de la soirée du dimanche, d’après ce programme. Les plus âgées soutinrent entre elles des controverses religieuses, et les plus jeunes sommeillèrent sur les livres religieux.
Quant aux hommes, inutile de dire qu’ils fumaient quand ils ne bâillaient pas, et qu’ils bâillaient quand ils ne fumaient plus. Sir Patrick resta dans la bibliothèque, occupé à classer de vieilles lettres et à vérifier d’anciens comptes.
Chacun dans la maison sentait l’oppression des absurdes prohibitions sociales qu’on s’impose en Angleterre, et pourtant chaque personne eût été scandalisée, si cette question eût été nettement posée :
– Vous savez que c’est une tyrannie créée par vous-même ; vous n’y croyez pas réellement, et elle vous pèse. Pourquoi vous y soumettez-vous ?
Les gens les plus libres du monde civilisé sont les seuls de tout le monde civilisé qui n’oseraient pas affronter cette question brûlante.
La soirée se traîna péniblement, et chacun vit avec plaisir approcher le moment d’aller au lit pour y chercher l’oubli de ces sottises.
Arnold songeait, pour la dernière fois, à la perspective accoutumée de son exil à l’auberge, quand il s’aperçut que sir Patrick lui faisait de grands signes. Il se leva et suivit son hôte dans la salle à manger qui était déserte. Sir Patrick ferma soigneusement la porte. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Cela signifiait, en ce qui concerne Arnold, qu’une conversation particulière allait du moins apporter une diversion à la monotonie de cette longue soirée du dimanche à l’Hermitage.
– J’ai un mot à vous dire, Arnold, dit le vieux baronnet, avant que vous soyez devenu un homme marié. Vous rappelez-vous la conversation qui a eu lieu hier au dîner au sujet de la fête de jour aux Cygnes ?
– Oui.
– Vous rappelez-vous ce qu’a dit alors lady Lundie ?
– Elle a dit, ce que je ne puis croire, que Geoffrey Delamayn était sur le point d’épouser Mrs Glenarm.
– C’est cela. J’ai remarqué que vous aviez paru fort surpris de ce que disait ma belle-sœur. Lorsque vous avez déclaré qu’elle devait certainement se méprendre, votre air et votre ton en parlant étaient, pour moi, ceux d’un homme animé d’un vif sentiment d’indignation ; du moins, je l’ai cru. Ai-je eu tort ?
– Non, sir Patrick, vous étiez dans le vrai.
– Voyez-vous un empêchement à me dire pourquoi vous vous sentiez indigné ? Vous êtes probablement embarrassé pour vous expliquer l’intérêt que je puis avoir en cela.
Arnold le reconnut avec sa franchise accoutumée.
– En ce cas, reprit sir Patrick, ce que j’ai de mieux à faire, c’est d’arriver tout de suite au but, en vous laissant apprécier vous-même s’il existe quelque rapport entre ce que je vais vous dire et la question que je vous ai posée. Mon cher enfant, le sujet sur lequel j’ai besoin de vous parler se rapporte à miss Sylvestre.
Arnold tressaillit.
Sir Patrick le regarda avec attention, pendant un moment, et continua :
– Ma nièce a ses défauts de caractère et ses erreurs de jugement, dit-il, mais elle a, pour racheter ces défauts, une qualité, entre beaucoup d’autres, qui doit faire et qui fera, je le crois, le bonheur de votre vie : Blanche est fidèle comme l’acier. Une fois son ami, on l’est toujours. Voyez-vous où je veux en venir ? Elle n’en a pas dit un seul mot, Arnold, mais elle n’a pas cédé un pouce de sa résolution de ramener miss Sylvestre. Une des premières questions que vous aurez à décider après-demain sera celle de savoir si vous autoriserez ou non les tentatives de votre femme pour se remettre en rapport avec son amie perdue.
Arnold répondit sans la moindre réserve.
– Je suis sincèrement chagrin, pour Blanche, de la perte de son amie, sir Patrick. Ma femme aura ma pleine approbation pour faire revenir auprès d’elle miss Sylvestre, et toute mon assistance si je peux lui être de quelque secours.
Ces paroles furent dites avec une sincère conviction ; il était clair qu’elles partaient du cœur.
– Je pense que vous avez tort, dit sir Patrick. Moi aussi, je regrette ce qui est arrivé. Je suis convaincu que miss Sylvestre n’a pas quitté Blanche sans une sérieuse raison ; et je crois que vous encourageriez votre femme dans d’inutiles efforts, si vous souffriez qu’elle persistât à rechercher son amie perdue. Néanmoins, c’est votre affaire et non la mienne. Je peux au moins vous offrir quelques facilités pour retrouver la trace de miss Sylvestre.
– Si vous le pouviez, monsieur !… vous feriez acte de bonté envers Blanche et envers moi.
– Très bien. Vous vous rappelez, je le suppose, ce que je vous ai dit, un matin que nous parlions de miss Sylvestre à Windygates ?
– Vous m’avez dit que vous étiez déterminé à la laisser faire à sa guise.
– C’est tout à fait cela. Dans la soirée du jour où je vous ai ainsi parlé, j’ai reçu l’avis que la trace de miss Sylvestre avait été suivie jusqu’à Glasgow. Il y a deux autres chances de la retrouver ; elles sont d’une nature plus spéculative et ne peuvent être mises à l’épreuve que si j’amène deux hommes, tous deux également difficiles à confesser, à dire ce qu’ils savent. L’un de ces hommes est un nommé Bishopriggs, autrefois garçon à l’auberge de Craig Fernie.
Arnold tressaillit et changea de couleur. Sir Patrick, après l’avoir observé en silence, raconta les circonstances qui se rapportaient à la lettre perdue par Anne, et fit part au jeune homme de la conclusion à laquelle il était arrivé, à savoir que cette lettre devait être en la possession de Bishopriggs.
– J’ajouterai, continua-t-il, que malheureusement Blanche a trouvé l’occasion de parler à Bishopriggs aux Cygnes. Quand elle et lady Lundie nous rejoignirent à Édimbourg, elle m’a montré, en particulier, une carte qui lui avait été remise par Bishopriggs. Il y avait indiqué l’adresse à laquelle on pouvait avoir de ses nouvelles, et Blanche me pria, avant notre départ pour Londres, de mettre cette référence à l’épreuve. Comme je l’avais prévu, la carte me renvoyait à quelqu’un qui n’avait pas entendu parler de Bishopriggs depuis des années et qui ne savait point ce que cet homme-là faisait pour le moment. Blanche l’avait mis sur ses gardes et lui avait fait comprendre la nécessité de se rendre introuvable. S’il vous arrivait de le rencontrer un jour, ne dites rien à votre femme et venez vous entendre avec moi. C’est assez sur le compte de Bishopriggs… Passons maintenant à l’autre homme.
– Quel homme ?
– Votre ami, Mr Geoffrey Delamayn.
Arnold bondit sur ses pieds par un mouvement de surprise qu’il ne put maîtriser.
– Cela paraît vous surprendre, fit observer sir Patrick.
Arnold reprit sa place et attendit, sans souffler mot, ce qui allait suivre.
– J’ai mes raisons pour savoir, dit sir Patrick, que Mr Delamayn est parfaitement renseigné sur la nature des chagrins de miss Sylvestre. Quel rapport y a-t-il entre ces chagrins et lui ? Comment est-il arrivé à se procurer les renseignements qu’il possède, je n’ai pu le découvrir. Mais je suis bien sûr qu’il possède ces renseignements.
– Puis-je vous poser une question, sir Patrick ?
– Quelle est-elle ?
– Comment avez-vous appris ce que vous me dites de Geoffrey Delamayn ?
– Il faudrait trop de temps pour vous l’expliquer, dit sir Patrick, et il n’est pas du tout nécessaire que vous le sachiez. Je ne suis obligé pour le moment qu’à vous dire en confidence que les secrets de miss Sylvestre ne sont pas des secrets pour Mr Delamayn. Revenons à la question que je vous ai adressée quand nous sommes entrés ici. Voyez-vous maintenant le lien qui unit cette question et ce que je viens de vous dire ?
Arnold ne le voyait pas bien. Son esprit était uniquement occupé de la découverte faite par sir Patrick. Ne se doutant guère qu’il devait à l’incomplète description de Mrs Inchbare de n’avoir pas été reconnu, il se demandait comment il pouvait avoir échappé au soupçon et comment Geoffrey n’avait pu s’y soustraire.
– Je vous demandai, reprit sir Patrick, essayant de lui venir en aide, pourquoi la simple annonce que votre ami allait probablement épouser Mrs Glenarm avait excité votre indignation. Vous avez hésité à me répondre. Hésitez-vous encore !
– Il ne m’est pas aisé de vous satisfaire, sir Patrick.
– Prenons une autre voie. Je suppose que l’effet produit sur vous par cette nouvelle tient à la connaissance que vous pouvez avoir des affaires privées de Mr Delamayn, connaissance que nous n’avons pas. Ma supposition est-elle exacte ?
– Parfaitement exacte.
– Ce que vous savez de Mr Delamayn a-t-il un rapport avec ce que vous savez de miss Sylvestre ?
Si Arnold s’était senti libre de répondre à cette question, les soupçons de sir Patrick eussent été éveillés, et avec son caractère résolu, il aurait forcé le jeune homme à tout lui découvrir avant qu’il ne quittât la maison.
Il était près de minuit. La première heure du jour du mariage allait sonner lorsque la vérité faillit une dernière fois se produire au jour. Les noirs fantômes des tourments et des terreurs futurs planaient dans l’air. Arnold hésita encore. Sir Patrick attendait une réponse. La pendule sonna minuit un quart.
– Je ne puis rien vous dire, dit Arnold.
– C’est un secret ?
– Oui.
– Confié à votre honneur ?
– Doublement confié à mon honneur.
– Que voulez-vous dire ?
– Je veux dire que Geoffrey et moi nous nous sommes querellés, depuis qu’il m’a mis dans sa confidence. Je suis donc doublement obligé à ne pas trahir sa confiance.
– La cause de la querelle est-elle secrète aussi ?
– Oui.
Sir Patrick regarda Arnold bien en face.
– J’ai éprouvé une invincible méfiance envers Mr Delamayn, dès la première fois que je l’ai vu, dit-il. Répondez à ceci. Avez-vous eu quelque sujet de penser, depuis la conversation que nous avons eue ensemble à Windygates, relativement à Mr Delamayn, qu’après tout, mon opinion sur lui pourrait être bien fondée ?
– Il m’a cruellement désappointé, répondit Arnold, je ne puis en dire davantage.
– Vous avez peu de connaissance du monde, continua sir Patrick, et vous venez de reconnaître que vous avez des raisons pour vous méfier de l’expérience que vous aviez faite de votre ami. Êtes-vous entièrement sûr que vous agissez sagement en gardant son secret vis-à-vis de moi ? Êtes-vous entièrement sûr que vous ne vous repentirez pas du parti que vous allez prendre ce soir ?
Il appuya fortement sur ces derniers mots.
– Réfléchissez, Arnold, ajouta-t-il avec bonté, réfléchissez avant de répondre.
Sir Patrick se leva et mit fin à l’entretien, en murmurant :
– Il n’y a plus rien à dire.
Sur ces mots, il donna la main à Arnold et, après l’avoir cordialement pressée, il lui souhaita une bonne nuit.
En traversant l’antichambre, Arnold trouva Blanche qui consultait le baromètre.
– L’aiguille est au beau fixe, ma chérie, murmura-t-il. Bonne nuit, pour la dernière fois.
Il la prit dans ses bras et l’embrassa. Au moment où il lui rendait sa liberté, Blanche glissa un petit billet dans sa main.
– Lisez-le, quand vous serez seul à l’auberge, murmura-t-elle.
C’est ainsi qu’ils se séparèrent la veille du mariage.