XXV
– Oui, Reine, n’en doutez pas, repris-je, l’ère de la littérature populaire approche ; et quand je dis populaire, vous m’entendez bien, je veux dire la plus saine et la plus épurée des littératures, car j’entends par peuple ce que Dieu, l’Évangile, la philosophie, et non pas les démagogues, entendent par ce mot : la partie la plus nombreuse et la plus importante, par conséquent, de l’humanité. Avant dix ans, si les institutions nouvelles n’ont pas d’éclipse qui les stérilise et qui les change en tyrannie momentanée, vous aurez une librairie du peuple, une science du peuple, une philosophie, une poésie, une histoire, des romans du peuple, une bibliothèque appropriée aux esprits, aux cœurs, aux loisirs, aux fortunes du peuple à tous ses degrés !
– Mais qui est-ce qui nous fera cela ? dit-elle avec une expression de mêlée joie et d’incrédulité.
– Qui est-ce qui vous fera cela ? répondis-je ; les plus grands parmi ceux qui savent, qui pensent, qui chantent, qui écrivent. De même que c’était un honneur, il y a quelques siècles, d’instruire les cours, de parler aux rois, de plaire aux sommités seules alors éclairées du monde, de même ce sera un honneur, et une vertu bientôt, d’instruire les petits, de parler aux masses, de plaire au peuple honnête, où le goût du bon et du beau se propagera avec l’instruction et par la lecture. La gloire se retournera avec l’auditoire, voilà tout. Elle était en haut, elle sera en bas. Le génie se tourne aussi toujours par sa nature du côté où est la gloire. La gloire, ce sera alors le nom d’un écrivain sur les lèvres de vos femmes, de vos enfants, de vos vieillards, dans vos chaumières, dans vos mansardes, dans vos métiers ! Pourquoi veut-on être lu ? C’est pour être admiré quelquefois ; mais plus souvent c’est pour être compris senti et aimé de ceux qui nous lisent. Eh bien, ne sera-t-il pas plus doux pour un poète d’avoir ses vers dans la mémoire de trente à quarante millions d’hommes que dans les rayons de luxe de cinq ou six mille bibliothèques ? Ne sera-t-il pas plus doux pour un écrivain d’être de la famille de ces quarante millions d’hommes, sur leur table, sur leur métier, sur leur charrue, à leur foyer, que d’avoir un siège dans une Académie de quarante écrivains comme lui, et une pension d’une cour, ou sur le budget d’un ministre ? Qu’en pensez-vous pour vous-même ? Voyons, interrogez-vous ! Qu’aimeriez-vous mieux, de savoir vos vers dans la bouche d’un million de petits enfants récitant vos strophes à la fin de leurs prières ou devant les genoux de leurs mères, ou de les savoir imprimés sur beau papier et reliés de beau maroquin sur les rayons de quelques amateurs de poésie ?
– Oh ! j’aime mieux la mémoire des enfants et des pauvres gens ! s’écria-t-elle ; c’est une édition vivante !
– Ajoutez : et aimante ! repris-je.
– Oui, au bout du compte, il n’y a que cela, madame, n’est-ce pas ? répondit-elle en se tournant vers ma femme. Toute gloire qui ne se convertit pas en amitié, c’est du grain qui ne germe pas, c’est de la lumière qui ne chauffe pas ; monsieur a raison. »