II-2

2205 Words
– Vous savez bien qu’on vous suivra jusqu’au bout, finit par dire Bourdoncle. Alors, avant de descendre dans le magasin jeter leur coup d’œil habituel, tous deux réglèrent encore certains détails. Ils examinèrent le spécimen d’un petit cahier à souche que Mouret venait d’inventer pour les notes de débit. Ce dernier, ayant remarqué que les marchandises démodées, les rossignols, s’enlevaient d’autant plus rapidement que la guelte donnée aux commis était plus forte, avait basé sur cette observation un nouveau commerce. Il intéressait désormais ses vendeurs à la vente de toutes les marchandises, il leur accordait un tant pour cent sur le moindre bout d’étoffe, le moindre objet vendu par eux : mécanisme qui avait bouleversé les nouveautés, qui créait entre les commis une lutte pour l’existence, dont les patrons bénéficiaient. Cette lutte devenait du reste entre ses mains la formule favorite, le principe d’organisation qu’il appliquait constamment. Il lâchait les passions, mettait les forces en présence, laissait les gros manger les petits, et s’engraissait de cette bataille des intérêts. Le spécimen du cahier fut approuvé : en haut, sur la souche et sur la note à détacher, se trouvaient l’indication du rayon et le numéro du vendeur ; puis, répétées également des deux côtés, il y avait des colonnes pour le métrage, la désignation des articles, les prix ; et le vendeur signait simplement la note, avant de la remettre au caissier. De cette façon, le contrôle était des plus faciles, il suffisait de collationner les notes remises par la caisse au bureau de défalcation, avec les souches restées entre les mains des commis. Chaque semaine, ces derniers toucheraient ainsi leur tant pour cent et leur guelte, sans erreur possible. – Nous serons moins volés, fit remarquer Bourdoncle avec satisfaction. Vous avez eu là une idée excellente. – Et j’ai songé cette nuit à autre chose, expliqua Mouret. Oui, mon cher, cette nuit, à ce souper... J’ai envie de donner aux employés du bureau de défalcation une petite prime, pour chaque erreur qu’ils relèveront dans les notes de débit, en les collationnant... Vous comprenez, nous serons certains dès lors qu’ils n’en négligeront pas une seule, car ils en inventeraient plutôt. Il se mit à rire, pendant que l’autre le regardait d’un air d’admiration. Cette application nouvelle de la lutte pour l’existence l’enchantait, il avait le génie de la mécanique administrative, il rêvait d’organiser la maison de manière à exploiter les appétits des autres, pour le contentement tranquille et complet de ses propres appétits. Quand on voulait faire rendre aux gens tout leur effort, disait-il souvent, et même tirer d’eux un peu d’honnêteté, il fallait d’abord les mettre aux prises avec leurs besoins. – Eh bien ! descendons, reprit Mouret. Il faut s’occuper de cette mise en vente... La soie est arrivée d’hier, n’est-ce pas ? et Bouthemont doit être à la réception. Bourdoncle le suivit. Le service de la réception se trouvait dans le sous-sol, du côté de la rue Neuve-Saint-Augustin. Là, au ras du trottoir, s’ouvrait une cage vitrée, où les camions déchargeaient les marchandises. Elles étaient pesées, puis elles basculaient sur une glissoire rapide, dont le chêne et les ferrures luisaient, polis sous le frottement des ballots et des caisses. Tous les arrivages entraient par cette trappe béante ; c’était un engouffrement continu, une chute d’étoffes qui tombaient avec un ronflement de rivière. Aux époques de grande vente surtout, la glissoire lâchait dans le sous-sol un flot intarissable, les soieries de Lyon, les lainages d’Angleterre, les toiles des Flandres, les calicots d’Alsace, les indiennes de Rouen ; et, parfois, les camions devaient prendre la file ; les paquets en coulant faisaient, au fond du trou, le bruit sourd d’une pierre jetée dans une eau profonde. Lorsqu’il passa, Mouret s’arrêta un instant devant la glissoire. Elle fonctionnait, des files de caisses descendaient toutes seules, sans qu’on vît les hommes dont les mains les poussaient, en haut ; et elles semblaient se précipiter d’elles-mêmes, ruisseler en pluie d’une source supérieure. Puis, des ballots parurent, tournant sur eux-mêmes comme des cailloux roulés. Mouret regardait, sans prononcer une parole. Mais, dans ses yeux clairs, cette débâcle de marchandises qui tombaient chez lui, ce flot qui lâchait des milliers de francs à la minute, mettait une courte flamme. Jamais encore il n’avait eu une conscience si nette de la bataille engagée. C’était cette débâcle de marchandises qu’il s’agissait de lancer aux quatre coins de Paris. Il n’ouvrit pas la bouche, il continua son inspection. Dans le jour gris qui venait des larges soupiraux, une équipe d’hommes recevait les envois, tandis que d’autres déclouaient les caisses et ouvraient les ballots, en présence des chefs de rayon. Une agitation de chantier emplissait ce fond de cave, ce sous-sol où des piliers de fonte soutenaient les voûtains, et dont les murs nus étaient cimentés. – Vous avez tout, Bouthemont ? demanda Mouret, en s’approchant d’un jeune homme à fortes épaules, en train de vérifier le contenu d’une caisse. – Oui, tout doit y être, répondit ce dernier. Mais j’en ai pour la matinée à compter. Le chef de rayon consultait la facture d’un coup d’œil, debout devant un grand comptoir, sur lequel un de ses vendeurs posait, une à une, les pièces de soie qu’il sortait de la caisse. Derrière eux, s’alignaient d’autres comptoirs, encombrés également de marchandises, que tout un petit peuple de commis examinaient. C’était un déballage général, une confusion apparente d’étoffes, étudiées, retournées, marquées, au milieu du bourdonnement des voix. Bouthemont, qui devenait célèbre sur la place, avait une face ronde de joyeux compère, avec une barbe d’un noir d’encre et de beaux yeux marron. Né à Montpellier, noceur, braillard, il était médiocre pour la vente ; mais, pour l’achat, on ne connaissait pas son pareil. Envoyé à Paris par son père, qui tenait là-bas un magasin de nouveautés, il avait absolument refusé de retourner au pays, quand le bonhomme s’était dit que le garçon devait en savoir assez long pour lui succéder dans son commerce ; et, dès lors, une rivalité avait grandi entre le père et le fils, le premier tout à son petit négoce provincial, indigné de voir un simple commis gagner le triple de ce qu’il gagnait lui-même, le second plaisantant la routine du vieux, faisant sonner ses gains et bouleversant la maison, à chacun de ses passages. Comme les autres chefs de comptoir, celui-ci touchait, outre ses trois mille francs d’appointements fixes, un tant pour cent sur la vente. Montpellier, surpris et respectueux, répétait que le fils Bouthemont avait, l’année précédente, empoché près de quinze mille francs ; et ce n’était qu’un commencement, des gens prédisaient au père exaspéré que ce chiffre grossirait encore. Cependant, Bourdoncle avait pris une des pièces de soie, dont il examinait le grain d’un air attentif d’homme compétent. C’était une faille à lisière bleu et argent, le fameux Paris-Bonheur, avec laquelle Mouret comptait porter un coup décisif. – Elle est vraiment très bonne, murmura l’intéressé. – Et elle fait surtout plus d’effet qu’elle n’est bonne, dit Bouthemont. Il n’y a que Dumonteil pour nous fabriquer ça... À mon dernier voyage, quand je me suis fâché avec Gaujean, celui-ci voulait bien mettre cent métiers sur ce modèle, mais il exigeait vingt-cinq centimes de plus par mètre. Presque tous les mois, Bouthemont allait ainsi en fabrique, vivant des journées à Lyon, descendant dans les premiers hôtels, ayant l’ordre de traiter les fabricants à bourse ouverte. Il jouissait d’ailleurs d’une liberté absolue, il achetait comme bon lui semblait, pourvu que, chaque année, il augmentât dans une proportion fixée d’avance le chiffre d’affaires de son comptoir ; et c’était même sur cette augmentation qu’il touchait son tant pour cent d’intérêt. En somme, sa situation, au Bonheur des dames, comme celle de tous les chefs, ses collègues, se trouvait être celle d’un commerçant spécial, dans un ensemble de commerces divers, une sorte de vaste cité du négoce. – Alors, c’est décidé, reprit-il, nous la marquons cinq francs soixante... Vous savez que c’est à peine le prix d’achat. – Oui, oui, cinq francs soixante, dit vivement Mouret, et si j’étais seul, je la donnerais à perte. Le chef de rayon eut un bon rire. – Oh ! moi, je ne demande pas mieux... Ça va tripler la vente, et comme mon seul intérêt est d’arriver à de grosses recettes... Mais Bourdoncle restait grave, les lèvres pincées. Lui, touchait son tant pour cent sur le bénéfice total, et son affaire n’était pas de baisser les prix. Justement, le contrôle qu’il exerçait consistait à surveiller la marque, pour que Bouthemont, cédant au seul désir d’accroître le chiffre de vente, ne vendît pas à trop petit gain. Du reste, il était repris par ses inquiétudes anciennes, devant des combinaisons de réclame qui lui échappaient. Il osa montrer sa répugnance, en disant : – Si nous la donnons à cinq francs soixante, c’est comme si nous la donnions à perte, puisqu’il faudra prélever nos frais qui sont considérables... On la vendrait partout sept francs. Du coup, Mouret se fâcha. Il tapa de sa main ouverte sur la soie, il cria nerveusement : – Mais je le sais, et c’est pourquoi je désire en faire cadeau à nos clientes... En vérité, mon cher, vous n’aurez jamais le sens de la femme. Comprenez donc qu’elles vont se l’arracher, cette soie ! – Sans doute, interrompit l’intéressé, qui s’entêtait, et plus elles se l’arracheront, plus nous perdrons. – Nous perdrons quelques centimes sur l’article, je le veux bien. Après ? le beau malheur, si nous attirons toutes les femmes et si nous les tenons à notre merci, séduites, affolées devant l’entassement de nos marchandises, vidant leur porte-monnaie sans compter ! Le tout, mon cher, est de les allumer, et il faut pour cela un article qui flatte, qui fasse époque. Ensuite, vous pouvez vendre les autres articles aussi cher qu’ailleurs, elles croiront les payer chez vous meilleur marché. Par exemple, notre Cuir-d’Or, ce taffetas à sept francs cinquante, qui se vend partout ce prix, va passer également pour une occasion extraordinaire, et suffira à combler la perte du Paris-Bonheur... Vous verrez, vous verrez ! Il devenait éloquent. – Comprenez-vous ! je veux que dans huit jours le Paris-Bonheur révolutionne la place. Il est notre coup de fortune, c’est lui qui va nous sauver et qui nous lancera. On ne parlera que de lui, la lisière bleu et argent sera connue d’un bout de la France à l’autre... Et vous entendrez la plainte furieuse de nos concurrents. Le petit commerce y laissera encore une aile. Enterrés, tous ces brocanteurs qui crèvent de rhumatismes, dans leurs caves ! Autour du patron, les commis qui vérifiaient les envois, écoutaient en souriant. Il aimait parler et avoir raison. Bourdoncle, de nouveau, céda. Cependant, la caisse s’était vidée, deux hommes en déclouaient une autre. – C’est la fabrication qui ne rit pas ! dit alors Bouthemont. À Lyon, ils sont furieux contre vous, ils prétendent que vos bons marchés les ruinent... Vous savez que Gaujean m’a positivement déclaré la guerre. Oui, il a juré d’ouvrir de longs crédits aux petites maisons, plutôt que d’accepter mes prix. Mouret haussa les épaules. – Si Gaujean n’est pas raisonnable, répondit-il, Gaujean restera sur le carreau... De quoi se plaignent-ils ? Nous les payons immédiatement, nous prenons tout ce qu’ils fabriquent, c’est bien le moins qu’ils travaillent à meilleur compte... Et, d’ailleurs, il suffit que le public en profite. Le commis vidait la seconde caisse, pendant que Bouthemont s’était remis à pointer les pièces, en consultant la facture. Un autre commis, sur le bout du comptoir, les marquait ensuite en chiffres connus, et la vérification finie, la facture, signée par le chef de rayon, devait être montée à la caisse centrale. Un instant encore, Mouret regarda ce travail, toute cette activité autour de ces déballages qui montaient et menaçaient de noyer le sous-sol ; puis, sans ajouter un mot, de l’air d’un capitaine satisfait de ses troupes, il s’éloigna, suivi de Bourdoncle. Lentement, tous deux traversèrent le sous-sol. Les soupiraux, de place en place, jetaient une clarté pâle ; et, au fond des coins noirs, le long d’étroits corridors, des becs de gaz brûlaient, continuellement. C’était dans ces corridors que se trouvaient les réserves, des caveaux barrés par des palissades, où les divers rayons serraient le trop-plein de leurs articles. En passant, le patron donna un coup d’œil au calorifère qu’on devait allumer le lundi pour la première fois, et au petit poste de pompiers qui gardait un compteur géant, enfermé dans une cage de fer. La cuisine et les réfectoires, d’anciennes caves transformées en petites salles, étaient à gauche, vers l’angle de la place Gaillon. Enfin, à l’autre bout du sous-sol, il arriva au service du départ. Les paquets que les clientes n’emportaient point, y étaient descendus, triés sur des tables, classés dans des compartiments dont chacun représentait un quartier de Paris ; puis, par un large escalier débouchant juste en face du Vieil Elbeuf, on les montait aux voitures, qui stationnaient près du trottoir. Dans le fonctionnement mécanique du Bonheur des dames, cet escalier de la rue de la Michodière dégorgeait sans relâche les marchandises englouties par la glissoire de la rue Neuve-Saint-Augustin, après qu’elles avaient passé, en haut, à travers les engrenages des comptoirs.
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