Anagogie

2673 Words
AnagogieOn sait que parmi les découvertes innombrables des antiquités d’Herculanum, les manuscrits ont épuisé la patience et la sagacité des artistes et des savants. La difficulté consiste à dérouler des volumes à demi consumés depuis deux mille ans par la lave du Vésuve. Tout tombe en poussière à mesure qu’on y touche. Cependant des minéralogistes hongrois, plus patients que les Italiens, plus exercés à tirer parti des productions qu’offrent les entrailles de la terre, se sont offerts à la reine de Naples. Cette princesse, amie de tous les arts, et savante dans celui d’exciter l’émulation, a favorablement accueilli ces artistes : ils ont entrepris cet immense travail. D’abord ils collent une toile fine sur l’un des rouleaux ; quand la toile est sèche, on la suspend, et l’on pose en même temps le rouleau sur un châssis mobile, pour le faire descendre imperceptiblement, à mesure que le développement s’opère. Pour le faciliter, on passe un filet d’eau gommée sur le volume avec la barbe d’une plume, et petit à petit les parties s’en détachent pour se coller immédiatement sur la toile tendue. Ce travail pénible est si long que dans l’espace d’une année, à peine peut-on dérouler quelques feuilles. Le désagrément de ne trouver le plus souvent que des manuscrits qui n’apprenaient rien, allait faire renoncer à cette entreprise difficile et fastidieuse, lorsqu’enfin tant d’efforts ont été récompensés par la découverte d’un ouvrage qui a bientôt aiguisé le génie des cent cinquante académies de l’Italie. C’est un manuscrit mozarabique, composé dans ces temps perdus ou Philippe fut enlevé à côté de l’eunuque de Candace ; où Habacuc, transporté par les cheveux, portait à cinq cents lieues le dîner à Daniel, sans qu’il se refroidît ; où les Philistins circoncis se faisaient des prépuces ; où des anus d’or guérissaient les hémorroïdes… . Un nommé Jérémie Shackerley, vrai croyant, dit le manuscrit, profita de l’occasion. Il avait voyagé, et de père en fils, rien ne s’était perdu dans cette famille, l’une des plus anciennes du monde, puisqu’elle conservait des traditions non équivoques de l’époque où les éléphants habitaient les parties les plus froides de la Russie ; où le Spitzberg produisait d’excellentes oranges ; où l’Angleterre n’était pas séparée de la France ; où l’Espagne tenait encore au continent du Canada, par cette grande terre nommée Atlantide, dont on retrouve à peine le nom chez les anciens, mais dont l’ingénieux M. Bailly fait si bien l’histoire. Shackerley voulut être transporté dans une des planètes les plus éloignées qui forment notre système, mais on ne le déposa pas dans la planète même, on le plaça dans l’anneau de Saturne. Cet orbe immense n’était point encore tranquille. Dans les parties basses, des mares profondes et orageuses, des courants rapides, des tournoiements d’eau, des tremblements de terre presque continuels, produits par l’affaissement des cavernes et par les fréquentes explosions des volcans ; des tourbillons de vapeurs et de fumées, des tempêtes sans cesse excitées par les secousses de la terre, et ses chocs terribles contre les eaux de mer ; des inondations, des débordements, des déluges ; des fleuves de lave, de bitume, de soufre, ravageant les montagnes et se précipitant dans les plaines, où ils empoisonnent les eaux ; la lumière offusquée par des nuages aqueux, par des masses de cendres, par des jets de pierres enflammées que poussaient les volcans… Telle était la situation de cette planète encore informe. L’anneau seul était habitable. Beaucoup plus mince et déjà plutôt attiédi, il jouissait depuis longtemps des avantages de la nature perfectionnée, sensible, intelligente ; mais on y apercevait les terribles scènes dont Saturne était le théâtre. La forme et la construction de cet anneau parurent si singulières à Shackerley, que rien dans l’univers ne lui avait semblé aussi étrange. D’abord notre soleil, qui est celui des habitants de ce pays, était pour eux à peine la trentième partie de ce qu’il nous paraît. Il formait à leurs yeux l’effet que produit sur la terre l’étoile du berger, quand elle est dans son plein. Mercure, Vénus, la terre et Mars, n’y pouvaient point être discernés ; on y doutait de leur existence. Jupiter seul s’y montrait, à peu de chose près, comme nous le voyons ; avec cette différence qu’il présentait des phases comme la lune nous en montre. Il en était de même de ses satellites ; et de ce concours de variétés uniformes, il résultait des phénomènes curieux et utiles. Curieux en ce que l’on voyait Jupiter en croissant, et ses quatre petites lunes tantôt en croissant, tantôt en décours, ou les unes à droite, et les autres se confondant avec la planète elle-même ; utiles, en ce que Jupiter passait quelquefois sur le soleil avec tout son cortège ; ce qui produisait une multitude de points de contact, d’immersions et d’émersions successives, qui ne laissaient rien à désirer pour la régularité des observations. Ainsi la déduction des parallaxes était calculée rigoureusement ; en sorte que, malgré l’éloignement de l’anneau, ou de Saturne ou du soleil, qui selon, le docte Jérémie Shackerley, n’est guère moins de trois cent treize millions de lieues, on avait fait plus de progrès en astronomie que sur la terre, depuis une infinité de siècles. Le soleil était faible, mais le défaut de sa chaleur, se compensait par celle du globe de Saturne, qui n’était pas attiédi. Cet anneau recevait de sa planète principale plus de lumière et de chaleur, que nous n’en avons ici-bas ; car enfin cet anneau avait en lui-même, dans son centre, ce globe de Saturne qui est neuf cents fois plus gros que la terre, et il en était éloigné de cinquante-cinq mille lieues, ce qui forme les trois quarts de la distance de la lune à la terre. Autour de l’anneau et à de grandes distances, on voyait cinq lunes qui se levaient quelquefois toutes du même côté. Shackerley prétend qu’il est impossible de se former une idée assez magnifique de ce spectacle. Cet anneau si bien situé formait comme un pont suspendu, un arc circulaire ; on voyageait dans tout son contour ; ainsi l’on faisait de loin le tour du globe de Saturne ; mais de façon que le voyageur avait toujours ce globe du même côté. La largeur de cet anneau n’est pas moindre que l’épaisseur de notre globe ; mais en même temps il est assez mince pour que cette épaisseur disparaisse, quand il est vu de la terre. C’est ainsi que semble la lame d’un couteau, quand on la fixe de loin par le plan du tranchant. Shackerley n’ignorait rien des phénomènes qu’on peut connaître ici-bas ; mais il s’attendait à pouvoir se porter au moins à califourchon sur la tranche de cet anneau. Quelle fut sa surprise en voyant que cette épaisseur si mince, qui disparait à nos yeux, formait une distance aussi grande que celle de Paris à Strasbourg ; car cet exemple donnera plus vite et plus exactement l’idée de cette dimension, que les mesures itinéraires employées par Shackerley, lesquelles ont besoin de quelques milliers de commentaires in-folio, avant que d’être incontestablement évaluées. Ainsi il pouvait y avoir de petits royaumes sur ce bord intérieur et concave, que les politiques de notre globe sauraient bien rendre un théâtre s******t et mémorable d’innombrables glorieuses intrigues s’il était à leur disposition. Les habitants de cette partie, que l’on peut appeler les antipodes du dos extérieur de l’anneau, les habitants de l’intérieur, dis-je, avaient ce globe énorme de Saturne suspendu sur leur tête ; l’anneau repassait par-dessus ce globe, et par-delà l’anneau gravitaient les cinq lunes. Enfin les habitants de l’intérieur voyaient leur droite et leur gauche, comme nous voyons les nôtres sur la terre ; mais l’horizon de devant, ainsi que celui de derrière, étaient bien différents de ceux que nous apercevons ici-bas. À dix lieues, nous perdons un vaisseau de vue à cause de la courbure de notre globe ; dans l’anneau de Saturne, cette courbure est en sens contraire : elle s’élève au lieu de s’abaisser ; mais comme l’anneau entoure Saturne à la distance de cinquante mille lieues, il en résulte que cet anneau, en forme de bourrelet, a au moins cinq cent mille lieues de circonférence. Sa courbure s’élève donc imperceptiblement. L’horizon qui s’abaisse sur notre terre, paraît plan à l’œil l’espace de quelques lieues ; puis il s’élève un peu ; les objets diminuent ; distincts d’abord, ils finissent par se confondre : on n’aperçoit plus que les masses ; enfin cette terre s’élève dans le lointain à des distances énormes toujours en se menuisant ; au point que cet anneau, par les illusions de l’optique, finit en l’air, devient à l’œil de la largeur de notre lune, et s’aperçoit à peine dans la partie qui se trouve sur la tête de l’observateur ; car elle est pour lui à plus du double de la distance de la lune à la terre, c’est-à-dire, à deux cent mille lieues à peu près. J’omets les phénomènes multipliés que produisent tous ces corps suspendus par leurs éclipses respectives ; Shackerley les connaissait sur la terre et les avait bien jugés. Leur ciel était comme le nôtre, nulle différence pour toutes les constellations ; mais un nombre infini de comètes remplissait l’espace immense et incalculable qui se trouvait entre Saturne et les étoiles qu’on soupçonnait les plus voisines. Comme l’attraction du globe de Saturne balançait en partie celle de l’anneau, la pesanteur y était très diminuée ; on y marchait sans effort et le moindre mouvement transportait la masse ; comme une personne qui se baigne et ne peut déplacer que le pareil volume d’eau qu’elle occupe, s’y meut par des impulsions insensibles. Ainsi les corps pour se joindre ne faisaient que s’effleurer ; ils s’approchaient sans pression, tout y était presque aérien ; les sensations les plus délicates se perpétuaient sans émousser les organes. On conçoit que cette manière d’être influait beaucoup sur le moral des habitants de l’arc planétaire. Aussi l’une des merveilles qui surprit le plus Shackerley, ce fut la perfectibilité des êtres qui meublaient cet étrange anneau ; ils jouissaient de beaucoup de sens qui nous sont inconnus ; la nature avait fait de trop grandes avances dans l’appareil de tous ces grands corps, pour s’arrêter à cinq sens dans la composition de ceux qu’elle avait destinés à jouir de tous ces spectacles. Ici l’embarras de Shackerley devint énorme. Il avait assez de connaissances pour saisir et tracer les grands effets de ces corps variés et suspendus ; il échoua quand il voulut peindre des êtres animés. Aussi ne trouve-t-on point dans le manuscrit mozarabique toute la clarté, tous les détails que l’on conçoit à cet égard. Au moins les Abbandonati de Bologne, les Resvegliati de Gênes, les Addormentati de Gubio, les Disingannuti de Venise, les Acagiati de Rimini, les Furfurati de Florence, les Lunatici de Naples, les Caliginosi d’Ancône, les Insipidi de Pérouse, les Mélancholici de Rome, les Extravaganti de Candie, les Ebrii de Syracuse, etc., etc., qui tous ont été consultés, ont renoncé à rendre la traduction plus claire. Il est vrai que l’inquisition civile et religieuse entrent peut-être pour quelque chose dans leur embarras. Cependant il faut être juste : rien n’est plus difficile à donner que l’explication d’un sens qui nous est étranger. On a des exemples d’aveugles nés qui, par le secours des sens qui leur restaient, ont fait des miracles de cécité. Eh bien ! l’un d’entre eux, chimiste, musicien, apprenant à lire à son fils, ne peut pas trouver une autre définition du miroir que celle-ci : « C’est une machine par laquelle les choses sont mises en relief hors d’elles-mêmes. » Voyez combien cette définition, que les philosophes qui l’ont approfondie trouvent très subtile et même surprenante, est cependant absurde. Je ne connais point d’exemple plus propre à montrer l’impossibilité d’expliquer des sens dont on est dépourvu ; et cependant toutes les affections et les qualités morales dérivent des sens ; c’est par conséquent sur les observations qui leur sont relatives que l’on pourrait uniquement fonder ce qu’il y aurait à dire sur le moral de ces êtres d’une espèce si différente de la nôtre. Au reste, il faut espérer que l’habitude où nos voyageurs et nos historiens nous ont mis de leur voir négliger ou même omettre ce qui n’a trait qu’aux mœurs, aux lois, aux coutumes, rendra nos lecteurs indulgents pour Shackerley, qui du moins a le passeport d’une haute antiquité, sans lequel on ne voudrait peut-être pas croire un mot de ce qu’il a dit ; car il était pour ses contemporains, et à bien des égards il est encore pour nous à peu près dans le cas d’un homme, qui n’aurait vu qu’un jour ou deux, et qui se trouverait confondu chez un peuple d’aveugles ; il faudrait certainement qu’il se tût, ou on le prendrait pour un fol puisqu’il annoncerait une foule de mystères, qui n’en seraient à la vérité que pour le peuple ; mais tant d’hommes sont peuple, et si peu sont philosophes, qu’il n’y a pas de sûreté à n’agir, à ne penser, à n’écrire que pour ceux-ci. Shackerley a fait cependant quelques observations, dont voici les plus singulières. Il s’aperçut que la mémoire dans les êtres de Saturne ne s’effaçait point. Les pensées se communiquaient parmi eux sans paroles et sans signes. Point d’idiome ; par conséquent, rien d’écrit, rien de déposé ; et combien de portes fermées aux mensonges, aux erreurs ! Ces détails prodigieux, innombrables qui nous énervent, leur étaient inconnus. Ils avaient toutes les facilités possibles pour transmettre leurs idées, pour donner une rapidité inconcevable à leur exécution, pour hâter tous les progrès de leurs connaissances : il semblait que dans cette espèce privilégiée tout s’exécutât par instinct et avec la célérité de l’éclair. La mémoire retenant tout, la tradition se perpétuait avec infiniment plus de fidélité, d’exactitude et de précision que par les moyens compliqués et infinis que nous accumulons, sans pouvoir atteindre à aucun genre de certitude. Chaque corps a ses émanations ; elles sont en pure perte sur la terre : dans l’anneau elles formaient une atmosphère toujours agissante à des distances considérables, et ces émanations dont Shackerley n’a pu donner une idée qu’en les comparant à ces atomes qu’on distingue à l’aide du rayon solaire introduit dans la chambre obscure, ces émanations, dis-je, répondaient à toutes les houppes nerveuses du sentiment de l’individu. Semblables aux étamines des plantes, aux affinités chimiques, elles s’enlaçaient dans les émanations d’un autre individu, lorsque la sympathie s’y rencontraient ; ce qui, comme on peut aisément le concevoir, multipliait à l’infini des sensations dont nous ne pouvons nous former qu’une image très infidèle. Elles rendaient, par exemple, les jouissances de deux amants semblables à celles d’Alphée qui, pour jouir d’Aréthuse, que Diane venait de changer en fontaine, se métamorphosa en fleuve, afin de s’unir plus intimement à son amante, en mêlant ses ondes avec les siennes. Cette cohésion vive et presque infinie de tant de molécules sensibles, produisait nécessairement dans ces êtres un esprit de vie que Shackerley exprime par un mot mozarabe, que l’académie des Innamorati a traduit par le mot électrique, quoique les phénomènes de l’électricité ne fussent point connus dans ces temps reculés. Tout dans ces contrées abondait sans culture, et tellement, que les propriétés y seraient devenues à charge autant qu’inutiles. On sent qu’où il n’y a point de propriété, il y a bien peu d’occasions de disputes, d’inimitiés, et que la plus parfaite égalité politique règne, à supposer même qu’il faille à de tels êtres un système politique. Je ne conçois pas ce qui pourrait les troubler, puisque leurs besoins sont plutôt prévenus que satisfaits, si la saveur du désir ne leur manque point et qu’ils n’aient rien à craindre du poison de la satiété. Dans l’anneau de Saturne, les connaissances se transmettaient par l’air à des distances très considérables, par la même voie que se transmet la lumière du soleil, laquelle nous vient, comme on sait, en sept minutes. Une inspiration ou un souffle différemment modifié suffisait pour communiquer une pensée. De là résultait un concours admirable dans les populations infinies qui, par cette intelligence, cette harmonie universellement répandue dans tout l’anneau, ne s’occupaient que de leur bonheur commun, lequel n’était jamais en contradiction avec celui d’aucun individu. Ces êtres si surprenants, surtout pour les hommes, jouissaient ainsi d’une paix éternelle et d’un bien-être inaltérable. Les arts qui tendent au bonheur et à la conservation de l’espèce, étaient aussi perfectionnés qu’il soit possible de l’imaginer et même de le désirer ; et l’on n’y avait pas la moindre idée de ces arts destructeurs enfantés par la guerre. Ainsi les habitants de l’anneau n’avaient point passé par ces alternatives de raison et de démence, qui ont si prodigieusement mêlé nos sociétés de bien et de mal. Les grands talents dans la science funeste de faire celui-ci, loin d’être admirés chez eux, n’y étaient pas même connus. Les plaisirs stériles ou factices n’y régnaient pas plus que le faux honneur, et l’instinct de ces êtres fortunés leur avait appris sans effort ce que la triste expérience de tant de siècles nous enseigne encore vainement, je veux dire que la véritable gloire d’un être intelligent est la science, et la paix son vrai bonheur. Voilà ce qu’une lecture rapide m’a permis de retenir du voyage de Shackerley, qu’Habacuc, à la fin de son voyage, reprit par les cheveux et déposa en Arabie d’où il l’avait enlevé. Quand le développement et la traduction de ce précieux manuscrit seront achevés, je me propose d’en donner à l’Europe savante une édition non moins authentique que celle des livres sacrés des Brames, que M. Anquetil a incontestablement rapportés des bords du Gange ; car j’ose me flatter de savoir presque aussi bien le mozarabique qu’il sait le zend ou le pelhvi.
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