SILVER BLAZE-1
SILVER BLAZEUn matin, au moment où nous allions commencer à déjeuner :
— Mon cher Watson, me dit Sherlock Holmes, j’ai peur d’être obligé de m’absenter.
— Et où comptez-vous aller ?
— Dans le Dartmoor, à King’s Pyland.
Cette réponse ne me surprit pas ; ce qui m’étonnait bien davantage, c’était qu’Holmes ne se fût pas encore trouvé mêlé à cette affaire si étrange qui, d’un bout à l’autre de l’Angleterre, était devenue le sujet de toutes les conversations. Je l’avais bien vu pendant une journée entière arpenter le salon, le menton incliné sur la poitrine, les sourcils froncés, fumant pipe sur pipe du tabac le plus noir et le plus fort qu’il eût pu trouver et restant absolument sourd à tout ce que je pouvais lui dire. Ce jour-là, nous avions reçu les derniers numéros parus de chaque journal de Londres ; mais mon compagnon y avait à peine jeté les yeux et les avait successivement lancés dans un coin. Cependant, malgré son silence, je savais parfaitement à quoi m’en tenir sur le sujet de ses méditations. Il n’y avait à ce moment qu’un seul problème qui pût l’amener à concentrer ainsi toutes ses facultés d’analyse : c’était la mystérieuse disparition de Silver Blaze, – le cheval célèbre, le grand favori du Wessex Cup – et le meurtre tragique de son entraîneur. Aussi quand il m’annonça brusquement son intention de se rendre sur le théâtre du drame, il ne fit que répondre à mon attente et à mes secrètes espérances.
— Si je ne vous gêne pas, lui dis-je, je serais très heureux de vous accompagner.
— Mais au contraire, mon cher Watson, vous me feriez le plus grand plaisir. Et je crois que vous ne perdrez pas votre temps ; car il y a dans cette affaire certaines particularités qui promettent d’en faire un cas absolument unique. Voyons, je crois que nous avons juste le temps d’arriver à la gare de Paddington pour prendre le train ; pendant le voyage, je vous mettrai au courant de tout ce que je sais là-dessus. Ah ! je vous serais très reconnaissant d’emporter votre excellente lorgnette.
Aussi, une heure plus tard, installé dans un compartiment de première classe, je roulais à toute vapeur dans la direction d’Exeter, ayant en face de moi Sherlock Holmes, dont la figure fine et perçante apparaissait encadrée dans une casquette de voyage à larges oreillères. Mon compagnon avait acheté à la gare tout un paquet de journaux et s’était immédiatement plongé dans leur lecture. Ce ne fut que longtemps après avoir dépassé Reading qu’il jeta la dernière feuille sous la banquette ; tirant alors son porte-cigares, il me le tendit :
— Nous marchons bien, dit-il en regardant sa montre, après avoir jeté un coup d’œil par la portière ; notre vitesse actuelle est de quatre-vingt-treize kilomètres à l’heure.
— Je n’ai pas fait attention aux bornes, répliquai-je.
— Ni moi non plus ; mais, sur cette ligne, les poteaux télégraphiques sont plantés à cinquante-cinq mètres les uns des autres ; vous voyez que le calcul est bien facile à faire. Je suppose, ajouta-t-il, que vous avez déjà étudié toute cette affaire, l’assassinat de John Straker et la disparition de Silver Blaze ?
— Je ne sais que ce que le Daily Telegraph et le Daily Chronicle en ont dit.
— Nous sommes en présence d’un de ces cas dans lesquels le mérite du chercheur est d’approfondir tous les détails, de les passer, pour ainsi dire, au crible, plutôt que de se mettre en quête de nouveaux indices. En voyant combien ce drame est étrange – car il n’y manque vraiment rien, – et quelle importance capitale il prend pour un grand nombre de gens, ce qui nous gêne le plus, c’est la pléthore de soupçons, de conjectures ou d’hypothèses en présence desquels nous nous trouvons. La difficulté est donc de dégager le fait lui-même, – le fait brutal, indéniable, – de tout ce qui l’encadre, c’est-à-dire des embellissements dus aux reporters et aux théoriciens. Puis, partant de cette base fixe, nous devons en tirer toutes les déductions possibles et examiner les points principaux sur lesquels semble reposer tout le mystère. Mardi soir, j’ai reçu deux télégrammes, l’un du colonel Ross, le propriétaire du cheval, et l’autre de l’inspecteur Gregory, l’agent chargé de cette affaire, qui me demandent tous les deux de venir à leur aide.
— Mardi soir, dites-vous, et nous sommes à jeudi matin ! Pourquoi n’êtes-vous pas parti hier ?
— Tout simplement parce que j’ai fait une gaffe, mon cher Watson, ce qui m’arrive, je le crains, plus souvent qu’on ne pourrait le croire d’après les récits où vous m’avez fait connaître au public. Le fait est qu’il m’était impossible d’admettre que le cheval le plus remarquable d’Angleterre puisse rester longtemps caché, surtout dans un endroit où la population est aussi clairsemée que dans le nord du Dartmoor. Hier, d’heure en heure, je m’attendais à apprendre qu’on l’avait retrouvé et que son détenteur était le meurtrier de John Straker. Cependant, quand je vis, après toute une journée écoulée, que, à part l’arrestation du jeune Fitzory Simpson, rien n’avait été fait, je compris qu’il était temps pour moi de me mettre en campagne. Je dois reconnaître, néanmoins, que je n’ai pas perdu tout à fait cette journée d’hier.
— Vous avez donc posé des jalons sérieux sur cette affaire ?
— J’ai tout au moins formé un faisceau de tous les faits principaux. Je vais vous les énumérer, car rien ne contribue à rendre une affaire claire comme de la dérouler aux yeux d’une autre personne ; d’ailleurs, je ne pourrais guère compter sur votre concours, si je ne vous communiquais pas toutes les données du problème.
À ces mots, je me renversai sur ma banquette tout en continuant à fumer mon cigare, tandis qu’Holmes, le corps penché en avant, se mettait à me détailler les événements qui occasionnaient notre voyage ; tout en parlant, il promenait son index long et mince sur la paume de sa main gauche, comme s’il avait voulu y dessiner, au fur et à mesure, tout ce qu’il me racontait.
— Silver Blaze, dit-il, est du sang d’Isonomy et a parcouru une carrière aussi brillante que son illustre père. Il a maintenant cinq ans et a fait gagner successivement tous les prix du turf au colonel Ross, son heureux propriétaire. Au moment de la catastrophe, il tenait encore la tête de la cote à 3/1 dans le Wessex Cup. Du reste, le public des courses l’installait toujours grand favori, et comme il n’avait jamais trompé cette confiance, on avait engagé sur lui – dans le cas présent et malgré sa cote peu avantageuse – des sommes énormes. Il est donc clair que beaucoup de gens avaient le plus grand intérêt à empêcher Silver Blaze de se présenter au poteau mardi prochain.
« On s’en rendait bien compte à King’s Pyland – c’est le nom de l’écurie d’entraînement du colonel. Toutes les précautions étaient prises pour monter la garde autour du favori. L’entraîneur, John Straker, était un ancien jockey qui avait monté pour le colonel Ross avant d’être devenu trop lourd. Il a été au service du colonel pendant cinq ans comme jockey, pendant sept ans comme entraîneur, et s’est toujours montré honnête et dévoué. Il n’avait que trois lads sous ses ordres, car l’établissement est peu considérable, puisqu’il ne contenait que quatre chevaux. L’un des lads, à tour de rôle, veillait chaque nuit dans l’écurie, tandis que les deux autres couchaient dans le grenier. On ne donne que de bons renseignements sur tous les trois. John Straker, qui était marié, habitait un petit chalet, à deux cents mètres environ de l’écurie. N’ayant pas d’enfants, il n’avait chez lui qu’une servante et passait pour être à son aise. Le pays environnant est très désert, mais à un kilomètre vers le nord, on aperçoit un petit groupe de villas construites par un entrepreneur de Tavistock et destinées à être louées aux malades ou aux autres personnes qui sont attirées par l’air si pur qu’on respire dans le Dartmoor. La petite ville de Tavistock est située à trois kilomètres à l’ouest tandis que de l’autre côté de la lande, et également à trois kilomètres, se trouve Capleton. C’est une écurie d’entraînement importante, qui appartient à lord Backwater et qui est dirigée par Silas Brown. De tous les autres côtés, la lande offre l’aspect d’un vrai désert et n’est habitée que d’une façon intermittente par quelques bohémiens nomades. Maintenant que vous savez à quoi vous en tenir sur la topographie du pays, revenons à la catastrophe de lundi dernier.
« Dans la soirée de ce jour, les chevaux avaient eu leur exercice et avaient été pansés comme d’habitude. L’écurie avait été fermée à clef à neuf heures. Deux des lads se rendirent alors à la maison de l’entraîneur pour y souper dans la cuisine, tandis que le troisième, Ned Hunter, restait de garde. Quelques minutes après neuf heures, la servante, Edith Baxter, sortit pour porter à Hunter son repas, qui consistait dans un plat de mouton au carry ; elle ne lui portait rien à boire ; il y avait, en effet, un robinet d’eau dans l’écurie, et il était de règle que le lad de service ne devait pas avoir d’autre boisson. La servante avait à la main une lanterne, car il faisait très noir, et le sentier traverse la bruyère inculte.
« Edith Baxter se trouvait à environ trente mètres de l’écurie, lorsqu’un homme, l’interpellant dans l’obscurité, la pria de s’arrêter. Quand cet homme fut entré dans le cercle de lumière projeté par la lanterne, elle vit qu’il était revêtu d’un complet gris et d’une casquette de drap ; il portait des guêtres et tenait à la main une canne très lourde, surmontée d’une boule ; enfin, il lui parut avoir dépassé la trentaine et présenter toutes les apparences d’un monsieur comme il faut.
« — Pouvez-vous me dire où je me trouve ? demanda-t-il. J’étais presque résigné à passer la nuit dans la lande, lorsque j’ai aperçu la lueur de votre lanterne.
« — Vous êtes, répondit la servante, tout près de l’écurie d’entraînement de King’s Pyland.
« — Eh bien, j’ai de la chance ! s’écria-t-il. Je me suis laissé dire qu’un seul lad couche chaque nuit dans l’écurie ; c’est même sans doute son souper que vous portez là. Voyons, entre nous, je suis sûr que vous ne feriez pas trop la fière si on vous offrait de quoi vous acheter une jolie robe neuve ? Qu’en dites-vous ? » Puis, tirant de la poche de son gilet un morceau de papier blanc replié : « — Faites en sorte, ajouta-t-il, que le lad ait cela ce soir, et je vous promets la plus belle robe que vous ayez pu rêver. »
« La femme fut effrayée du ton sur lequel il lui parlait ; aussi se mit-elle à courir vers la fenêtre par laquelle elle avait l’habitude de tendre leur repas aux garçons d’écurie. Cette fenêtre était déjà ouverte, et Hunter était assis à l’intérieur devant une petite table. Edith Baxter avait commencé à lui raconter son aventure, lorsque l’étranger se rapprocha de nouveau.
« — Bonsoir, dit-il en regardant Hunter par la fenêtre ; je voudrais vous dire un mot.
« La femme a affirmé que, pendant qu’il parlait, elle avait remarqué le coin du papier blanc dépassant ses doigts.
« — Que venez-vous faire ici ? demanda le lad.
« — Je viens peut-être vous mettre quelque argent dans la poche, répondit l’autre. Écoutez, vous avez deux chevaux engagés dans le Wessex Cup, Silver Blaze et Bayard. Ne me marchandez pas les renseignements, et vous ne vous en trouverez pas plus mal. Est-il vrai qu’avec le poids qu’il porte, Bayard puisse, sur mille mètres, battre son camarade de vingt longueurs, et que l’écurie ait mis beaucoup d’argent sur lui ?
« — Alors, vous êtes un de ces maudits touts ! cria le lad ; je vais vous montrer comment nous les recevons à King’s Pyland ! Et d’un bond, il s’élança au bout de l’écurie pour détacher le chien.
« La servante s’enfuit du côté de la maison, mais, tout en courant, elle regarda derrière elle et vit que l’étranger se penchait sur la fenêtre. Cependant, lorsque, une minute après, Hunter apparut avec le chien, il ne vit plus personne, et il eut beau faire le tour du bâtiment, il ne trouva plus trace de l’individu.