XXI

381 Words
XXIQuand nous rejoignîmes la barque de Samuel, la Grande Ourse avait dépassé son point de plus grande inclinaison, et on entendait dans le lointain le chant du coq. Samuel dormait, roulé dans ma couverture, à l’arrière, au fond de la barque ; la négresse dormait, accroupie à l’avant comme un macaque ; le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbé sur ses avirons. Les deux vieux serviteurs rejoignirent leur maîtresse, et la barque qui portait Aziyadé s’éloigna sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la forme blanche de la jeune femme, étendue inerte à la place où je l’avais quittée, chaude de baisers, et humide de la rosée de la nuit. Trois heures sonnaient à bord des cuirassés allemands ; une lueur blanche à l’orient profilait le contour sombre des montagnes, dont la base était perdue dans l’ombre, dans l’épaisseur de leur propre ombre, reflétée profondément dans l’eau calme. Il était impossible d’apprécier encore aucune distance dans l’obscurité projetée par ces montagnes ; seulement les étoiles pâlissaient. La fraîcheur humide du matin commençait à tomber sur la mer ; la rosée se déposait en gouttelettes serrées sur les planches de la barque de Samuel ; j’étais vêtu à peine, les épaules seulement couvertes d’une chemise d’Albanais en mousseline légère. Je cherchais ma veste dorée ; elle était restée dans la barque d’Aziyadé. Un froid mortel glissait le long de mes bras, et pénétrait peu à peu toute ma poitrine. Une heure encore avant le moment favorable pour rentrer à bord en évitant la surveillance des hommes de garde ! J’essayai de ramer ; un sommeil irrésistible engourdissait mes bras. Alors je soulevai avec des précautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel, pour m’étendre sans l’éveiller à côté de cet ami de hasard. Et, sans en avoir eu conscience, en moins d’une seconde, nous nous étions endormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n’y a pas de résistance possible ; – et la barque s’en alla en dérive. Une voix rauque et germanique nous éveilla au bout d’une heure ; la voix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci : « Ohé du canot ! » Nous étions tombés sur les cuirassés allemands, et nous nous éloignâmes à force de rames ; les fusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il était quatre heures ; l’aube, incertaine encore, éclairait la masse blanche de Salonique, les masses noires des navires de guerre ; je rentrai à bord comme un voleur, assez heureux pour être inaperçu.
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