Chapter 4

2625 Words
Qu’il faut réaliser enfin, au moyen de la presse, la puissance la plus formidable du jour, une enquête générale sur leur situation, sur leurs besoins naturels, sur les mœurs et coutumes de chaque espèce, et créer sur des données sérieuses et impartiales une grande histoire de la Race Animale et de ses nobles destinées dans la vie privée et dans la vie publique, dans l’esclavage et dans la liberté. « Par la presse, LA FONTAINE, cet Homme, le seul à la gloire duquel on puisse dire que toutes les Bêtes l’ont pleuré, LA FONTAINE, dont ce triste jour rappelle la mort, a plus fait pour chacun d’eux que les vainqueurs de Sapor, de Tarragone et d’Alexandre, que les trois cents RENARDS eux-mêmes qui, avec Samson et la mâchoire de L’ÂNE, exterminèrent les Philistins. – L’ÂNE relève fièrement la tête. – Au nom de La Fontaine, tous les Animaux se lèvent et s’inclinent respectueusement. – Quelques Animaux demandent que ses cendres soient transportées au Jardin des Plantes. – Les naturalistes ont cru avoir tout fait en pesant le sang des Animaux, en comptant leurs vertèbres et en demandant à leur organisation matérielle la raison de leurs plus nobles penchants. Aux Animaux seuls il appartient donc de raconter les douleurs de leur vie méconnue, et leur courage de tous les instants, et les joies si rares d’une existence sur laquelle la main de l’homme s’appesantit depuis quatre mille ans. » Ici l’orateur paraît ému, et l’attendrissement gagne tous les bancs. Après quelques minutes de silence, LE RENARD se tournant vers les tribunes, ajoute : Que c’est par la presse, et par la presse seulement, que Mesdames LES PIES, LES OIES, LES CANNES, LES GRUES et LES POULES, qui dans toute autre lutte auraient été déplacées, trouveront, une fois la lutte du bec admise, à faire valoir leur talent bien connu pour la parole et pour la plume ; Que ce n’est point dans une Assemblée délibérante que peuvent se produire les griefs pour le moins bizarres que ces dames ont essayé de faire valoir dans cette enceinte : « leur place n’est point dans les assemblées publiques ; de l’avis du plus grand nombre, celles qui font de la politique ont un défaut de plus et un charme de moins, comme les Amazones de l’antiquité ; » qu’elles continuent donc à faire l’ornement des forêts et des basses-cours, en attendant qu’elles puissent consigner leurs observations dans la publication proposée, pendant les heures de loisir que le soin de leur ménage pourra leur laisser ; qu’enfin : « IL A L’HONNEUR D’APPELER LA DÉLIBÉRATION DE MM. LES REPRÉSENTANTS DE LA RACE ANIMALE SUR LES TROIS ARTICLES SUIVANTS : ART. Ier. – Il est ouvert un crédit illimité pour la publication d’une histoire populaire, nationale et illustrée de la grande famille des Animaux. » – Ce crédit sera alloué sur les fonds du ministère de l’instruction publique. – Un Membre de la Gauche propose par amendement qu’il soit justifié de l’emploi de ces fonds. – LA TAUPE s’y oppose, elle aime le mystère ; elle dit qu’il faut se garder de porter ainsi partout la lumière. – L’amendement succombe sous cette judicieuse observation. « ART. II.– Pour éloigner l’ignorance et la calomnie, ces deux-fléaux de la vérité, l’ouvrage sera écrit par les Animaux eux-mêmes, seuls juges compétents. ART. III.– Comme les arts et la librairie sont encore dans l’enfance parmi eux, la nation s’adressera, par l’intermédiaire de ses ambassadeurs, pour illustrer cet ouvrage, à un nommé Grandville, qui aurait mérité d’être un Animal, s’il n’avait de temps en temps ravalé son beau talent en le consacrant à la représentation toujours flattée, il est vrai, de ses semblables. (Voir les Métamorphoses.) Et pour l’impression, elle s’adressera à une maison de librairie connue, dans le monde pittoresque, sous le nom de J. Hetzel et Paulin, et qui n’a pas de préjugés. » Ces trois articles sont mis aux voix et adoptés successivement, quoique le Centre tout entier se soit levé contre. Quand ce résultat eut été proclamé à haute voix par le Président, qui avait si habilement dirigé les débats, sans rien dire ni rien faire, l’Assemblée, électrisée, se leva comme un seul Animal, plusieurs Membres quittèrent leur place pour aller serrer la patte de l’orateur, qui, satisfait du résultat, traversa modestement la foule, et trouva le moyen, en allant s’asseoir au pied de la tribune, de ne se placer ni à droite, ni à gauche, ni au centre. Cette protestation fut étouffée par le bruit des conversations particulières. « O siècle bavard ! s’écria UN VIEUX FAUCON IRLANDAIS, étranges logiciens ! vous avez griffes et dents, l’espace est devant vous, la liberté est quelque part, et il va vous suffire de noircir du papier ! » Cette protestation fut étouffée par le bruit des conversations particulières, et se perdit au milieu de l’enthousiasme général. LE CORBEAU se tira une plume de l’aile, et rédigea sur papier timbré le procès-verbal de la séance. Lequel procès-verbal fut lu, approuvé et paraphé par une commission, qui fut chargée de veiller à son exécution ; chacun s’engageant, du reste, à concourir de son mieux, unguibus et rostro, au succès de la publication. LE RENARD, qui avait fait la motion, L’AIGLE, LE PÉLICAN, et UN JEUNE SANGLIER, désignés ad hoc, ces trois derniers par le sort, se transportèrent dès le matin à Saint-Mandé, et se présentèrent chez M. Grandville. Cette entrevue fut remarquable sous plus d’un rapport. M. Grandville les reçut avec tous les honneurs dus à leur caractère d’Ambassadeurs, et s’entendit sans peine avec eux. Il obtint du RENARD, sur les mœurs et coutumes de la race animale, quelques renseignements pleins de malice dont il compte tirer bon parti. Il fut décidé que, pour faire preuve d’impartialité, on consentirait à ne pas représenter uniquement les Animaux, et qu’on accorderait à L’HOMME lui-même une petite place dans cette publication. Pour obtenir cette concession, M. Grandville laissa entendre que la différence entre L’HOMME et L’ANIMAL n’était pas si grande que messieurs les Ambassadeurs semblaient le penser, et que d’ailleurs les Animaux ne pourraient que gagner à la comparaison. Après quelques difficultés que la politesse et la modestie leur commandaient, messieurs les Ambassadeurs convinrent du fait, et tombèrent d’accord sur ce point comme sur tous les autres. La lenteur est de bon goût chez des ambassadeurs. Leurs Excellences montèrent donc en fiacre et rentrèrent dans Paris. À la barrière, un des commis de l’octroi, fort mauvais naturaliste, ayant pris, à la première vue, LE SANGLIER pour un COCHON, prétendit lui faire payer des droits d’entrée, et n’en reçut qu’un coup de boutoir. Ils descendirent rue de Seine, n° 33. Messieurs les Députés furent charmés du bon accueil qu’ils reçurent de leurs éditeurs. Ceux-ci, flattés que la Race Animale, dont ils ont toujours fait grand cas, eût songé à eux pour une publication de cette importance, promirent de donner tous leurs soins à cette affaire, de laquelle ils espèrent tirer encore plus d’honneur que de profit. LE SANGLIER lui-même, qui était venu avec quelques préventions, s’avoua satisfait et reçut avec un vif plaisir un exemplaire de l’Histoire des Français de Th. Lavallée, qu’il avait paru apprécier. M. J. Hetzel fit agréer au PÉLICAN une très-jolie collection du Livre des enfants, en le priant de l’offrir à ses fils, dont il avait entendu faire de grands éloges ; ce bon père fut louché de la délicatesse de cette attention. M. Paulin fut désolé de ne pouvoir que promettre à L’AIGLE l’Histoire du Consulat et de l’Empire de M. Thiers, dont le noble Animal avait grande envie. LE RENARD, en compère intelligent, refusa obstinément tout cadeau, et se contenta d’emporter quelques milliers de prospectus, qu’il promit, d’un air matois, de répandre toutes les fois qu’il en trouverait l’occasion. Après quelques petits arrangements de pure forme, il fut convenu que LE SINGE servirait d’intermédiaire et serait, en s’adjoignant LE PERROQUET, chargé de s’entendre avec messieurs les Animaux Rédacteurs, qui auraient à lui adresser leurs manuscrits, en indiquant soigneusement les adresses de leurs nids, tanières, perchoirs, etc., etc., pour que les épreuves pussent être envoyées exactement aux auteurs. Avant de se séparer, messieurs les Rédacteurs en chef recommandèrent à messieurs leurs futurs collaborateurs de n’adresser au cabinet de rédaction que des manuscrits bien écrits et faciles à lire, pour éviter les frais de correction et les fautes d’impression. Ils ajoutèrent que dans une publication à laquelle tant de talents différents étaient appelés à concourir, la méthode étant impossible, tout classement serait injuste et arbitraire ; que les premiers arrivés seraient donc les premiers imprimés ; qu’un numéro d’ordre serait donné à chaque manuscrit, et que pour rien au monde cet ordre ne pourrait être interverti. Messieurs les Animaux approuvèrent cette mesure, et s’en retournèrent pleins d’espoir, le front penché, le regard pensif, méditant déjà, les uns leur propre histoire, les autres celle de leur prochain. Post-Scriptum. – Par faveur spéciale, nous livrerons à la publicité quelques détails confidentiels sur lesquels notre ami LE PERROQUET nous avait demandé le silence ; mais nous comptons que sa discrétion ne tiendra pas devant quelques douzaines de noix et plusieurs morceaux de sucre que nous venons de lui envoyer. LE SINGE avait eu d’abord le séduisant projet de faire un journal ; il avait même, sous le titre de premier-forêt, fait un premier-Paris très ennuyeux, dans lequel il développait avec un grand talent toutes les questions, excepté celle du jour. LE PERROQUET s’était chargé de la correspondance étrangère et de l’importante partie des faits divers. Nous nous permettrons de citer une des nouvelles dont il comptait enrichir son premier numéro : – UN CANARD nous écrit des bords de la Garonne : « Il n’est bruit dans nos marais que de la disparition d’UNE JEUNE GRENOUILLE qui était chérie de toutes ses compagnes. Comme elle avait l’imagination fort exaltée, on craint qu’elle n’ait attenté à ses jours. On s’épuise en conjectures sur les causes qui auraient pu la pousser à cette fatale extrémité. » UN ANIMAL qui désire garder l’anonyme, rêvant déjà les succès de ces plumes célèbres qui ont fait la gloire de certaines lettres de l’alphabet J.J.– X – Y – z, etc., etc., avait signé de ses initiales un feuilleton dans lequel il constatait les brillants débuts d’une SAUTERELLE incomparable dans un ballet nouveau. L’OISEAU MOQUEUR avait demandé la permission de terminer régulièrement le journal par une série de calembours qu’il aurait spirituellement intitulés : les étonnantes Reparties du Coq à l’Âne, pour faire suite aux calembours parlementaires des Hommes d’État du Charivari. Le journal aurait été un journal sans annonces. LE DINDON, voulant s’assurer la propriété d’une idée aussi neuve, se disposait à prendre un brevet d’invention qui lui en réservât le monopole, quand LE LOUP-CERVIER (qui devait faire la Bourse) l’en détourna, en lui représentant que cette précaution serait superflue, et qu’il ne trouverait point d’imitateurs. Il ne restait plus guère à trouver qu’un titre et un gérant, et l’affaire eût été définitivement constituée, si LE RENARD, qui est de bon conseil, et LE LIÈVRE, qui est moins brave que César, n’eussent reculé devant les difficultés de cette entreprise. LE RENARD fit observer très sagement qu’ils tomberaient infailliblement des hauteurs de la philosophie, de la science et de la morale, dans les misères de la politique quotidienne ; que tout n’était pas roses dans le métier de journaliste ; qu’ils auraient affaire aux lois de septembre et au parquet, au bout desquels se trouvent l’amende et la prison ; qu’ils se feraient beaucoup d’ennemis et peu d’abonnés ; qu’ils auraient à payer des droits de timbre exorbitants, et de plus un gros cautionnement à fournir ; que leur capital y passerait ; que le prix du moindre journal était tel, que de pauvres Animaux qui ne roulent ni sur l’or ni sur l’argent, les RATS, par exemple, ne sauraient faire les frais d’un a********t ; que la condition de toute entreprise qui veut devenir utile et populaire, et atteindre les masses pour les éclairer, c’est le bon marché ; qu’enfin les journaux passent et que les livres restent (au moins en magasin). Ces raisons et bien d’autres avaient fait passer à l’ordre de la nuit sur l’incident qui n’avait pas été autrement discuté. Du reste, cette mémorable conspiration fut conduite avec tant d’adresse et de bonheur, que, le lendemain, Paris, M. le Préfet de police et les gardiens du Jardin des Plantes se réveillèrent, après avoir dormi du soir au matin, comme si rien d’extraordinaire n’avait pu se passer dans cette nuit désormais acquise à l’histoire des révolutions animales, à laquelle elle devait fournir une de ses pages les plus merveilleuses. (PAR ESTAFETTE.) Quelques minutes après la visite de messieurs les délégués, un PIGEON VOYAGEUR apporta aux éditeurs des Scènes de la vie privée et publique des Animaux la lettre circulaire ci-dessous, qu’il avait ordre de faire publier et distribuer immédiatement : MM. LE SINGE ET LE PERROQUET, Rédacteurs en chef. À TOUS LES ANIMAUX. « Mon cher et futur collaborateur, Nous croyons devoir vous adresser l’arrêté de la commission chargée de veiller plus particulièrement à la rédaction. Dans l’intérêt moral et matériel de la publication que nous entreprenons en commun, il est recommandé à messieurs les Animaux rédacteurs de formuler leurs opinions avec une telle mesure et une telle impartialité, que, tout en y trouvant d’utiles conseils, des critiques méritées et sévères, les Animaux de tout âge, de tout s**e, de toute opinion, y compris les hommes, n’y puissent rien rencontrer qui soit contraire aux lois imprescriptibles de la morale et des convenances. En conséquence, il a été arrêté que tout article empreint de ce caractère de violence et de méchanceté qui souvent déshonore les œuvres de la Presse parmi les hommes, et qui répugne aux cœurs bien placés comme aux organisations délicates, serait renvoyé à son auteur dont le nom cesserait dès lors de figurer sur la liste de nos collaborateurs. N B. – Le comité de rédaction a dû s’adjoindre, à titre de correcteurs d’épreuves seulement, quelques hommes fort au courant de cette pénible besogne, et que leur misanthropie recommandait d’ailleurs entre tous à la bienveillance de l’espèce animale. Fait au Jardin des Plantes, à Paris. » Voilà ce qui vient de paraître ? – Les superbes scènes de la vie privée et publique des animaux, en faveur de la nation animale ! LES ANIMAUX PEINTS PAR EUX-MÊMES et dessines par un autre. Ça ne coûte que SIX sous ! Sur la recommandation de messieurs les rédacteurs en chef, la distribution de cette pièce importante a été confiée à un CORBEAU très entendu, qui a organisé pour la circonstance un Office de Publicité qui dépasse tout ce que le génie des hommes avait imaginé en ce genre. Cet intelligent Oiseau s’est chargé également de l’envoi des prospectus et des livraisons à domicile pour Paris, les départements et l’étranger : les CANARDS qu’il a enrôlés défieraient les plus intrépides de nos crieurs patentés, ils ne craignent ni le vent ni la pluie ; et le moindre de ses chiens courants laisserait loin derrière lui le plus agile des facteurs de l’administration des postes royales. Grâce à ses PIGEONS VOYAGEURS, les abonnés de tous les pays recevront leurs livraisons avec une promptitude que l’estafette la plus vantée ne saurait atteindre, et les abonnés des campagnes seront servis avec autant d’exactitude que les abonnés des villes. Des affiches seront, par ses ordres, apposées sur tous les murs dans les quatre parties du monde, sur la fameuse muraille de la Chine elle-même. Messieurs les Rédacteurs espèrent pouvoir compter parmi leurs souscripteurs tous les Animaux et tous les Hommes sincères qui désirent faire preuve d’impartialité, et qui ne redoutent aucune des vérités qui sont bonnes à dire. P.-J. Stahl. J’espère prouver un jour qu’entre les mains d’une PIE intelligente, une plume n’a pas moins de valeur que dans les griffes d’un LOUP ou les pattes d’un RENARD.Histoire d’un lièvre, sa vie privée, publique et politique, à la ville et à la campagne : écrite sous sa dictée par une pie, son amieQuelques mots de madame la Pie à MM. LE SINGE et LE PERROQUET, réducteurs en chef. Messieurs, il a été proclamé par l’assemblée, dont les délibérations ont eu pour résultat cette publication, que si le droit de parler pouvait nous être refusé, il nous serait du moins permis d’écrire. Avec votre permission, illustres directeurs, j’ai donc écrit. Dieu merci, la plume est une arme courtoise, elle égalise les forces, et j’espère prouver un jour qu’entre les mains d’une Pie intelligente cette arme n’a pas moins de valeur qu’entre les griffes d’un Loup ou les pattes d’un Renard. Pour le moment, il ne s’agit ni de moi ni de mesdames les Oies, les Poules et les Grues, qu’un orateur à la fois spirituel et profond, à la fois juge et partie, a si vertueusement renvoyées à leur ménage, et je me bornerai à vous raconter l’histoire d’un Lièvre que ses malheurs ont rendu célèbre parmi les Bêtes et parmi les Hommes, à Paris et dans les champs. Croyez, messieurs, que si je me décide, dans une question qui ne m’est point personnelle, à rompre avec les habitudes de silence et de discrétion dont on sait que je me suis toujours fait une loi, c’est qu’il m’eût été impossible de m’y refuser sans manquer aux obligations les plus ordinaires de l’amitié.
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