Notre imagination étant comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué, chaque fois que j’avais entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines œuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en moi. Il me fallait l’en dépouiller maintenant que je la voyais, en train d’offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Certes j’étais bien loin d’en conclure qu’elle et ses invités fussent des êtres pareils aux autres. Je comprenais bien que ce qu’ils faisaient là n’était qu’un jeu, et que pour préluder aux actes de leur vie véritable (dont sans doute ce n’est pas ici qu’ils vivaient la partie importante) ils convenaient en vertu des rites ignorés de moi, ils feignaient d’offrir et de refuser des bonbons, geste dépouillé de sa signification et réglé d’avance comme le pas d’une danseuse qui tour à tour s’élève sur sa pointe et tourne autour d’une écharpe. Qui sait ? peut-être au moment où elle offrait ses bonbons, la Déesse disait-elle sur ce ton d’ironie (car je la voyais sourire) : « Voulez-vous des bonbons ? » Que m’importait ? J’aurais trouvé d’un délicieux raffinement la sécheresse voulue, à la Mérimée ou à la Meilhac, de ces mots adressés par une déesse à un demi-dieu qui, lui, savait quelles étaient les pensées sublimes que tous deux résumaient, sans doute pour le moment où ils se remettraient à vivre leur vraie vie et qui, se prêtant à ce jeu, répondait avec la même mystérieuse malice : « Oui, je veux bien une cerise. » Et j’aurais écouté ce dialogue avec la même avidité que telle scène du Mari de la Débutante, où l’absence de poésie, de grandes pensées, choses si familières pour moi et que je suppose que Meilhac eût été mille fois capable d’y mettre, me semblait à elle seule une élégance, une élégance conventionnelle, et par là d’autant plus mystérieuse et plus instructive.
– Ce gros-là, c’est le marquis de Ganancay, dit d’un air renseigné mon voisin qui avait mal entendu le nom chuchoté derrière lui.
Le marquis de Palancy, le cou tendu, la figure oblique, son gros œil rond collé contre le verre du monocle, se déplaçait lentement dans l’ombre transparente et paraissait ne pas plus voir le public de l’orchestre qu’un poisson qui passe, ignorant de la foule des visiteurs curieux, derrière la cloison vitrée d’un aquarium. Par moment il s’arrêtait, vénérable, soufflant et moussu, et les spectateurs n’auraient pu dire s’il souffrait, dormait, nageait, était en train de pondre ou respirait seulement. Personne n’excitait en moi autant d’envie que lui, à cause de l’habitude qu’il avait l’air d’avoir de cette baignoire et de l’indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons ; elle jetait alors sur lui un regard de ses beaux yeux taillés dans un diamant que semblaient bien fluidifier, à ces moments-là, l’intelligence et l’amitié, mais qui, quand ils étaient au repos, réduits à leur pure beauté matérielle, à leur seul éclat minéralogique, si le moindre réflexe les déplaçait légèrement, incendiaient la profondeur du parterre de feux inhumains, horizontaux et splendides. Cependant, parce que l’acte de Phèdre que jouait la Berma allait commencer, la princesse vint sur le devant de la baignoire ; alors, comme si elle-même était une apparition de théâtre, dans la zone différente de lumière qu’elle traversa, je vis changer non seulement la couleur mais la matière de ses parures. Et dans la baignoire asséchée, émergée, qui n’appartenait plus au monde des eaux, la princesse cessant d’être une néréide apparut enturbannée de blanc et de bleu comme quelque merveilleuse tragédienne costumée en Zaïre ou peut-être en Orosmane ; puis quand elle se fut assise au premier rang, je vis que le doux nid d’alcyon qui protégeait tendrement la nacre rose de ses joues était, douillet, éclatant et velouté, un immense oiseau de paradis.
Cependant mes regards furent détournés de la baignoire de la princesse de Guermantes par une petite femme mal vêtue, laide, les yeux en feu, qui vint, suivie de deux jeunes gens, s’asseoir à quelques places de moi. Puis le rideau se leva. Je ne pus constater sans mélancolie qu’il ne me restait rien de mes dispositions d’autrefois quand, pour ne rien perdre du phénomène extraordinaire que j’aurais été contempler au bout du monde, je tenais mon esprit préparé comme ces plaques sensibles que les astronomes vont installer en Afrique, aux Antilles, en vue de l’observation scrupuleuse d’une comète ou d’une éclipse ; quand je tremblais que quelque nuage (mauvaise disposition de l’artiste, incident dans le public) empêchât le spectacle de se produire dans son maximum d’intensité ; quand j’aurais cru ne pas y assister dans les meilleures conditions si je ne m’étais pas rendu dans le théâtre même qui lui était consacré comme un autel, où me semblaient alors faire encore partie, quoique partie accessoire, de son apparition sous le petit rideau rouge, les contrôleurs à œillet blanc nommés par elle, le soubassement de la nef au-dessus d’un parterre plein de gens mal habillés, les ouvreuses vendant un programme avec sa photographie, les marronniers du square, tous ces compagnons, ces confidents de mes impressions d’alors et qui m’en semblaient inséparables. Phèdre, la « Scène de la Déclaration », la Berma avaient alors pour moi une sorte d’existence absolue. Situées en retrait du monde de l’expérience courante, elles existaient par elles-mêmes, il me fallait aller vers elles, je pénétrerais d’elles ce que je pourrais, et en ouvrant mes yeux et mon âme tout grands j’en absorberais encore bien peu. Mais comme la vie me paraissait agréable ! l’insignifiance de celle que je menais n’avait aucune importance, pas plus que les moments où on s’habille, où on se prépare pour sortir, puisque au-delà existait, d’une façon absolue, bonnes et difficiles à approcher, impossibles à posséder tout entières, ces réalités plus solides, Phèdre, la manière dont disait la Berma. Saturé par ces rêveries sur la perfection dans l’art dramatique desquelles on eût pu extraire alors une dose importante, si l’on avait dans ces temps-là analysé mon esprit à quelque minute du jour et peut-être de la nuit que ce fût, j’étais comme une pile qui développe son électricité. Et il était arrivé un moment où malade, même si j’avais cru en mourir, il aurait fallu que j’allasse entendre la Berma. Mais maintenant, comme une colline qui au loin semble faite d’azur et qui de près rentre dans notre vision vulgaire des choses, tout cela avait quitté le monde de l’absolu et n’était plus qu’une chose pareille aux autres, dont je prenais connaissance parce que j’étais là, les artistes étaient des gens de même essence que ceux que je connaissais, tâchant de dire le mieux possible ces vers de Phèdre qui, eux, ne formaient plus une essence sublime et individuelle, séparée de tout, mais des vers plus ou moins réussis, prêts à rentrer dans l’immense matière de vers français où ils étaient mêlés. J’en éprouvais un découragement d’autant plus profond que si l’objet de mon désir têtu et agissant n’existait plus, en revanche les mêmes dispositions à une rêverie fixe, qui changeait d’année en année, mais me conduisait à une impulsion brusque, insoucieuse du danger, persistaient. Tel jour où, malade, je partais pour aller voir dans un château un tableau d’Elstir, une tapisserie gothique, ressemblait tellement au jour où j’avais dû partir pour Venise, à celui où j’étais allé entendre la Berma, ou parti pour Balbec, que d’avance je sentais que l’objet présent de mon sacrifice me laisserait indifférent au bout de peu de temps, que je pourrais alors passer très près de lui sans aller regarder ce tableau, ces tapisseries pour lesquelles j’eusse en ce moment affronté tant de nuits sans sommeil, tant de crises douloureuses. Je sentais par l’instabilité de son objet la vanité de mon effort, et en même temps son énormité à laquelle je n’avais pas cru, comme ces neurasthéniques dont on double la fatigue en leur faisant remarquer qu’ils sont fatigués. En attendant, ma songerie donnait du prestige à tout ce qui pouvait se rattacher à elle. Et même dans mes désirs les plus charnels toujours orientés d’un certain côté, concentrés autour d’un même rêve, j’aurais pu reconnaître comme premier moteur une idée, une idée à laquelle j’aurais sacrifié ma vie, et au point le plus central de laquelle, comme dans mes rêveries pendant les après-midi de lecture au jardin à Combray, était l’idée de perfection.
Je n’eus plus la même indulgence qu’autrefois pour les justes intentions de tendresse ou de colère que j’avais remarquées alors dans le débit et le jeu d’Aricie, d’Ismène et d’Hippolyte. Ce n’est pas que ces artistes – c’étaient les mêmes – ne cherchassent toujours avec la même intelligence à donner ici à leur voix une inflexion caressante ou une ambiguïté calculée, là à leurs gestes une ampleur tragique ou une douceur suppliante. Leurs intonations commandaient à cette voix : « Sois douce, chante comme un rossignol, caresse » ; ou au contraire : « Fais-toi furieuse », et alors se précipitaient sur elle pour tâcher de l’emporter dans leur frénésie. Mais elle, rebelle, extérieure à leur diction, restait irréductiblement leur voix naturelle, avec ses défauts ou ses charmes matériels, sa vulgarité ou son affectation quotidiennes, et étalait ainsi un ensemble de phénomènes acoustiques ou sociaux que n’avait pas altéré le sentiment des vers récités.
De même le geste de ces artistes disait à leurs bras, à leur péplum : « Soyez majestueux. » Mais les membres insoumis laissaient se pavaner entre l’épaule et le coude un biceps qui ne savait rien du rôle ; ils continuaient à exprimer l’insignifiance de la vie de tous les jours et à mettre en lumière, au lieu des nuances raciniennes, des connexités musculaires ; et la draperie qu’ils soulevaient retombait selon une verticale où ne le disputait aux lois de la chute des corps qu’une souplesse insipide et textile. À ce moment la petite dame qui était près de moi s’écria :
– Pas un applaudissement ! Et comme elle est ficelée ! Mais elle est trop vieille, elle ne peut plus, on renonce dans ces cas-là.
Devant les « chut » des voisins, les deux jeunes gens qui étaient avec elle tâchèrent de la faire tenir tranquille, et sa fureur ne se déchaînait plus que dans ses yeux. Cette fureur ne pouvait d’ailleurs s’adresser qu’au succès, à la gloire, car la Berma qui avait gagné tant d’argent n’avait que des dettes. Prenant toujours des rendez-vous d’affaires ou d’amitié auxquels elle ne pouvait pas se rendre, elle avait dans toutes les rues des chasseurs qui couraient décommander dans les hôtels des appartements retenus à l’avance et qu’elle ne venait jamais occuper, des océans de parfums pour laver ses chiennes, des dédits à payer à tous les directeurs. À défaut de frais plus considérables, et moins voluptueuse que Cléopâtre, elle aurait trouvé le moyen de manger en pneumatiques et en voitures de l’Urbaine des provinces et des royaumes. Mais la petite dame était une actrice qui n’avait pas eu de chance et avait voué une haine mortelle à la Berma. Celle-ci venait d’entrer en scène. Et alors, ô miracle, comme ces leçons que nous nous sommes vainement épuisés à apprendre le soir et que nous retrouvons en nous, sues par cœur, après que nous avons dormi, comme aussi ces visages des morts que les efforts passionnés de notre mémoire poursuivent sans les retrouver, et qui, quand nous ne pensons plus à eux, sont là devant nos yeux, avec la ressemblance de la vie, le talent de la Berma qui m’avait fui quand je cherchais si avidement à en saisir l’essence, maintenant, après ces années d’oubli, dans cette heure d’indifférence, s’imposait avec la force de l’évidence à mon admiration. Autrefois, pour tâcher d’isoler ce talent, je défalquais en quelque sorte de ce que j’entendais le rôle lui-même, le rôle, partie commune à toutes les actrices qui jouaient Phèdre et que j’avais étudié d’avance pour que je fusse capable de le soustraire, de ne recueillir comme résidu que le talent de Mme Berma. Mais ce talent que je cherchais à apercevoir en dehors du rôle, il ne faisait qu’un avec lui. Tel pour un grand musicien (il paraît que c’était le cas pour Vinteuil quand il jouait du piano), son jeu est d’un si grand pianiste qu’on ne sait même plus si cet artiste est pianiste du tout, parce que (n’interposant pas tout cet appareil d’efforts musculaires, çà et là couronnés de brillants effets, toute cette éclaboussure de notes où du moins l’auditeur qui ne sait où se prendre croit trouver le talent dans sa réalité matérielle, tangible) ce jeu est devenu si transparent, si rempli de ce qu’il interprète, que lui-même on ne le voit plus, et qu’il n’est plus qu’une fenêtre qui donne sur un chef-d’œuvre. Les intentions entourant comme une bordure majestueuse ou délicate la voix et la mimique d’Aricie, d’Ismène, d’Hippolyte, j’avais pu les distinguer ; mais Phèdre se les était intériorisées, et mon esprit n’avait pas réussi à arracher à la diction et aux attitudes, à appréhender dans l’avare simplicité de leurs surfaces unies, ces trouvailles, ces effets qui n’en dépassaient pas, tant ils s’y étaient profondément résorbés. La voix de la Berma, en laquelle ne subsistait plus un seul déchet de matière inerte et réfractaire à l’esprit, ne laissait pas discerner autour d’elle cet excédent de larmes qu’on voyait couler, parce qu’elles n’avaient pu s’y imbiber, sur la voix de marbre d’Aricie ou d’Ismène, mais avait été délicatement assouplie en ses moindres cellules comme l’instrument d’un grand violoniste chez qui on veut, quand on dit qu’il a un beau son, louer non pas une particularité physique mais une supériorité d’âme ; et comme dans le paysage antique où à la place d’une nymphe disparue il y a une source inanimée, une intention discernable et concrète s’y était changée en quelque qualité du timbre, d’une limpidité étrange, appropriée et froide. Les bras de la Berma que les vers eux-mêmes, de la même émission par laquelle ils faisaient sortir sa voix de ses lèvres, semblaient soulever sur sa poitrine, comme ces feuillages que l’eau déplace en s’échappant ; son attitude en scène qu’elle avait lentement constituée, qu’elle modifierait encore, et qui était faite de raisonnements d’une autre profondeur que ceux dont on apercevait la trace dans les gestes de ses camarades, mais de raisonnements ayant perdu leur origine volontaire, fondus dans une sorte de rayonnement où ils faisaient palpiter, autour du personnage de Phèdre, des éléments riches et complexes, mais que le spectateur fasciné prenait, non pour une réussite de l’artiste mais pour une donnée de la vie ; ces blancs voiles eux-mêmes, qui, exténués et fidèles, semblaient de la matière vivante et avoir été filés par la souffrance mi-païenne, mi-janséniste, autour de laquelle ils se contractaient comme un cocon fragile et frileux ; tout cela, voix, attitudes, gestes, voiles, n’étaient, autour de ce corps d’une idée qu’est un vers (corps qui, au contraire des corps humains, n’est pas devant l’âme comme un obstacle opaque qui empêche de l’apercevoir mais comme un vêtement purifié, vivifié où elle se diffuse et où on la retrouve), que des enveloppes supplémentaires qui, au lieu de la cacher, rendaient plus splendidement l’âme qui se les était assimilées et s’y était répandue, que des coulées de substances diverses, devenues translucides, dont la superposition ne fait que réfracter plus richement le rayon central et prisonnier qui les traverse et rendre plus étendue, plus précieuse et plus belle la matière imbibée de flamme où il est engainé. Telle l’interprétation de la Berma était, autour de l’œuvre, une seconde œuvre vivifiée aussi par le génie.
Mon impression, à vrai dire, plus agréable que celle d’autrefois, n’était pas différente. Seulement je ne la confrontais plus à une idée préalable, abstraite et fausse, du génie dramatique, et je comprenais que le génie dramatique, c’était justement cela. Je pensais tout à l’heure que, si je n’avais pas eu de plaisir la première fois que j’avais entendu la Berma, c’est que, comme jadis quand je retrouvais Gilberte aux Champs-Élysées, je venais à elle avec un trop grand désir. Entre les deux déceptions il n’y avait peut-être pas seulement cette ressemblance, une autre aussi, plus profonde. L’impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de « beauté », « largeur de style », « pathétique », que nous pourrions à la rigueur avoir l’illusion de reconnaître dans la banalité d’un talent, d’un visage corrects, mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme dont il ne possède pas l’équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l’inconnu. Il entend un son aigu, une intonation bizarrement interrogative. Il se demande : « Est-ce beau ? ce que j’éprouve, est-ce de l’admiration ? est-ce cela la richesse de coloris, la noblesse, la puissance ? » Et ce qui lui répond de nouveau, c’est une voix aiguë, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression despotique causée par un être qu’on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est laissé pour la « largeur de l’interprétation ». Et à cause de cela ce sont les œuvres vraiment belles, si elles sont sincèrement écoutées, qui doivent le plus nous décevoir, parce que, dans la collection de nos idées, il n’y en a aucune qui réponde à une impression individuelle.
C’était précisément ce que me montrait le jeu de la Berma. C’était bien cela, la noblesse, l’intelligence de la diction. Maintenant je me rendais compte des mérites d’une interprétation large, poétique, puissante ; ou plutôt, c’était cela à quoi on a convenu de décerner ces titres, mais comme on donne le nom de Mars, de Vénus, de Saturne à des étoiles qui n’ont rien de mythologique. Nous sentons dans un monde, nous pensons, nous nommons dans un autre, nous pouvons entre les deux établir une concordance mais non combler l’intervalle. C’est bien un peu, cet intervalle, cette faille, que j’avais à franchir quand, le premier jour où j’étais allé voir jouer la Berma, l’ayant écoutée de toutes mes oreilles, j’avais eu quelque peine à rejoindre mes idées de « noblesse d’interprétation », d’« originalité » et n’avais éclaté en applaudissements qu’après un moment de vide, et comme s’ils naissaient non pas de mon impression même, mais comme si je les rattachais à mes idées préalables, au plaisir que j’avais à me dire : « J’entends enfin la Berma. » Et la différence qu’il y a entre une personne, une œuvre fortement individuelle et l’idée de beauté existe aussi grande entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d’amour, d’admiration. Aussi ne les reconnaît-on pas. Je n’avais pas eu de plaisir à entendre la Berma (pas plus que je n’en avais à voir Gilberte). Je m’étais dit : « Je ne l’admire donc pas. » Mais cependant je ne songeais alors qu’à approfondir le jeu de la Berma, je n’étais préoccupé que de cela, je tâchais d’ouvrir ma pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce qu’il contenait. Je comprenais maintenant que c’était justement cela : admirer.
Ce génie dont l’interprétation de la Berma n’était seulement que la révélation, était-ce bien seulement le génie de Racine ?
Je le crus d’abord. Je devais être détrompé, une fois l’acte de Phèdre fini, après les rappels du public, pendant lesquels la vieille actrice rageuse, redressant sa taille minuscule, posant son corps de biais, immobilisa les muscles de son visage, et plaça ses bras en croix sur sa poitrine pour montrer qu’elle ne se mêlait pas aux applaudissements des autres et rendre plus évidente une protestation qu’elle jugeait sensationnelle, mais qui passa inaperçue. La pièce suivante était une des nouveautés qui jadis me semblaient, à cause du défaut de célébrité, devoir paraître minces, particulières, dépourvues qu’elles étaient d’existence en dehors de la représentation qu’on en donnait. Mais je n’avais pas comme pour une pièce classique cette déception de voir l’éternité d’un chef-d’œuvre ne tenir que la longueur de la rampe et la durée d’une représentation qui l’accomplissait aussi bien qu’une pièce de circonstance. Puis à chaque tirade que je sentais que le public aimait et qui serait un jour fameuse, à défaut de la célébrité qu’elle n’avait pu avoir dans le passé, j’ajoutais celle qu’elle aurait dans l’avenir, par un effort d’esprit inverse de celui qui consiste à se représenter des chefs-d’œuvre au temps de leur grêle apparition, quand leur titre qu’on n’avait encore jamais entendu ne semblait pas devoir être mis un jour, confondu dans une même lumière, à côté de ceux des autres œuvres de l’auteur. Et ce rôle serait mis un jour dans la liste de ses plus beaux, auprès de celui de Phèdre. Non qu’en lui-même il ne fût dénué de toute valeur littéraire ; mais la Berma y était aussi sublime que dans Phèdre. Je compris alors que l’œuvre de l’écrivain n’était pour la tragédienne qu’une matière, à peu près indifférente en soi-même, pour la création de son chef-d’œuvre d’interprétation, comme le grand peintre que j’avais connu à Balbec, Elstir, avait trouvé le motif de deux tableaux qui se valent, dans un bâtiment scolaire sans caractère et dans une cathédrale qui est, par elle-même, un chef-d’œuvre. Et comme le peintre dissout maison, charrette, personnages, dans quelque grand effet de lumière qui les fait homogènes, la Berma étendait de vastes nappes de terreur, de tendresse, sur les mots fondus également, tous aplanis ou relevés, et qu’une artiste médiocre eût détachés l’un après l’autre. Sans doute chacun avait une inflexion propre, et la diction de la Berma n’empêchait pas qu’on perçut le vers. N’est-ce pas déjà un premier élément de complexité ordonnée, de beauté, quand en entendant une rime, c’est-à-dire quelque chose qui est à la fois pareil et autre que la rime précédente, qui est motivé par elle, mais y introduit la variation d’une idée nouvelle, on sent deux systèmes qui se superposent, l’un de pensée, l’autre de métrique ? Mais la Berma faisait pourtant entrer les mots, même les vers, même les « tirades », dans des ensembles plus vastes qu’eux-mêmes, à la frontière desquels c’était un charme de les voir obligés de s’arrêter, s’interrompre ; ainsi un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime, le mot qui va s’élancer et un musicien à confondre les mots divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme dans les vers de Racine, la Berma savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse, de passion, qui étaient ses chefs-d’œuvre à elle, et où on la reconnaissait comme, dans des portraits qu’il a peints d’après des modèles différents, on reconnaît un peintre.