Chapter 11

1015 Words
VILes lois contre les vagabonds ont toujours été très rigoureuses en Angleterre. L’Angleterre, dans sa législation gothique, semblait s’inspirer de ce principe : Homo errans fera errante pejor. Un de ses statuts spéciaux qualifie l’homme sans asile « plus dangereux que l’aspic, le dragon, le lynx et le basilic » (atrocior aspide, dracone, lynce et basilico). L’Angleterre a longtemps eu le même souci des gypsies, dont elle voulait se débarrasser, que des loups, dont elle s’était nettoyée. En cela l’anglais diffère de l’irlandais qui prie les saints pour la santé du loup et l’appelle « mon parrain ». La loi anglaise pourtant, de même qu’elle tolérait, on vient de le voir, le loup apprivoisé et domestiqué, devenu en quelque sorte un chien, tolérait le vagabond à état, devenu un sujet. On n’inquiétait ni le saltimbanque, ni le barbier ambulant, ni le physicien, ni le colporteur, ni le savant en plein vent, attendu qu’ils ont un métier pour vivre. Hors de là, et à ces exceptions près, l’espèce d’homme libre qu’il y a dans l’homme errant faisait peur à la loi. Un passant était un ennemi public possible. Cette chose moderne, flâner, était ignorée ; on ne connaissait que cette chose antique, rôder. La « mauvaise mine », ce je ne sais quoi que tout le monde comprend et que personne ne peut définir, suffisait pour que la société prît un homme au collet. Où demeures-tu ? Que fais-tu ? Et s’il ne pouvait répondre, de dures pénalités l’attendaient. Le fer et le feu étaient dans le code. La loi pratiquait la cautérisation du vagabondage. De là, sur tout le territoire anglais, une vraie « loi des suspects » appliquée aux rôdeurs, volontiers malfaiteurs, disons-le, et particulièrement aux gypsies, dont l’expulsion a été à tort comparée à l’expulsion des juifs et des maures d’Espagne, et des protestants de France. Quant à nous, nous ne confondons point une battue avec une persécution. Les comprachicos, insistons-y, n’avaient rien de commun avec les gypsies. Les gypsies étaient une nation ; les comprachicos étaient un composé de toutes les nations ; un résidu, nous l’avons dit ; cuvette horrible d’eaux immondes. Les comprachicos n’avaient point, comme les gypsies, un idiome à eux ; leur jargon était une promiscuité d’idiomes ; toutes les langues mêlées étaient leur langue ; ils parlaient un tohu-bohu. Ils avaient fini par être, ainsi que les gypsies, un peuple serpentant parmi les peuples ; mais leur lien commun était l’affiliation, non la race. À toutes les époques de l’histoire, on peut constater, dans cette vaste masse liquide qui est l’humanité, de ces ruisseaux d’hommes vénéneux coulant à part, avec quelque empoisonne ment autour d’eux. Les gypsies étaient une famille ; les comprachicos étaient une franc-maçonnerie ; maçonnerie ayant, non un but auguste, mais une industrie hideuse. Dernière différence, la religion. Les gypsies étaient païens, les comprachicos étaient chrétiens ; et même bons chrétiens ; comme il sied à une affiliation qui, bien que mélangée de tous les peuples, avait pris naissance en Espagne, lieu dévot. Ils étaient plus que chrétiens, ils étaient catholiques ; ils étaient plus que catholiques, ils étaient romains ; et si ombrageux dans leur foi et si purs, qu’ils refusèrent de s’associer avec les nomades hongrois du comitat de Pesth, commandés et conduits par un vieillard ayant pour sceptre un bâton à pomme d’argent que surmonte l’aigle d’Autriche à deux têtes. Il est vrai que ces hongrois étaient schismatiques au point de célébrer l’Assomption le 27 août, ce qui est abominable. En Angleterre, tant que régnèrent les Stuarts, l’affiliation des comprachicos fut, nous en avons laissé entrevoir les motifs, à peu près protégée. Jacques II, homme fervent, qui persécutait les juifs et traquait les gypsies, fut bon prince pour les comprachicos. On a vu pourquoi. Les comprachicos étaient acheteurs de la denrée humaine dont le roi était marchand. Ils excellaient dans les disparitions. Le bien de l’état veut de temps en temps des disparitions. Un héritier gênant, en bas âge, qu’ils prenaient et qu’ils maniaient, perdait sa forme. Ceci facilitait les confiscations. Les transferts de seigneuries aux favoris en étaient simplifiés. Les comprachicos étaient de plus très discrets et très taciturnes, s’engageaient au silence, et tenaient parole, ce qui est nécessaire pour les choses d’état. Il n’y avait presque pas d’exemple qu’ils eussent trahi les secrets du roi. C’était, il est vrai, leur intérêt. Et si le roi eût perdu confiance, ils eussent été fort en danger. Ils étaient donc de ressource au point de vue de la politique. En outre, ces artistes fournissaient des chanteurs au Saint-Père. Les comprachicos étaient utiles au miserere d’Allegri. Ils étaient particulièrement dévots à Marie. Tout ceci plaisait au papisme des Stuarts. Jacques II ne pouvait être hostile à des hommes religieux qui poussaient la dévotion à la vierge jusqu’à fabriquer des eunuques. En 1688 il y eut un changement de dynastie en Angleterre. Orange supplanta Stuart. Guillaume III remplaça Jacques II. Jacques II alla mourir en exil où il se fit des miracles sur son tombeau, et où ses reliques guérirent l’évêque d’Autun de la fistule, digne récompense des vertus chrétiennes de ce prince. Guillaume, n’ayant point les mêmes idées ni les mêmes pratiques que Jacques, fut sévère aux comprachicos. Il mit beaucoup de bonne volonté à l’écrasement de cette vermine. Un statut des premiers temps de Guillaume et Marie frappa rudement l’affiliation des acheteurs d’enfants. Ce fut un coup de massue sur les comprachicos, désormais pulvérisés. Aux termes de ce statut, les hommes de cette affiliation, pris et dûment convaincus, devaient être marqués sur l’épaule d’un fer chaud imprimant un R, qui signifie rogue, c’est-à-dire gueux ; sur la main gauche d’un T, signifiant thief, c’est-à-dire voleur ; et sur la main droite d’un M, signifiant man slay, c’est-à-dire meurtrier. Les chefs, « présumés riches, quoique d’aspect mendiant » ; seraient punis du collistrigium, qui est le pilori, et marqués au front d’un P, plus leurs biens confisqués et les arbres de leurs bois déracinés. Ceux qui ne dénonceraient point les comprachicos seraient « châtiés de confiscation et de prison perpétuelle », comme pour le crime de misprision. Quant aux femmes trouvées parmi ces hommes, elles subiraient le cucking stool, qui est un trébuchet dont l’appellation, composée du mot français coquine et du mot allemand stuhl, signifie « chaise de p ». La loi anglaise étant douée d’une longévité bizarre, cette punition existe encore dans la législation d’Angleterre pour « les femmes querelleuses ». On suspend le cucking stool au-dessus d’une rivière ou d’un étang, on asseoit la femme dedans, et on laisse tomber la chaise dans l’eau, puis on la retire, et on recommence trois fois ce plongeon de la femme, « pour rafraîchir sa colère », dit le commentateur Chamberlayne. LIVRE PREMIER La nuit moins noire que l’homme
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