IVLe commerce des enfants au dix-septième siècle se complétait, nous venons de l’expliquer, par une industrie. Les comprachicos faisaient ce commerce et exerçaient cette industrie. Ils achetaient des enfants, travaillaient un peu cette matière première, et la revendaient ensuite.
Les vendeurs étaient de toute sorte, depuis le père misérable se débarrassant de sa famille jusqu’au maître utilisant son haras d’esclaves. Vendre des hommes n’avait rien que de simple. De nos jours on s’est battu pour maintenir ce droit. On se rappelle, il y a de cela moins d’un siècle, l’électeur de liesse vendant ses sujets au roi d’Angleterre qui avait besoin d’hommes à faire tuer en Amérique. On allait chez l’électeur de liesse comme chez le boucher, acheter de la viande. L’électeur de liesse tenait de la chair à canon. Ce prince accrochait ses sujets dans sa boutique. Marchandez, c’est à vendre. En Angleterre, sous Jeffrys, après la tragique aventure de Monmouth, il y eut force seigneurs et gentilshommes décapités et écartelés ; ces suppliciés laissèrent des épouses et des filles, veuves et orphelines que Jacques II donna à la reine sa femme. La reine vendit ces ladies à Guillaume Penn. Il est probable que ce roi avait une remise et tant pour cent. Ce qui étonne, ce n’est pas que Jacques II ait vendu ces femmes, c’est que Guillaume Penn les ait achetées.
L’emplette de Penn s’excuse, ou s’explique, par ceci que Penn, ayant un désert à ensemencer d’hommes, avait besoin de femmes. Les femmes faisaient partie de son outillage.
Ces ladies furent une bonne affaire pour sa gracieuse majesté la reine. Les jeunes se vendirent cher. On songe avec le malaise d’un sentiment de scandale compliqué, que Penn eut probablement de vieilles duchesses à très bon marché.
Les comprachicos se nommaient aussi « les cheylas », mot indou qui signifie dénicheurs d’enfants.
Longtemps les comprachicos ne se cachèrent qu’à demi. Il y a parfois dans l’ordre social une pénombre complaisante aux industries scélérates ; elles s’y conservent. Nous avons vu de nos jours en Espagne une affiliation de ce genre, dirigée par le trabucaire Ramon Selles, durer de 1834 à 1866, et tenir trente ans sous la terreur trois provinces, Valence, Alicante, et Murcie.
Sous les Stuarts, les comprachicos n’étaient point mal en cour. Au besoin, la raison d’état se servait d’eux. Ils furent pour Jacques II presque un instrumentum regni. C’était l’époque où l’on tronquait les familles encombrantes et réfractaires, où l’on coupait court aux filiations, où l’on supprimait brusquement les héritiers. Parfois on frustrait une branche au profit de l’autre. Les comprachicos avaient un talent, défigurer, qui les recommandait à la politique. Défigurer vaut mieux que tuer. Il y avait bien le masque de fer, mais c’est un gros moyen. On ne peut peupler l’Europe de masques de fer, tandis que les bateleurs difformes courent les rues sans invraisemblance ; et puis le masque de fer est arrachable, le masque de chair ne l’est pas. Vous masquer à jamais avec votre propre visage, rien n’est plus ingénieux. Les comprachicos travaillaient l’homme comme les chinois travaillent l’arbre. Ils avaient des secrets, nous l’avons dit. Ils avaient des trucs. Art perdu. Un certain rabougrissement bizarre sortait de leurs mains. C’était ridicule et profond. Ils touchaient à un petit être avec tant d’esprit que le père ne l’eût pas reconnu. Quelquefois ils laissaient la colonne dorsale droite, mais ils refaisaient la face. Ils démarquaient un enfant comme on démarque un mouchoir.
Les produits destinés aux bateleurs avaient les articulations disloquées d’une façon savante. On les eût dit désossés. Cela faisait des gymnastes.
Non seulement les comprachicos étaient à l’enfant son visage, mais ils lui ôtaient sa mémoire. Du moins ils lui en ôtaient ce qu’ils pouvaient. L’enfant n’avait point conscience de la mutilation qu’il avait subie. Cette épouvantable chirurgie laissait trace sur sa face, non dans son esprit. Il pouvait se souvenir tout au plus qu’un jour il avait été saisi par des hommes, puis qu’il s’était endormi, et qu’ensuite on l’avait guéri. Guéri de quoi ? il l’ignorait. Des brûlures par le soufre et des incisions par le fer, il ne se rappelait rien. Les comprachicos, pendant l’opération, assoupissaient le petit patient au moyen d’une poudre stupéfiante qui passait pour magique et qui supprimait la douleur. Cette poudre a été de tout temps connue en Chine, et y est encore employée à l’heure qu’il est. La Chine a eu avant nous toutes nos inventions, l’imprimerie, l’artillerie, l’aérostation, le chloroforme. Seulement la découverte qui en Europe prend tout de suite vie et croissance, et devient prodige et merveille, reste embryon en Chine et s’y conserve morte. La Chine est un bocal de fœtus.
Puisque nous sommes en Chine, restons-y un moment encore pour un détail. En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d’art et d’industrie que voici : c’est le moulage de l’homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tête et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l’enfant puisse dormir. L’enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. À un moment donné, elle est irrémédiable. Quand on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase, l’enfant en sort, et l’on a un homme ayant la forme d’un pot.
C’est commode ; on peut d’avance se commander son nain de la forme qu’on veut.