Chapter 5

779 Words
IVUrsus admirait Homo. On admire près de soi. C’est une loi. Être toujours sourdement furieux, c’était la situation intérieure d’Ursus, et gronder était sa situation extérieure. Ursus était le mécontent de la création. Il était dans la nature celui qui fait de l’opposition. Il prenait l’univers en mauvaise part. Il ne donnait de satisfecit à qui que ce soit, ni à quoi que ce soit. Faire le miel n’absolvait pas l’abeille de piquer ; une rose épanouie n’absolvait pas le soleil de la fièvre jaune et du vomito n***o. Il est probable que dans l’intimité Ursus faisait beaucoup de critiques à Dieu. Il disait : – Évidemment, le diable est à ressort, et le tort de Dieu, c’est d’avoir lâché la détente. – Il n’approuvait guère que les princes, et il avait sa manière à lui de les applaudir. Un jour que Jacques II donna en don à la Vierge d’une chapelle catholique irlandaise une lampe d’or massif, Ursus, qui passait par là, avec Homo, plus indifférent, éclata en admiration devant tout le peuple, et s’écria : – Il est certain que la sainte Vierge a bien plus besoin d’une lampe d’or que les petits enfants que voilà pieds nus n’ont besoin de souliers. De telles preuves de sa « loyauté » et l’évidence de son respect pour les puissances établies ne contribuèrent probablement pas peu à faire tolérer par les magistrats son existence vagabonde et sa mésalliance avec un loup. Il laissait quelquefois le soir, par faiblesse amicale, Homo se détirer un peu les membres et errer en liberté autour de la cahute ; le loup était incapable d’un abus de confiance, et se comportait « en société », c’est-à-dire parmi les hommes, avec la discrétion d’un caniche ; pourtant, si l’on eût eu affaire à des alcades de mauvaise humeur, cela pouvait avoir des inconvénients ; aussi Ursus maintenait-il, le plus possible, l’honnête loup enchaîné. Au point de vue politique, son écriteau sur l’or, devenu indéchiffrable et d’ailleurs peu intelligible, n’était autre chose qu’un barbouillage de façade et ne le dénonçait point. Même après Jacques II, et sous le règne « respectable » de Guillaume et Marie, les petites villes des comtés d’Angleterre pouvaient voir rôder paisiblement sa carriole. Il voyageait librement, d’un bout de la Grande-Bretagne à l’autre, débitant ses philtres et ses fioles, faisant, de moitié avec son loup, ses mômeries de médecin de carrefour, et il passait avec aisance à travers les mailles du filet de police tendu à cette époque par toute l’Angleterre pour éplucher les b****s nomades, et particulièrement pour arrêter au passage les « comprachicos ». Du reste, c’était juste. Ursus n’était d’aucune b***e. Ursus vivait avec Ursus ; tête-à-tête de lui-même avec lui-même dans lequel un loup fourrait gentiment son museau. L’ambition d’Ursus eut été d’être caraïbe ; ne le pouvant, il était celui qui est seul. Le solitaire est un diminutif du sauvage, accepté par la civilisation. On est d’autant plus seul qu’on est errant. De là son déplacement perpétuel. Rester quelque part lui semblait de l’apprivoisement. Il passait sa vie à passer son chemin. La vue des villes redoublait en lui le goût des broussailles, des halliers, des épines, et des trous dans les rochers. Son chez-lui était la forêt. Il ne se sentait pas très dépaysé dans le murmure des places publiques assez pareil au brouhaha des arbres. La foule satisfait dans une certaine mesure le goût qu’on a du désert. Ce qui lui déplaisait dans cette cahute, c’est qu’elle avait une porte et des fenêtres et qu’elle ressemblait à une maison. Il eût atteint son idéal s’il eût pu mettre une caverne sur quatre roues, et voyager dans un antre. Il ne souriait pas, nous l’avons dit, mais il riait ; parfois, fréquemment même ; d’un rire amer. Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus. Sa grande affaire était de haïr le genre humain. Il était implacable dans cette haine. Ayant tiré à clair ceci que la vie humaine est une chose affreuse, ayant remarqué la superposition des fléaux, les rois sur le peuple, la guerre sur les rois, la peste sur la guerre, la famine sur la peste, la bêtise sur le tout, ayant constaté une certaine quantité de châtiment dans le seul fait d’exister, ayant reconnu que la mort est une délivrance, quand on lui amenait un malade, il le guérissait. Il avait des cordiaux et des breuvages pour prolonger la vie des vieillards. Il remettait les culs-de-jatte sur leurs pieds, et leur jetait ce sarcasme : – Te voilà sur tes pattes. Puisses-tu marcher longtemps dans la vallée de larmes ! Quand il voyait un pauvre mourant de faim, il lui donnait tous les liards qu’il avait sur lui en grommelant : – Vis, misérable ! mange ! dure longtemps ! ce n’est pas moi qui abrègerai ton bagne. – Après quoi, il se frottait les mains, et disait : – Je fais aux hommes tout le mal que je peux. Les passants pouvaient, par le trou de la lucarne de l’arrière, lire au plafond de la cahute cette enseigne, écrite à l’intérieur, mais visible du dehors, et charbonnée en grosses lettres : Ursus, philosophe. IILes Comprachicos
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