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Lorsque je m’éveillai le matin et ouvris mes volets, la mer m’apparut dans toute sa splendeur sous le soleil éclatant du mois d’août. La côte d’Écosse bordait de bleu l’horizon lointain.
Ce spectacle était une telle surprise pour moi, un tel changement après le paysage monotone des briques et du mortier de Londres, que j’eus l’impression de commencer réellement une nouvelle vie. Il me donna la troublante sensation d’avoir soudain rompu avec le passé, sans avoir acquis cependant aucune certitude quant au présent ou à l’avenir.
Tout ce qui s’était passé les derniers jours s’effaçait dans mon souvenir comme si, au contraire, des mois et des mois s’étaient écoulés depuis lors. L’étrange nouvelle de Pesca, m’annonçant qu’il avait trouvé pour moi une situation ; la soirée d’adieu chez ma mère et ma sœur ; et même mon aventure si mystérieuse sur la route de Hampstead alors que je revenais en ville, tout cela vraiment m’apparaissait comme autant d’événements appartenant à une époque déjà lointaine de mon existence. Si je pensais toujours à la Dame en blanc, son image pourtant devenait indistincte, floue.
Un peu avant 9 h, je descendis au rez-de-chaussée. Le domestique de la nuit dernière, me trouvant déambulant dans les couloirs, me montra charitablement le chemin de la salle à manger.
Tandis qu’il ouvrait la porte, un premier coup d’œil me fit apercevoir au milieu de la pièce éclairée par de nombreuses fenêtres une longue table abondamment garnie.
Près d’une des fenêtres se tenait debout une jeune femme qui me tournait le dos. Mes yeux se fixèrent un moment sur elle, et je fus frappé de la rare perfection de son corps et de la grâce naturelle de son maintien. Grande, mais non trop, bien faite et épanouie, mais non trop forte, elle charmait vraiment les yeux d’un homme. Elle ne m’avait pas entendu entrer ; je pris la liberté de l’admirer tout à mon aise pendant quelques instants avant de remuer une chaise afin d’attirer son attention. Elle se retourna aussitôt. L’aisance de tous ses mouvements tandis que, du fond de la pièce, elle s’avançait vers moi, me rendait impatient de voir clairement son visage. Elle avait de beaux cheveux noirs, elle était jeune ! Elle s’approcha encore de quelques pas, et je vis qu’elle était laide !
Jamais le vieil adage selon lequel la nature ne se trompe en aucun cas ne s’était révélé plus faux – jamais la promesse de beauté que donne une silhouette charmante n’avait été plus cruellement démentie qu’ici par le visage. Le teint était mat, une moustache teintait d’une ombre foncée la lèvre supérieure. La bouche était grande et masculine, les yeux bruns, proéminents, perçants, résolus. La chevelure épaisse, d’un noir de jais, prenait naissance extraordinairement bas sur le front. Tandis que la jeune femme restait silencieuse, son expression, quoique franche, ouverte et intelligente, semblait manquer des attraits féminins de douceur et de tendresse sans lesquels la beauté de la plus jolie femme est incomplète. Voir ce visage sur des épaules si admirables qu’un sculpteur eût sans doute désiré les avoir pour modèle ; avoir été séduit par les gestes discrets et gracieux que laissait deviner la perfection des bras et des jambes, et sentir une véritable répulsion devant l’air et les traits masculins du visage, cela vous donnait une sensation ressemblant étrangement à celle, extrêmement désagréable, que nous connaissons tous, lorsque, pendant notre sommeil, nous ne parvenons pas à nous expliquer les étranges contradictions d’un rêve.
– Mr Hartright, je suppose, demanda-t-elle, tandis que son visage s’adoucissait en s’éclairant d’un sourire. Nous désespérions de vous voir arriver hier soir et sommes allés nous coucher comme d’habitude. Acceptez mes excuses pour notre manque d’attention et permettez-moi de me présenter comme l’une de vos futures élèves. Serrons-nous la main, voulez-vous ? Nous devrons quand même y arriver tôt ou tard, alors autant tout de suite, n’est-ce pas ?
Ces étranges paroles de bienvenue étaient prononcées d’une voix claire, sonore et agréable. La main offerte était plutôt grande mais admirablement faite et tendue vers moi avec l’aisance d’une femme du monde.
Nous nous mîmes à table comme si nous nous connaissions depuis toujours et nous retrouvions à Limmeridge House pour y échanger de vieux souvenirs.
– J’espère que vous êtes venu ici bien déterminé à tirer le meilleur parti possible de votre situation, continua-t-elle. Vous devrez commencer par vous contenter de ma présence, ce matin. Ma sœur est dans sa chambre ; elle a un peu de migraine, et son ancienne gouvernante, Mrs Vesey, la soigne avec amour. Mon oncle, Mr Fairlie, ne nous rejoint jamais pour le repas : étant infirme, il se cantonne en célibataire dans ses appartements. Il n’y a personne d’autre que moi dans la maison. Deux jeunes filles ont passé dernièrement quelque temps ici, mais sont parties hier, désespérées, ce qui n’est pas étonnant. Durant tout leur séjour et à cause de l’état de santé de Mr Fairlie, nous ne leur avons pas présenté un seul être masculin avec qui elles eussent pu causer, danser ou flirter. Aussi nous sommes-nous disputées sans arrêt, surtout pendant les repas. Songez donc ! Quatre femmes en tête à tête continuel ! Vous voyez que je n’entretiens pas de grandes illusions sur mon propre s**e, Mr Hartright ; aucune femme n’en a d’ailleurs, mais bien peu l’avouent ! Prenez-vous du thé ou du café ? Mon Dieu, comme vous avez l’air embarrassé ! Êtes-vous en train de vous demander ce que vous allez prendre pour déjeuner ou bien est-ce ma façon désinvolte de parler qui vous surprend ? Dans le premier cas, je vous conseille en amie de ne pas toucher à ce jambon, et d’attendre plutôt l’omelette. Dans le second cas, je vais vous verser un peu de thé pour vous aider à vous remettre et tâcher de tenir ma langue quelques instants.
Elle me passa une tasse de thé en riant. Son bavardage piquant et familier vis-à-vis d’un étranger s’accompagnait d’une telle aisance et d’une telle assurance, que celles-ci pouvaient garantir à elles seules le respect du plus audacieux des hommes. S’il était presque impossible de demeurer formaliste en sa compagnie, il était tout aussi impossible de manquer de tenue envers elle, n’eût-ce été qu’en pensée.
– Oui, oui, continua-t-elle lorsque j’eus expliqué tant bien que mal mon air ahuri. Je comprends ! Étant complètement étranger ici, vous êtes intrigué par les habitants de cette maison. C’est naturel. J’aurais dû songer déjà à vous en parler. Je commence par moi, si vous le permettez, afin d’en avoir plus vite fini. Mon nom est Marian Halcombe et je suis aussi imprécise que toutes les femmes en appelant Mr Fairlie mon oncle et miss Fairlie ma sœur. Ma mère s’est mariée deux fois ; la première fois avec Mr Halcombe, mon père, la seconde fois avec Mr Fairlie, le père de miss Fairlie, qui est donc ma demi-sœur. Excepté le fait que nous sommes toutes deux orphelines, nous sommes aussi différentes l’une de l’autre que possible. Mon père était pauvre et le sien riche. Je n’ai rien et elle possède une grande fortune. Je suis brune et laide, et elle est blonde et jolie. Tout le monde me trouve revêche et bizarre (avec raison d’ailleurs !) et tout le monde la trouve douce et charmante (avec encore plus de raisons !). En résumé, c’est un ange et je suis… Essayez un peu de cette marmelade, Mr Hartright, et achevez vous-même ma phrase. Que vous dirais-je de Mr Fairlie ? Ma parole, je ne sais plus ! Il vous enverra certainement chercher après le déjeuner et vous en jugerez vous-même. Ce que je puis vous dire, c’est qu’il est le plus jeune frère de feu Mr Fairlie, qu’il est célibataire et qu’il est le tuteur de miss Fairlie. Je ne voudrais pas vivre sans elle, et elle ne peut vivre sans moi, c’est pourquoi je suis à Limmeridge House. Ma sœur et moi, nous nous adorons, ce qui est inexplicable, vu les circonstances. Vous devez, vous, plaire à toutes les deux, Mr Hartright, ou ne plaire à aucune ; ce qui est pire, c’est que vous allez être tout le temps dans notre compagnie. Mrs Vesey est une excellente personne ayant toutes les vertus cardinales et ne comptant pour rien. Quant à Mr Fairlie, il est trop infirme pour être un compagnon pour qui que ce soit. Nous attribuons tous son infirmité aux nerfs et, au fond, aucun de nous ne sait pourquoi. Je vous conseille toutefois de flatter ses petites manies quand vous le verrez. Admirez sa collection de pièces de monnaie et de gravures et vous gagnerez son cœur. Si vous pouvez vous contenter d’une existence calme, à la campagne, je ne vois pas pourquoi vous ne vous plairiez pas ici. Du déjeuner au lunch, les estampes de Mr Fairlie vous absorberont. Après le lunch, miss Fairlie et moi prendrons nos cahiers de croquis et irons, sous votre direction, étudier les beautés de la nature, et les déformer en ayant l’illusion de les représenter. Le dessin est son caprice favori, pas le mien. Les femmes ne savent pas dessiner ! Leur imagination est trop féconde et leurs yeux trop inattentifs.
» N’importe ! ma sœur l’aime, aussi, je gaspille couleurs et papier pour lui faire plaisir. Quant aux soirées, je crois que nous pourrons vous les rendre agréables. Miss Fairlie joue délicieusement du piano. Pour ma part, je ne distingue pas une note d’une autre, mais je puis vous battre aux échecs, au trictrac, à l’écarté et, par une anomalie toute féminine, même au billard.
» Que pensez-vous du programme ? Croyez-vous que vous pourrez vous adapter à notre vie tranquille et régulière ? Ou bien aurez-vous soif de changement et d’aventures ?
Elle avait débité tout cela d’un seul trait et d’un air quelque peu railleur. Mais, malgré le ton léger avec lequel elle l’avait prononcé, le mot « aventures » me donna l’impérieux désir de savoir quel avait été le lien de parenté, si toutefois elles avaient été parentes, entre Mrs Fairlie, ancienne maîtresse de Limmeridge House, et la fugitive sans nom de l’asile.
– Même si j’étais le plus changeant des hommes, répondis-je, il n’y aurait aucun danger que j’aie soif d’aventures pendant quelque temps, car la nuit qui précéda mon arrivée ici, j’en ai vécu une dont l’étrangeté et le mystère me poursuivront durant tout mon séjour à Limmeridge House, je vous le certifie, miss Halcombe.
– Vraiment ? Puis-je la connaître ?
– Vous y avez un certain droit. L’héroïne principale de cette aventure vous est sans doute aussi étrangère qu’à moi, miss Halcombe, mais elle a mentionné le nom de la dernière Mrs Fairlie en termes empreints de la plus sincère gratitude et du plus profond respect.
– Le nom de ma mère ! Vous m’intéressez au-delà de toute expression. Je vous en prie, continuez.
Je racontai les circonstances de ma rencontre avec la Dame en blanc et répétai mot par mot ce que celle-ci m’avait dit au sujet de Mrs Fairlie.
Les grands yeux honnêtes de miss Halcombe me fixaient avec ardeur tandis que je parlais. Son visage exprimait de l’intérêt et de l’étonnement, mais rien de plus. Il était évident qu’elle ne connaissait pas la femme dont je parlais.
– Êtes-vous tout à fait certain des paroles qu’elle a prononcées au sujet de ma mère ? demanda-t-elle.
– Absolument. Qui qu’elle puisse être, cette femme fut un jour élève à l’école du village de Limmeridge et y fut traitée avec une bonté spéciale par Mrs Fairlie. En souvenir de cette bonté, elle garde un intérêt affectueux à tous les survivants de la famille. Elle savait que Mrs Fairlie et son mari étaient morts et parlait de miss Fairlie comme si elle l’eût bien connue étant enfant.
– Vous avez dit, je pense, qu’elle niait avoir habité cette contrée ?
– En effet ; elle m’a dit qu’elle était originaire du Hampshire.
– Et vous n’êtes pas parvenu à connaître son nom ?
– Non.
– Étrange ! Je trouve que vous avez eu parfaitement raison de donner la liberté à cette pauvre créature, Mr Hartright, car elle ne semble pas avoir fait, en votre présence, quelque chose qui prouvât qu’elle ne fût pas capable d’en jouir. J’aurais cependant voulu que vous fussiez plus résolu, pour découvrir son nom. De toute façon, nous devons éclaircir ce mystère, mais vous feriez mieux de n’en parler ni à Mr Fairlie ni à ma sœur. Tous deux, j’en suis persuadée, ignorent tout de cette femme. Ils sont, chacun dans leur genre, nerveux et impressionnables, et vous ne pourriez qu’agiter l’un et alarmer l’autre, sans résultat. Quant à moi, je suis folle de curiosité et, à partir de cet instant, je vais consacrer toute mon énergie à éclaircir ce mystère. Lorsque ma mère vint ici après son second mariage, c’est elle qui créa l’école du village telle qu’elle existe encore aujourd’hui, mais tous les vieux professeurs sont morts ou partis, il n’y a plus aucune lumière à espérer de ce côté. La seule possibilité à laquelle je songe est…
À ce moment, nous fûmes interrompus par l’entrée d’un domestique porteur d’un message de Mr Fairlie, m’informant, qu’il serait heureux de me voir, aussitôt que j’aurais terminé mon déjeuner.
– Attendez dans le hall, dit miss Halcombe, répondant à ma place, de son ton sec habituel, Mr Hartright va arriver tout de suite… J’allais vous dire, continua-t-elle en se tournant de nouveau vers moi, que ma sœur et moi possédons de nombreuses lettres de ma mère adressées à mon père et au sien. En l’absence d’autres moyens d’information, je vais passer toute la matinée à examiner cette correspondance avec Mr Fairlie. Celui-ci adorait Londres et était constamment absent de sa maison de campagne. Ma mère avait l’habitude de lui écrire tout ce qui se passait à Limmeridge. Ses lettres sont pleines de renseignements sur l’école qui l’intéressait tant et je pense qu’il y a beaucoup de chances pour que j’aie découvert quelque chose d’intéressant quand nous nous reverrons. Le lunch est à 2 h, monsieur, et j’aurai le plaisir de vous présenter à ma sœur. Nous emploierons l’après-midi à vous montrer le voisinage et tous les jolis points de vue des environs. À 2 h. Au revoir !
Elle me salua avec toute la grâce et l’aisance qui la caractérisaient et disparut.
Je sortis aussitôt dans le hall et suivis le domestique vers les appartements de Mr Fairlie.