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1895 Words
Il y avait près de trois heures que nous nous promenions, lorsque la voiture franchit à nouveau les grilles de Limmeridge House. Sur le chemin du retour, j’avais laissé aux jeunes filles le soin de choisir elles-mêmes les paysages qu’elles dessineraient sous mes instructions, le lendemain après-midi. Lorsqu’elles furent montées chez elles s’habiller pour le dîner, et que je me retrouvai seul dans mon petit studio, je me sentis soudain découragé. J’étais mécontent de moi-même, sans savoir pourquoi. Peut-être m’apercevais-je seulement alors que j’avais joui de notre promenade en invité, et non en professeur de dessin ? Peut-être étais-je toujours hanté par ce quelque chose qui me manquait ou manquait à miss Fairlie ? En tout cas, j’éprouvai un réel soulagement lorsque la cloche du dîner m’arracha à ma solitude. En entrant dans la salle à manger, je fus frappé du contraste des robes. Tandis que Mrs Vesey et miss Halcombe étaient vêtues avec recherche, selon leur âge, l’une en gris argent et l’autre en un jaune primevère s’harmonisant parfaitement avec son teint mat et ses cheveux noirs, miss Fairlie portait une robe de mousseline blanche très simple. Cette toilette immaculée lui seyait à ravir, mais c’était une robe que la fille d’un homme pauvre aurait pu porter ; elle paraissait même moins luxueuse que celle de sa gouvernante. Plus tard, lorsque je connus mieux le caractère de miss Fairlie, je découvris que ce contraste était voulu, qu’il provenait de sa délicatesse naturelle jointe à l’aversion profonde qu’elle ressentait à faire étalage de sa fortune. Après le dîner, nous retournâmes ensemble au salon. Quoique Mr Fairlie eût donné à son domestique l’ordre de consulter mes goûts quant aux liqueurs que je préférais après le dîner, j’étais décidé à résister à la tentation de rester en solitaire parmi les bouteilles de mon choix et j’avais demandé aux dames l’autorisation, pendant toute la durée de mon séjour à Limmeridge House, de quitter la table en même temps qu’elles, à la façon des étrangers. Le salon se trouvait à l’entresol et avait les mêmes dimensions que la salle à manger. Deux grandes portes-fenêtres donnaient sur une terrasse admirablement garnie de fleurs. Tandis que nous pénétrions dans le salon, le crépuscule fondait harmonieusement dans la même ombre les feuilles et les fleurs dont le parfum enivrant parvenait jusqu’à nous. La bonne Mrs Vesey, toujours la première à s’asseoir, s’installa confortablement dans un fauteuil avec l’intention visible de dormir. À ma demande, miss Fairlie se mit au piano et tandis que j’approchais un siège pour l’écouter, je vis miss Halcombe se retirer dans l’embrasure d’une fenêtre et mettre à profit les dernières lueurs du jour pour achever l’examen de la correspondance de sa mère. Ce tableau de famille est encore vivant à mes yeux, tandis que j’écris ! De l’endroit où j’étais assis, je pouvais admirer la gracieuse silhouette de miss Halcombe, à demi dans l’ombre, à demi éclairée par la douce lumière, parcourant une à une les lettres mises en tas sur ses genoux ; plus près de moi, le beau profil de miss Fairlie se détachait délicatement sur l’arrière-plan de plus en plus sombre que formait le mur du fond de la pièce. Dehors, sur la terrasse, les fleurs en bouquets et les plantes grimpantes frémissaient à peine dans la légère brise du soir. Le ciel était sans nuage et la mystérieuse clarté de la lune commençait à irradier le firmament. Un calme profond enveloppait toute chose tandis que s’égrenait doucement au piano la musique de Mozart. C’est inoubliable ! Nous restâmes à nos places sans bouger, jusqu’à ce que la lumière nous manquât tout à fait. La lune maintenant éclairait la terrasse et ses rayons d’argent nous atteignaient. Cette pénombre était si belle que d’un commun accord nous décidâmes de ne pas allumer les lampes que le domestique venait d’apporter. Seules les deux bougies du piano brûlaient. Pendant une demi-heure encore, la musique nous enchanta, puis la beauté du clair de lune tenta miss Fairlie. Elle se dirigea vers la terrasse où je la suivis. Absorbée dans sa lecture à la lumière des bougies, miss Halcombe ne parut pas s’apercevoir de notre sortie. Miss Fairlie, sur mon conseil, venait de se couvrir d’un foulard blanc pour se protéger de la fraîcheur du soir, quand la voix de sa sœur se fit entendre, plus grave que d’ordinaire. – Mr Hartright, appelait-elle, voulez-vous venir ici un moment, je vous prie ? J’ai à vous parler. Je rentrai avec précipitation et la trouvai les genoux encombrés de papiers, tandis qu’elle approchait une lettre de la bougie. Je plaçai un siège à ses côtés, ce qui me permettait, tout en l’écoutant, d’observer la terrasse où miss Fairlie se promenait sous les rayons de lune. – Je désire vous lire tout de suite les derniers passages de cette lettre, me dit miss Halcombe, et que vous me disiez s’ils projettent quelque lumière sur votre aventure nocturne. Cette lettre est adressée par ma mère à son second mari, Mr Fairlie ; elle date d’il y a environ douze ans. À cette époque, Mr et Mrs Fairlie ainsi que ma demi-sœur Laura habitaient cette maison depuis quelques années et, pour moi, je complétais mon éducation dans un couvent à Paris. Voici ce qu’elle dit : « Vous devez être fatigué, mon cher Philip, de m’entendre toujours parler de mes écoles et de mes élèves. Jetez votre blâme sur la monotonie de l’existence à Limmeridge et non sur moi, d’autant plus que, cette fois, j’ai quelque chose de vraiment intéressant à vous raconter au sujet d’une élève. » Vous connaissez, à la boutique du village, la vieille Mrs Kempe, n’est-ce pas ? Eh bien ! après des années de souffrances, le médecin a enfin renoncé à la sauver et elle s’éteint doucement. Sa seule parente était une sœur qui est arrivée la semaine dernière. Celle-ci vient du Hampshire et se nomme Mrs Catherick. Il y a quatre jours, elle est venue me voir, accompagnée de son enfant, une adorable petite fille, n’ayant qu’un an de plus que notre Laura chérie… » Comme miss Halcombe lisait cette dernière phrase, miss Fairlie passa devant la porte, chantonnant doucement une des mélodies qu’elle avait jouées dans la soirée ; miss Halcombe attendit un moment, puis elle continua : « Mrs Catherick est une femme d’un certain âge, convenable, bien élevée, respectable et paraissant avoir été presque jolie. Dans sa façon de faire, il y a cependant quelque chose qui m’intrigue, car le silence qu’elle s’obstine à garder sur elle-même me fait croire qu’il existe un mystère dans sa vie. Le but de son séjour à Limmeridge est cependant tout à fait normal ; n’ayant personne qui pût s’occuper de sa petite fille dans le Hampshire en son absence, elle l’a emmenée avec elle pour venir soigner sa sœur. Mrs Kempe pouvant mourir d’un jour à l’autre ou traîner encore des mois, le but de la visite de Mrs Catherick était de me demander d’accepter sa petite fille Anne à l’école, pendant ce temps. Je consentis tout de suite et lorsque je sortis avec Laura ce jour-là pour notre promenade quotidienne, nous allâmes chercher l’enfant pour la conduire en classe. » Dans un rayon de lune, la silhouette blanche de miss Fairlie passa de nouveau devant la porte, le visage joliment encadré du foulard blanc qu’elle avait noué sous son menton pour se préserver de l’humidité de la nuit. Cette fois encore, miss Halcombe attendit qu’elle fût passée pour continuer. « J’ai un grand faible, Philip, pour ma nouvelle élève et je vous en dirai la raison plus loin, pour vous en faire la surprise. La mère m’ayant aussi peu parlé de sa fille que d’elle-même, je dus constater par moi-même que l’intelligence de la pauvre enfant n’était guère développée pour son âge. Le lendemain, je trouvai un prétexte pour la faire venir à la maison et demandai au médecin de la famille de passer par ici, comme par hasard, et de l’interroger afin de me donner son impression sur elle. » Son opinion est qu’avec de la patience et de la ténacité on aura raison de cette lenteur d’esprit. Mais il faut, dit-il, que l’on veille sérieusement dès maintenant, à son éducation, car son peu d’aptitude à comprendre risquerait de la faire s’attacher dangereusement à quelques idées très simples une fois qu’elle les aurait saisies. Ne croyez surtout pas, mon amour, que je me suis attachée à cette idiote ! Cette pauvre petite Anne Catherick est une adorable créature, affectueuse et reconnaissante. Elle dit les choses les plus exquises d’une façon spontanée, quoique un peu craintive. Elle est toujours vêtue très proprement mais sans goût, aussi me suis-je décidée à faire arranger à sa taille quelques anciennes robes blanches de notre Laura chérie et à lui donner aussi certaines de ses coiffures blanches en la persuadant que le blanc lui allait à ravir. » Après un moment d’hésitation, elle a saisi ma main et l’a couverte de baisers en s’écriant d’un air très sérieux : “Toute ma vie, je porterai désormais du blanc. Cela m’aidera à me souvenir de vous, madame, et je serai heureuse de penser qu’ainsi je vous plais, même quand je serai loin de vous !” Pauvre petite créature ! Je lui ferai apprêter tout un lot de robes blanches, afin qu’elle en ait pour des années. » Miss Halcombe, s’arrêtant brusquement, me demanda : – La femme abandonnée que vous avez rencontrée paraissait-elle avoir plus de 22 ou 23 ans ? – Non, miss Halcombe, elle paraissait cet âge. – Était-elle étrangement vêtue de blanc. – Oui, tout de blanc ! Tandis que la réponse sortait de mes lèvres, miss Fairlie s’arrêta devant la porte-fenêtre en nous tournant le dos et s’appuya contre la balustrade donnant sur le jardin. Mes yeux se fixèrent sur la robe de mousseline blanche éclairée par la lune, et une sensation très pénible, mais qu’il me serait impossible d’expliquer, me parcourut. – Tout en blanc ? reprit miss Halcombe. Les phrases les plus importantes se trouvent à la fin de la lettre, mais je ne puis m’empêcher de m’arrêter déjà à cette coïncidence. Le médecin peut s’être trompé en diagnostiquant que la lenteur d’esprit de l’enfant se corrigerait, et la fantaisie reconnaissante de la petite fille vis-à-vis de ma mère peut être devenue un sentiment tenace chez la jeune femme. Je regardais la robe vaporeuse de miss Fairlie, sans répondre. – Écoutez les dernières phrases, reprit ma compagne, je pense qu’elles vous surprendront. Comme elle disait ces mots, miss Fairlie quitta la balustrade et nous regarda. Miss Halcombe termina rapidement sa lecture : « Et maintenant, mon chéri, voyant que je suis au bout de ma feuille de papier, je veux vous dire la surprenante raison de mon attachement à Anne Catherick. Quoiqu’elle ne soit pas de moitié aussi jolie que notre fille, par un caprice étrange de la nature, elle en est le portrait vivant comme cheveux, comme traits, comme couleur des yeux et comme silhouette. » Je me levai brusquement de mon siège, le même frisson que celui qui m’avait parcouru dans la solitude de la nuit, lorsqu’une main s’était posée sur mon épaule, venait de me secouer tout entier. Devant moi se tenait miss Fairlie, éclairée par les rayons de la lune, vivante image de la Dame en blanc ! Ce quelque chose que je ne trouvais pas à définir en elle et qui me torturait depuis le début, c’était donc cela ! Je ne m’étais pas encore rendu compte de la sinistre ressemblance entre la fugitive de l’asile et mon élève de Limmeridge House ! – Vous la voyez maintenant, s’exclama miss Halcombe, comme ma mère la vit il y a onze ans ! – Oui, je la vois, hélas ! plus à contrecœur que je ne puis vous le dire. Unir en pensée, même un instant, par le fait d’une ressemblance accidentelle, la pauvre femme abandonnée à miss Fairlie semble jeter une ombre sur l’avenir de la ravissante créature qui nous regarde. Laissez-moi secouer cette affreuse sensation. Je vous en prie, rappelez miss Fairlie, qu’elle sorte de ce lugubre rayon de lune au plus vite ! – Vous me surprenez, Mr Hartright, je croyais les hommes du XIX e siècle à l’abri des superstitions ! – Miss Halcombe, je vous en supplie, rappelez-la ! – Chut ! chut ! elle arrive. Ne dites rien en sa présence. Que cette ressemblance reste notre secret !… Rentrez, chère Laura, et éveillez Mrs Vesey par un air de piano. Mr Hartright réclame de la musique, et, cette fois, de la musique gaie !
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