Chapitre 1. Les trois pains-1
Chapitre 1. Les trois pains
Chargé par mon père d’une mission très délicate, je me rendis, vers la fin de mai 1788, au château d’Ionis, situé à une dizaine de lieues dans les terres, entre Angers et Saumur.
J’avais vingt-deux ans, et j’exerçais déjà la profession d’avocat, pour laquelle je me sentais peu de goût, bien que ni l’étude des affaires ni celle de la parole ne m’eussent présenté de difficultés sérieuses. Eu égard à mon âge, on ne me trouvait pas sans talents ; et le talent de mon père, avocat renommé dans sa localité, m’assurait, pour l’avenir, une brillante clientèle, pour peu que je fisse d’efforts pour n’être pas trop indigne de le remplacer. Mais j’eusse préféré les lettres, une vie plus rêveuse, un usage plus indépendant et plus personnel de mes facultés, une responsabilité moins soumise aux passions et aux intérêts d’autrui.
Comme ma famille était dans l’aisance, et que j’étais fils unique, très choyé et très chéri, j’eusse pu choisir ma carrière ; mais j’eusse affligé mon père, qui s’enorgueillissait de sa compétence à me diriger dans le chemin qu’il m’avait frayé d’avance, et je l’aimais trop tendrement pour vouloir faire prévaloir mes instincts sur ses désirs.
Ce fut une soirée délicieuse que celle où j’achevais cette promenade à cheval à travers les bois qui entourent le vieux et magnifique château d’Ionis. J’étais bien monté, vêtu en cavalier avec une sorte de recherche, et accompagné d’un domestique dont je n’avais nul besoin, mais que ma mère avait eu l’innocente vanité de me donner pour la circonstance, voulant que son fils se présentât convenablement chez une des personnes les plus brillantes de notre clientèle.
La nuit s’éclairait mollement du feu doux de ses plus grandes étoiles. Un peu de brume voilait le scintillement de ces myriades d’astres secondaires qui clignotent comme des yeux ardents durant des nuits claires et froides. Celle-ci offrait un vrai ciel d’été, assez pur pour être encore lumineux et transparent, assez adouci pour ne pas effrayer de son incommensurable richesse. C’était, si je peux ainsi parler, un de ces doux firmaments qui vous permettent de penser encore à la terre, d’admirer les lignes vaporeuses de ces étroits horizons, de respirer sans dédain son atmosphère de fleurs et d’herbages, enfin de se dire qu’on est quelque chose dans l’immensité et d’oublier que l’on n’est qu’un atome dans l’infini.
À mesure que j’approchais du parc seigneurial, les sauvages parfums de la forêt s’imprégnaient de ceux des lilas et des acacias qui penchaient leurs têtes fleuries au-dessus du mur de ronde. Bientôt, à travers les bosquets, je vis briller les croisées du manoir, derrière leurs rideaux de moire violette, coupés des grands croisillons noirs de l’architecture. C’était un magnifique château de la renaissance, un chef-d’œuvre de goût mêlé de caprice, une de ces demeures où l’on se sent impressionné par je ne sais quoi d’ingénieux, d’élégant et de hardi qui, de l’imagination de l’architecte, semble passer dans la vôtre et s’en emparer pour l’élever au-dessus des habitudes et des préoccupations du monde positif.
J’avoue que le cœur me battait bien fort en disant mon nom au laquais chargé de m’annoncer. Je n’avais jamais vu madame d’Ionis. Elle passait pour être la plus jolie femme du pays ; elle avait vingt-deux ans, un mari qui n’était ni beau ni aimable, et qui la négligeait pour les voyages. Son écriture était charmante, et elle trouvait moyen de montrer non seulement beaucoup de sens, mais encore beaucoup d’esprit dans ses lettres d’affaires. C’était, en outre, un très noble caractère. Voilà tout ce que je savais d’elle, et c’en était bien assez pour que j’eusse peur de paraître gauche et provincial.
Je devais être très pâle en entrant dans le salon.
Aussi ma première impression fut-elle comme de soulagement et de plaisir lorsque je me trouvai en présence de deux grosses vieilles femmes très laides, dont l’une, madame la douairière d’Ionis, m’annonça que sa bru était chez une de ses amies du voisinage et ne rentrerait probablement que le lendemain.
— Vous êtes quand même le bienvenu, ajouta cette matrone, nous avons beaucoup d’amitié et de reconnaissance pour monsieur votre père, et il paraît que nous avons grand besoin de ses conseils, que vous êtes sans doute chargé de nous transmettre.
— Je venais de sa part pour parler d’affaires à madame d’Ionis…
— La comtesse d’Ionis s’occupe d’affaires, en effet, reprit la douairière comme pour m’avertir d’une bévue commise. Elle s’y entend, elle a une bonne tête, et, en l’absence de mon fils, qui est à Vienne, c’est elle qui suit cet ennuyeux et interminable procès. Il ne faut pas que vous comptiez sur moi pour la remplacer, car je n’y entends rien du tout, et tout ce que je peux faire, c’est de vous retenir jusqu’au retour de la comtesse en vous offrant un souper tel quel et un bon lit.
Là-dessus, la vieille dame, qui, malgré la petite leçon qu’elle m’avait donnée, paraissait une assez bonne femme, sonna et donna des ordres pour mon installation. Je refusai de manger, ayant pris mes précautions en route, et sachant qu’il n’est rien de plus gênant que de manger tout seul, sous les yeux de gens à qui l’on est complètement inconnu.
Comme mon père m’avait donné plusieurs jours pour m’acquitter de ma commission, je n’avais rien de mieux à faire que d’attendre notre belle cliente, et j’étais, vis-à-vis d’elle et de sa famille, un envoyé assez utile pour avoir droit à une très cordiale hospitalité. Je ne me fis donc pas prier pour rester chez elle, bien qu’il y eût un tournebride très confortable, où les gens de ma sorte allaient ordinairement attendre le moment de s’entretenir avec les gens de qualité. Tel était encore le langage des provinces à cette époque, et il fallait en apprécier les termes et la valeur pour se tenir à sa place, sans bassesse et sans impertinence, dans les relations du monde. Bourgeois et philosophe (on ne disait pas encore démocrate), je n’étais nullement convaincu de la supériorité morale de la noblesse. Mais, bien qu’elle se piquât aussi de philosophie, je savais qu’il fallait ménager ses susceptibilités d’étiquette, et les respecter pour s’en faire respecter soi-même.
J’avais donc, un peu de timidité passée, aussi bon ton que qui que ce soit, ayant déjà vu chez mon père des spécimens de toutes les classes de la société. La douairière parut s’en apercevoir au bout de quelques instants, et ne plus se faire de violence pour accueillir, sinon en égal, du moins en ami, le fils de l’avocat de la maison.
Pendant qu’elle me faisait la conversation, en femme à qui l’usage tient lieu d’esprit, j’eus le loisir d’examiner et sa figure et celle de l’autre matrone, encore plus grasse qu’elle, qui, assise à quelque distance, et remplissant le fond d’un ouvrage de tapisserie, ne desserrait pas les dents et levait à peine les yeux sur moi. Elle était mise à peu près comme la douairière, robe de soie foncée, manches collantes, fichu de dentelle noire passé par-dessus un bonnet blanc et noué sous le menton. Mais tout cela était moins propre et moins frais ; les mains étaient moins blanches quoique aussi potelées ; le type plus vulgaire, bien que la vulgarité fût déjà très accusée dans les traits lourds de la grosse douairière d’Ionis. Bref, je ne doutai plus de sa condition de fille de compagnie, lorsque la douairière lui dit, à propos de mon refus de souper :
— N’importe, Zéphyrine, il ne faut pas oublier que M. Nivières est jeune et qu’il peut avoir encore faim, au moment de s’endormir. Faites-lui mettre un ambigu dans son appartement.
La monumentale Zéphyrine se leva ; elle était aussi grande que grosse.
— Et surtout, lui dit sa maîtresse lorsqu’elle fut au moment de sortir, qu’on n’oublie pas le pain.
— Le pain ? dit Zéphyrine d’une petite voix grêle et voilée qui faisait un plaisant contraste avec sa stature.
Puis elle répéta :
— Le pain ? avec une intonation bien marquée de doute et de surprise.
— Les pains ! répondit la douairière avec autorité.
Zéphyrine parut hésiter un instant et sortit ; mais sa maîtresse la rappela aussitôt pour lui faire cette étrange recommandation :
— Trois pains !
Zéphyrine ouvrit la bouche pour répondre, leva tant soit peu les épaules et disparut.
— Trois pains ! m’écriai-je à mon tour. Mais quel appétit me supposez-vous donc, madame la comtesse ?
— Oh ! ce n’est rien, dit-elle. Ils sont tout petits !
Elle garda un instant le silence. Je cherchais un peu ce que je trouverais à lui dire pour relever la conversation, en attendant que j’eusse le droit de me retirer, lorsqu’elle parut en proie à une certaine perplexité, porta la main au g***d de la sonnette et s’arrêta pour dire, comme se parlant à elle-même :
— Pourtant, trois pains !…
— C’est beaucoup, en effet, repris-je en réprimant une grande envie de rire.
Elle me regarda, étonnée, ne se rendant pas compte d’avoir parlé tout haut.
— Vous parlez du procès ? dit-elle comme pour me faire oublier sa distraction : c’est beaucoup, ce qu’on nous réclame ! Croyez-vous que nous le gagnerons ?
Mais elle écouta fort peu mes réponses évasives, et sonna décidément ; un domestique vint, à qui elle demanda Zéphyrine. Zéphyrine revint, à qui elle parla dans l’oreille ; après quoi, elle parut tranquillisée et se mit à babiller avec moi, en bonne commère, très bornée, mais bienveillante et presque maternelle, me questionnant sur mes goûts, mon caractère, mes relations et mes plaisirs. Je me fis plus enfant que je n’étais pour la mettre à son aise ; car je remarquai vite qu’elle était de ces femmes du grand monde qui ont su se passer de la plus médiocre intelligence, et qui n’ont aucun besoin d’en rencontrer davantage chez les autres.
En somme, elle avait tant de bonhomie, que je ne m’ennuyai pas beaucoup avec elle pendant une heure, et que je n’attendis pas avec trop d’impatience la permission de la quitter.
Un valet de chambre me conduisit à mon appartement ; car c’était presque un appartement complet : trois pièces fort belles, très vastes, et meublées en vieux Louis XV, avec beaucoup de luxe. Mon propre domestique, à qui ma bonne mère avait fait la leçon, était dans ma chambre à coucher, attendant l’honneur de me déshabiller, afin de paraître aussi instruit de son devoir que les valets de grande maison.
— C’est fort bien, mon cher Baptiste, lui dis-je quand nous fûmes seuls ensemble, mais tu peux aller dormir. Je me coucherai moi-même et me déshabillerai en personne, comme j’ai fait depuis que je suis au monde.
Baptiste me souhaita une bonne nuit et me quitta. Il n’était que dix heures, je n’avais nulle envie de dormir sitôt, et je me disposais à aller examiner les meubles et les tableaux de mon salon, lorsque mes yeux tombèrent sur l’ambigu qui m’avait été servi dans ma chambre, près de la cheminée, et les trois pains m’apparurent dans une mystérieuse symétrie.
Ils étaient passablement gros et placés au centre du plateau de laque, dans une jolie corbeille de vieux saxe, avec une belle salière d’argent au milieu, et trois serviettes damassées à l’entour.
— Que diable y a-t-il dans l’arrangement de cette corbeille ? me demandai-je, et pourquoi cet accessoire vulgaire de mon souper, le pain, a-t-il tant tourmenté ma vieille hôtesse ? Pourquoi trois pains si expressément recommandés ? Pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, si l’on me prend pour un ogre ? Et, au fait, voilà un très copieux ambigu, et des flacons de vin avec des étiquettes qui promettent beaucoup ; mais pourquoi trois carafes d’eau ? Voilà qui redevient mystérieux et bizarre. Cette bonne vieille comtesse s’imagine-t-elle que je suis triple, ou que j’apporte deux convives dans ma valise ?
Je méditais sur cette énigme, lorsqu’on frappa à la porte de l’antichambre.
— Entrez ! criai-je sans me déranger, pensant que Baptiste avait oublié quelque chose.