I - La nuit des signaux

3810 Words
I La nuit des signauxMe voici, moi, Jock Calder, de West Inch, arrivé à peine au milieu du dix-neuvième siècle, et à l’âge de cinquante-cinq ans. Ma femme ne me découvre guère qu’une fois par semaine derrière l’oreille un petit poil gris qu’elle tient à m’arracher. Et pourtant quel étrange effet cela me fait que ma vie se soit écoulée en une époque où les façons de penser et d’agir des hommes différaient autant de celles d’aujourd’hui que s’il se fut agi des habitants d’une autre planète. Ainsi, lorsque je me promène par la campagne, si je regarde par là-bas, du côté de Berwick, je puis apercevoir les petites traînées de fumée blanche, qui me parlent de cette singulière et nouvelle bête aux cent pieds, qui se nourrit de charbon, dont le corps recèle un millier d’hommes, et qui ne cesse de ramper le long de la frontière. Quand le temps est clair, j’aperçois sans peine le reflet des cuivres, lorsqu’elle double la courbe vers Corriemuir. Puis, si je porte mon regard vers la mer, je revois la même bête, ou parfois même une douzaine d’entre elles, laissant dans l’air une trace noire, dans l’eau une tache blanche, et marchant contre le vent avec autant d’aisance qu’un saumon remonte la Tweed. Un tel spectacle aurait rendu mon bon vieux père muet de colère autant que de surprise, car il avait la crainte d’offenser le Créateur, si profondément enracinée dans l’âme, qu’il ne voulait pas entendre parler de contraindre la Nature, et que toute innovation lui paraissait toucher de bien près au blasphème. C’était Dieu qui avait créé le cheval. C’était un mortel de là-bas, vers Birmingham, qui avait fait la machine. Aussi mon bon vieux papa s’obstinait-il à se servir de la selle et des éperons. Mais il aurait éprouvé une bien autre surprise en voyant le calme et l’esprit de bienveillance qui règnent actuellement dans le cœur des hommes, en lisant dans les journaux et entendant dire dans les réunions qu’il ne faut plus de guerre, – excepté bien entendu, avec les nègres et leurs pareils. Quand il mourut, ne nous battions-nous pas, presque sans interruption, – une trêve de deux courtes années, – depuis bientôt un quart de siècle ? Réfléchissez à cela, vous qui menez aujourd’hui une existence si tranquille, si paisible. Des enfants ; nés pendant la guerre, étaient devenus des hommes barbus, avaient eu à leur tour des enfants, que la guerre durait encore. Ceux qui avaient servi et combattu à la fleur de l’âge et dans leur pleine vigueur, avaient senti leurs membres se raidir, leur dos se voûter, que les flottes et les armées étaient encore aux prises. Rien d’étonnant, dès lors, qu’on en fût venu à considérer la guerre comme l’état normal, et qu’on éprouvât une sensation singulière à se trouver en état de paix. Pendant cette longue période, nous nous battîmes avec les Danois, nous nous battîmes avec les Hollandais, nous nous battîmes avec l’Espagne, nous nous battîmes avec les Turcs, nous nous battîmes avec les Américains, nous nous battîmes avec les gens de Montevideo. On eût dit que dans cette mêlée universelle, aucune race n’était trop proche parente, aucune trop distante pour éviter d’être entraînée dans la querelle. Mais ce fut surtout avec les Français que nous nous battîmes ; et de tous les hommes, celui qui nous inspira le plus d’aversion, et de crainte et d’admiration, ce fut ce grand capitaine qui les gouvernait. C’était très crâne de le représenter en caricature, de le chansonner, de faire comme si c’était un charlatan, mais je puis vous dire que la frayeur qu’inspirait cet homme planait comme une ombre noire au-dessus de l’Europe entière, et qu’il fut un temps où la clarté d’une flamme apparaissant de nuit sur la côte faisait tomber à genoux toutes les femmes et mettait les fusils dans les mains de tous les hommes. Il avait toujours gagné la partie : voilà ce qu’il y avait de terrible. On eût dit qu’il portait la fortune en croupe. Et en ces temps-là nous savions qu’il était posté sur la côte septentrionale avec cent cinquante mille vétérans, avec les bateaux nécessaires au passage. Mais c’est une vieille histoire. Chacun sait comment notre petit homme borgne et manchot anéantit leur flotte. Il devait rester en Europe une terre où l’on eût la liberté de penser, la liberté de parler. Il y avait un grand signal tout prêt sur la hauteur près de l’embouchure de la Tweed. C’était un échafaudage fait en charpente et en barils de goudron. Je me rappelle fort bien que tous les soirs je m’écarquillais les yeux à regarder s’il flambait. Je n’avais alors que huit ans, mais à cet âge, on prend déjà les choses à cœur, et il me semblait que le sort de mon pays dépendît en quelque façon de moi et de ma vigilance. Un soir, comme je regardais, j’aperçus une faible lueur sur la colline du signal : une petite langue rouge de flamme dans les ténèbres. Je me rappelle que je me frottai les yeux, je me frappai les poignets contre le cadre en pierre de la fenêtre, pour me convaincre que j’étais éveillé. Alors la flamme grandit, et je vis la ligne rouge et mobile se refléter dans l’eau, et je m’élançai à la cuisine. Je hurlai à mon père que les Français avaient franchi la Manche et que le signal de l’embouchure de la Tweed flambait. Il causait tranquillement avec M. Mitchell, l’étudiant en droit d’Édimbourg. Je crois encore le voir secouant sa pipe à côté du feu et me regardant par-dessus ses lunettes à monture de corne. – Êtes-vous sûr, Jock, dit-il ? – Aussi sûr que d’être en vie, répondis-je d’une voix entrecoupée. Il étendit la main pour prendre sur la table la Bible, qu’il ouvrit sur son genou, comme s’il allait nous en lire un passage, mais il la referma, et sortit à grands pas. Nous le suivîmes, l’étudiant en droit et moi, jusqu’à la porte à claire-voie qui donne sur la grande route. De là nous voyons bien la lueur rouge du grand signal, et la lueur d’un autre feu plus petit à Ayton, plus au nord. Ma mère descendit avec deux plaids pour que nous ne fussions pas saisis par le froid, et nous restâmes là jusqu’au matin, en échangeant de rares paroles, et cela même à voix basse. Il y avait sur la route plus de monde qu’il n’en était passé la veille au soir, car la plupart des fermiers, qui habitaient en remontant vers le nord, s’étaient enrôlés dans les régiments de volontaires de Berwick, et accouraient de toute la vitesse de leurs chevaux pour répondre à l’appel. Quelques-uns d’entre eux avaient bu le coup de l’étrier avant de partir. Je n’en oublierai jamais un que je vis passer sur un grand cheval blanc, brandissant au clair de lune un énorme sabre rouillé. Ils nous crièrent en passant, que le signal de North Berwick Law était en feu, et qu’on croyait que l’alarme était partie du Château d’Édimbourg. Un petit nombre galopèrent en sens contraire, des courriers pour Édimbourg, le fils du laird, et Master Playton, le sous-shérif, et autres de ce genre. Et, parmi ces autres, se trouvait un bel homme aux formes robustes, monté sur un cheval rouan. Il poussa jusqu’à notre porte et nous fit quelques questions sur la route. – Je suis convaincu que c’est une fausse alerte, dit-il. Peut-être aurais-je tout aussi bien fait de rester où j’étais, mais maintenant que me voilà parti, je n’ai rien de mieux à faire que de déjeuner avec le régiment. Il piqua des deux et disparut sur la pente de la lande. – Je le connais bien, dit notre étudiant en nous le désignant d’un signe de tête, c’est un légiste d’Édimbourg, et il s’entend joliment à enfiler des vers. Il se nomme Wattie Scott. Aucun de nous n’avait encore entendu parler de lui, mais il ne se passa guère de temps avant que son nom fut le plus fameux de toute l’Écosse. Bien des fois nous pensâmes alors à cet homme qui nous avait demandé la route dans la nuit terrible. Mais dès le matin, nous eûmes l’esprit tranquille. Il faisait un temps gris et froid. Ma mère était retournée à la maison pour nous préparer un pot de thé, quand arriva un char à bancs ramenant le docteur Horscroft, d’Ayton et son fils Jim. Le docteur avait relevé jusque sur ses oreilles le collet de son manteau brun, et il avait l’air de fort méchante humeur, car Jim, qui n’avait que quinze ans s’était sauvé à Berwick à la première alerte, avec le fusil de chasse tout neuf de son père. Le papa avait passé toute la nuit à sa recherche, et il le ramenait prisonnier ; le canon de fusil se dressait derrière le siège. Jim avait l’air d’aussi mauvaise humeur que son père, avec ses mains fourrées dans ses poches de côté, ses sourcils joints, et sa lèvre inférieure avancée. – Tout ça, c’est un mensonge, cria le docteur en passant. Il n’y a pas eu de débarquement, et tous les sots d’Écosse sont allés arpenter pour rien les routes. Son fils Jim poussa un grognement indistinct en entendant ces mots, ce qui lui valut de la part de son père un coup sur le côté du crâne avec le poing fermé. À ce coup, le jeune garçon laissa tomber sa tête sur sa poitrine comme s’il avait été étourdi. Mon père hocha la tête, car il avait de l’affection pour Jim, et nous rentrâmes tous à la maison, en dodelinant du chef, et les yeux papillotants, pouvant à peine tenir les yeux ouverts, maintenant que nous savions tout danger passé. Mais nous éprouvions en même temps au cœur un frisson de joie comme je n’en ai ressenti le pareil qu’une ou deux autres fois en ma vie. Sans doute, tout cela n’a pas beaucoup de rapport avec ce que j’ai entrepris de raconter, mais quand on a une bonne mémoire et peu d’habileté, on n’arrive pas à tirer une pensée de son esprit sans qu’une douzaine d’autres s’y cramponnent pour sortir en même temps. Et pourtant, maintenant que je me suis mis à y songer, cet incident n’était pas entièrement étranger à mon récit, car Jim Horscroft eut une discussion si violente avec son père, qu’il fut expédié au collège de Berwick et comme mon père avait depuis longtemps formé le projet de m’y placer aussi, il profita de l’occasion qui lui offrait le hasard pour m’y envoyer. Mais avant de dire un mot au sujet de cette école, il me faut revenir à l’endroit où j’aurais dû commencer, et vous mettre en état de savoir qui je suis, car il pourrait se faire que ces pages écrites par moi tombent sous les yeux de gens qui habitent bien loin au-delà du border, et n’ont jamais entendu parler des Calder de West Inch. Cela vous a un certain air, West Inch, mais ce n’est point un beau domaine, autour d’une bonne habitation. C’est simplement une grande terre à pâturages de moutons, ou la bise souffle avec âpreté et que le vent balaie. Elle s’étend en formant une b***e fragmentée le long de la mer. Un homme frugal, et qui travaille dur, y arrive tout juste à gagner son loyer et à avoir du beurre le dimanche au lieu de mélasse. Au milieu, s’élève une maison d’habitation en pierre, recouverte en ardoise, avec un appentis derrière. La date de 1703 est gravée grossièrement dans le bloc qui forme le linteau de la porte. Il y a plus de cent ans que ma famille est établie là, et malgré sa pauvreté, elle est arrivée à tenir un bon rang dans le pays, car à la campagne le vieux fermier est souvent plus estimé que le nouveau laird. La maison de West Inch présentait une particularité singulière. Il avait été établi par des ingénieurs et autres personnes compétentes, que la ligne de délimitation entre les deux pays passait exactement par le milieu de la maison, de façon à couper notre meilleure chambre à coucher en deux moitiés, l’une anglaise, l’autre écossaise. Or, la couchette que j’occupais était orientée de telle sorte que j’avais la tête au nord de la frontière et les pieds au sud. Mes amis disent que si le hasard avait placé mon lit en sens contraire, j’aurais eu peut-être la chevelure d’un blond moins roux et l’esprit d’une tournure moins solennelle. Ce que je sais, c’est qu’une fois en ma vie, où ma tête d’Écossais ne voyait aucun moyen de me tirer de péril, mes bonnes grosses jambes d’Anglais vinrent à mon aide et m’en éloignèrent jusqu’en lieu sûr. Mais à l’école, cela me valut des histoires à n’en plus finir : les uns m’avaient surnommé Grog à l’eau ; pour d’autres j’étais la « Grande Bretagne » pour d’autres, « l’Union Jack ». Lorsqu’il y avait une bataille entre les petits Écossais et les petits Anglais, les uns me donnaient des coups de pied dans les jambes, les autres des coups de poing sur les oreilles. Puis on s’arrêtait des deux côtés pour se mettre à rire, comme si la chose était bien plaisante. Dans les commencements, je fus très malheureux à l’école de Berwick. Birtwhistle était le premier maître, et Adams le second, et je n’avais d’affection ni pour l’un ni pour l’autre. J’étais naturellement timide, très peu expansif. Je fus long à me faire un ami soit parmi les maîtres, soit parmi mes camarades. Il y avait neuf milles à vol d’oiseau, et onze milles et demi par la route, de Berwick à West Inch. J’avais le cœur gros en pensant à la distance qui me séparait de ma mère. Remarquez, en effet, qu’un garçon de cet âge, tout en prétendant se passer des caresses maternelles, souffre cruellement, hélas ! quand on le prend au mot. À la fin, je n’y tins plus, et je pris la résolution de m’enfuir de l’école, et de retourner le plus tôt possible à la maison. Mais au dernier moment, j’eus la bonne fortune de m’attirer l’éloge et l’admiration de tous depuis le directeur de l’École, jusqu’au dernier élève, ce qui rendit ma vie d’écolier fort agréable et fort douce. Et tout cela, parce que par suite d’un accident, j’étais tombé par une fenêtre du second étage. Voici comment la chose arriva. Un soir j’avais reçu des coups de pieds de Ned Barton, le tyran de l’école, cet affront, s’ajoutant à tous mes autres griefs, fit déborder ma petite coupe. Je jurai, ce soir même, en enfouissant ma figure inondée de larmes sous les couvertures, que le lendemain matin me trouverait soit à West Inch, soit bien près d’y arriver. Notre dortoir était au second étage, mais j’avais une réputation de bon grimpeur, et les hauteurs ne me donnaient pas le vertige. Je n’éprouvais aucune frayeur, tout petit que j’étais, de me laisser descendre du pignon de West Inch, au bout d’une corde serrée à la cuisse, et cela faisait une hauteur de cinquante-trois pieds au-dessus du sol. Dès lors, je ne craignais guère de ne pas pouvoir sortir du dortoir de Birtwhistle. J’attendis avec impatience que l’on eût fini de tousser et de remuer. Puis quand tous les bruits, indiquant qu’il y avait encore des gens réveillés, eurent cessé de se faire entendre sur la longue ligne des couchettes de bois, je me levai tout doucement, je m’habillai, et mes souliers à la main, je me dirigeai vers la fenêtre sur la pointe des pieds. Je l’ouvris et jetai un coup d’œil au dehors. Le jardin s’étendait au-dessous de moi, et tout près de ma main s’allongeait une grosse branche de poirier. Un jeune garçon agile ne pouvait souhaiter rien de mieux en guise d’échelle. Une fois dans le jardin, je n’aurais plus qu’à franchir un mur de cinq pieds. Après quoi, il n’y aurait plus que la distance entre moi et la maison. J’empoignai fortement une branche, je posai un genou sur une autre branche, et j’allais m’élancer de la fenêtre, lorsque je devins tout à coup aussi silencieux, aussi immobile que si j’avais été changé en pierre. Il y avait par-dessus la crête du mur une figure tournée vers moi. Un glacial frisson de crainte me saisit le cœur en voyant cette figure dans sa pâleur et son immobilité. La lune versait sa lumière sur elle, et les globes oculaires se mouvaient lentement des deux côtés, bien que je fusse caché à sa vue par le rideau que formait le feuillage du poirier. Puis par saccades, la figure blanche s’éleva de façon à montrer le cou. Les épaules, la ceinture et les genoux d’un homme apparurent. Il se mit à cheval sur la crête du mur, puis d’un v*****t effort, il attira vers lui un jeune garçon à peu près de ma taille qui reprenait haleine de temps à autre, comme s’il sanglotait. L’homme le secoua rudement en lui disant quelques paroles bourrues. Puis ils se laissèrent aller tous deux par terre dans le jardin. J’étais encore debout, et en équilibre, avec un pied sur la branche et l’autre sur l’appui de la fenêtre, n’osant pas bouger, de peur d’attirer leur attention, car je les voyais s’avancer à pas de loup, – dans la longue ligne d’ombre de la maison. Tout à coup exactement au-dessous de mes pieds j’entendis un bruit sourd de ferraille, et le tintement aigre que fait du verre en tombant. – Voilà qui est fait, dit l’homme d’une voix rapide et basse, vous avez de la place. – Mais l’ouverture est toute bordée d’éclats, fit l’autre avec un tremblement de frayeur. L’individu lança un juron qui me donna la chair de poule. – Entrez, entrez, maudit roquet, gronda-t-il, ou bien je… Je ne pus voir ce qu’il fit. Mais il y eut un court halètement de douleur. – J’y vais, j’y vais, s’écria le petit garçon. Mais je n’en entendis pas plus long, car la tête me tourna brusquement. Mon talon glissa de la branche. Je poussai un cri terrible et je tombai de tout le poids de mes quatre-vingt-quinze livres, juste sur le dos courbé du cambrioleur. Si vous me le demandiez, tout ce que je pourrais vous répondre, c’est qu’aujourd’hui même je ne saurais dire si ce fut un accident, ou si je le fis exprès. Il se peut bien que pendant que je songeais à le faire, le hasard se soit chargé de trancher la question pour moi. L’individu était courbé, la tête en avant, occupé à pousser le gamin à travers une étroite fenêtre quand je m’abattis sur lui à l’endroit même où le cou se joint à l’épine dorsale. Il poussa une sorte de cri sifflant, tomba la face en avant et fit trois tours sur lui-même en battant l’herbe de ses talons. Son petit compagnon s’éclipsa au clair de la lune et en un clin d’œil il eut franchi la muraille. Quant à moi, je m’étais assis pour crier à tue-tête et frotter une de mes jambes où je sentais la même chose que si elle eut été prise dans un cercle de métal rougi au feu. Vous pensez bien qu’il ne fallut pas longtemps pour que toute la maison, depuis le directeur de l’école, jusqu’au valet d’écurie accourussent dans le jardin avec des lampes et des lanternes. La chose fut bientôt éclaircie. L’homme fut placé sur un volet et emporté. Quant à moi, on me transporta en triomphe, et solennellement dans une chambre à coucher spéciale, où le chirurgien Purdie, le cadet des deux qui portent ce nom, me remit en place le péroné. Quant au voleur, on reconnut qu’il avait les jambes paralysées, et les médecins ne purent se mettre d’accord sur le point de savoir s’il en retrouverait ou non l’usage. Mais la loi ne leur laissa point l’occasion de trancher la question, car il fut pendu environ six semaines plus tard aux Assises de Carlyle. On reconnut en lui le bandit le plus déterminé qu’il y eût dans le nord de l’Angleterre, car il avait commis au moins trois assassinats, et il y avait assez de preuves à sa charge pour le faire pendre dix fois. Vous voyez bien que je ne pouvais parler de mon adolescence sans vous raconter cet évènement qui en fut l’incident le plus important. Mais je ne m’engagerai plus dans aucun sentier de traverse, car lorsque je songe à tout ce qui va se présenter, je vois bien que j’en aurai de reste à dire avant d’être arrivé à la fin. En effet, quand on n’a à conter que sa petite histoire particulière, il vous faut souvent tout le temps, mais quand on se trouve mêlé à de grands évènements comme ceux dont j’aurai à parler, alors on éprouve une certaine difficulté, si l’on n’a pas fait une sorte d’apprentissage à arranger le tout bien à son gré. Mais j’ai la mémoire aussi bonne qu’elle fût jamais, Dieu merci, et je vais tâcher de faire mon récit aussi droit que possible. Ce fut cette aventure du cambrioleur qui fit naître l’amitié entre Jim, le fils du médecin, et moi. Il fut le coq de l’école dès le jour de son entrée, car moins d’une heure après, il avait jeté, à travers le grand tableau noir de la classe, Barton qui en avait été le coq jusqu’à ce jour-là. Jim continuait à prendre du muscle et des os. Même à cette époque, il était carré d’épaules et de haute taille. Les propos courts et le bras long, il était fort sujet à flâner, son large dos contre le mur, et ses mains profondément enfoncées dans les poches de sa culotte. Je n’ai pas oublié sa façon d’avoir toujours un brin de paille au coin des lèvres, à l’endroit même où il prit l’habitude de mettre plus tard le tuyau de sa pipe. Jim fut toujours le même pour le bien comme pour le mal depuis le premier jour où je fis connaissance avec lui. Ciel ! comme nous avions de la considération pour lui ! Nous n’étions que de petits sauvages, mais nous éprouvions le respect du sauvage devant la force. Il y avait là Tom Carndale, d’Appleby, qui savait composer des vers alcaïques aussi bien que des pentamètres et des hexamètres, et cependant pas un n’eût donné une chiquenaude pour Tom. Willie Earnshaw savait toutes les dates depuis le meurtre d’Abel, sur le bout du doigt, au point que les maîtres eux-mêmes s’adressaient à lui s’ils avaient des doutes, mais c’était un garçon à poitrine étroite, beaucoup trop long pour sa largeur, et à quoi lui servirent ses dates le jour où Jack Simons, de la petite troisième, le pourchassa jusqu’au bout du corridor à coups de boucle de ceinture. Ah ! il ne fallait pas se conduire ainsi à l’égard de Jim Horscroft. Quelles légendes nous batissions sur sa force ? N’était-ce pas lui qui avait enfoncé d’un coup de poing un panneau de chêne de la porte qui conduisait à la salle des jeux ? N’était-ce pas lui qui, le jour où le grand Merridew avait conquis la balle, saisit à bras-le-corps et Merridew et la balle et atteignit le but en dépassant tous les adversaires au pas de course. Il nous paraissait déplorable qu’un gaillard de cette trempe se cassât la tête à propos de spondées et de dactyles, ou se préoccupât de savoir qui avait signé la Grande Charte. Lorsqu’il déclara en pleine classe que c’était le roi Alfred, nous autres, petits garçons, nous fûmes d’avis qu’il devait en être ainsi, et que peut-être Jim en savait plus long que l’homme qui avait écrit le livre. Ce fut cette aventure du cambrioleur qui attira son attention sur moi. Il me passa la main sur la tête. Il dit que j’étais un enragé petit diable, ce qui me gonfla d’orgueil pendant toute une semaine. Nous fûmes amis intimes pendant deux ans, malgré le fossé que les années creusaient entre nous, et bien que l’emportement ou l’irréflexion lui aient fait faire plus d’une chose qui m’ulcérait, je ne l’en aimais pas moins comme un frère, et je versai assez de larmes pour remplir la bouteille à l’encre, quand il partit pour Édimbourg afin d’y étudier la profession de son père. Je passai cinq ans encore chez Birtwhistle après cela, et quand j’en sortis, j’étais moi-même devenu le coq de l’école, car j’étais aussi sec, aussi nerveux qu’une lame de baleine, quoique je doive convenir que je n’atteignais pas au poids non plus qu’au développement musculaire de mon grand prédécesseur. Ce fut dans l’année du jubilé que je sortis de chez Birtwhistle. Ensuite je passai trois ans à la maison, à apprendre à soigner les bestiaux ; mais les flottes et les armées étaient encore aux prises, et la grande ombre de Bonaparte planait toujours sur le pays. Pouvais-je deviner que moi aussi j’aiderais à écarter pour toujours ce nuage de notre peuple ?
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