– Avez-vous quelque chose à ajouter, madame ?
Elle répondit avec gravité :
– Non, rien du tout, monsieur.
Il reprit :
– Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe de voyage et votre corset ; et de passer un simple peignoir blanc, tout blanc.
Elle s’étonnait ; il expliqua vivement son système :
– Mon Dieu, madame, c’est bien simple. On était convaincu autrefois que toutes les maladies venaient d’un vice du sang ou d’un vice organique, aujourd’hui nous supposons simplement que, dans beaucoup de cas, et surtout dans votre cas spécial, les malaises indécis dont vous souffrez, et même des troubles graves, très graves, mortels, peuvent provenir uniquement de ce qu’un organe quelconque ayant pris, sous des influences faciles à déterminer, un développement anormal au détriment de ses voisins, détruit toute l’harmonie, tout l’équilibre du corps humain, modifie ou arrête ses fonctions, entrave le jeu de tous les autres organes.
Il suffit d’un gonflement de l’estomac pour faire croire à une maladie du cœur qui, gêné dans ses mouvements, devient v*****t, irrégulier, même intermittent parfois. Les dilatations du foie ou de certaines glandes peuvent causer des ravages que les médecins peu observateurs attribuent à mille causes étrangères.
Aussi, la première chose que nous devons faire est de constater si tous les organes d’un malade ont bien leur volume et leur place normale ; car il suffit de bien peu de chose pour bouleverser la santé d’un homme. Je vais donc, si vous le permettez, madame, vous examiner avec grand soin, et tracer sur votre peignoir les limites, les dimensions et les positions de vos organes.
Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avec aisance. Sa bouche large, en s’ouvrant et se fermant, creusait dans ses joues rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi un certain air ecclésiastique.
Andermatt, ravi, s’écria : « Tiens, tiens, c’est très fort, cela, très ingénieux, très nouveau, très moderne. »
« Très moderne », entre ses lèvres, était le comble de l’admiration.
La jeune femme, fort amusée, se leva et passa dans sa chambre, puis revint au bout de quelques minutes, en peignoir blanc.
Le médecin la fit étendre sur un canapé, puis, tirant de sa poche un crayon à trois becs, un noir un rouge, un bleu, il commença à ausculter et percuter sa nouvelle cliente en criblant le peignoir de petits traits de couleur notant chaque observation.
Elle ressemblait, après un quart d’heure de ce travail, à une carte de géographie indiquant les continents, les mers, les caps, les fleuves, les royaumes et les villes, et portant les noms de toutes ces divisions terrestres, car le docteur écrivait, sur chaque ligne de démarcation, deux ou trois mots latins, compréhensibles pour lui seul.
Or, quand il eut écouté tous les bruits intérieurs de Mme Andermatt, et tapoté toutes les parties mates ou sonores de sa personne, il tira de sa poche un calepin de cuir rouge à filets d’or, divisé par ordre alphabétique, consulta la table, l’ouvrit et écrivit : « Observation 6, 347. – Mme A…, 21 ans. »
Puis, reprenant de la tête aux pieds ses notes coloriées sur le peignoir, les lisant comme un égyptologue déchiffre des hiéroglyphes, il les reporta sur son carnet.
Il déclara, quand il eut fini : « Rien d’inquiétant, rien d’anormal, sauf une légère, très légère déviation qu’une trentaine de bains acidulés guériront. Vous prendrez, en outre, trois demi-verres d’eau chaque matin avant midi. Rien autre chose. Je reviendrai vous voir dans quatre ou cinq jours. » Puis il se leva, salua et sortit avec tant de promptitude que tout le monde en demeura stupéfait. C’était sa manière, son chic, son cachet à lui, cette brusquerie dans le départ. Il la jugeait de très bon ton et de grande impression sur le malade.
Mme Andermatt courut se regarder dans la glace, et toute secouée par un rire éclatant d’enfant joyeuse :
– Oh ! qu’ils sont amusants, qu’ils sont drôles ! Dites, y en a-t-il encore un, je veux le voir tout de suite ! Will, allez me le chercher ! Il doit y en avoir un troisième, je veux le voir.
Son mari, surpris, demanda :
– Comment, un troisième, un troisième quoi ?
Le marquis dut s’expliquer, en s’excusant, car il craignait un peu son gendre. Il raconta donc que le docteur Bonnefille étant venu le voir lui-même, il l’avait introduit chez Christiane, afin de connaître son avis, car il avait grande confiance dans l’expérience du vieux médecin, enfant du pays, qui avait découvert la source.
Andermatt haussa les épaules et déclara que, seul, le docteur Latonne soignerait sa femme, de sorte que le marquis, fort inquiet, se mit à réfléchir sur la façon dont il faudrait s’y prendre pour arranger les choses sans froisser son irascible médecin.
Christiane demanda : « Gontran est ici ? » C’était son frère.
Son père répondit :
– Oui, depuis quatre jours, avec un de ses amis dont il nous a souvent parlé, M. Paul Brétigny. Ils font ensemble un tour en Auvergne. Ils arrivent du mont Dore et de la Bourboule, et repartiront pour le Cantal à la fin de l’autre semaine.
Puis il demanda à la jeune femme si elle désirait se reposer jusqu’au déjeuner, après cette nuit en chemin de fer ; mais elle avait parfaitement dormi dans le sleeping-car, et réclamait seulement une heure pour sa toilette, après quoi elle voulait visiter le village et l’établissement.
Son père et son mari rentrèrent dans leurs chambres, en attendant qu’elle fût prête.
Elle les fit appeler bientôt, et ils descendirent ensemble. Elle s’enthousiasma d’abord à la vue de ce village construit dans ce bois et dans ce profond vallon qui semblait fermé de tous les côtés par des châtaigniers hauts comme des monts. On en voyait partout, jetés au hasard de leur poussée quatre fois séculaire, devant les portes, dans les cours, dans les rues, et puis partout aussi des fontaines, faites d’une grande pierre noire debout percée d’un petit trou par où s’élançait un fil d’eau claire qui s’arrondissait en cercle pour tomber dans un abreuvoir. Une odeur fraîche de verdure et d’étable flottait sous ces grandes verdures, et on voyait allant d’un pas grave dans les rues, ou debout devant leurs demeures, des Auvergnates filant avec un vif mouvement des doigts une quenouille de laine noire passée à leur ceinture. Leurs jupes courtes montraient leurs chevilles maigres couvertes de bas bleus, et leur corsage attaché sur les épaules par des espèces de bretelles, laissait nues les manches de toile des chemises, d’où sortaient les bras durs et secs et les mains osseuses.
Mais soudain, une musique sautillante et drôle jaillit devant les promeneurs. On eût dit un orgue de Barbarie aux sons fluets, un orgue de Barbarie usé, poussif, malade.
Christiane s’écria :
– Qu’est-ce que ça ?
Son père se mit à rire :
– C’est l’orchestre du Casino. Ils sont quatre à faire ce bruit-là.
Et il la conduisit devant une affiche rouge collée au coin d’une ferme, et qui portait en lettres noires :
CASINO D’ENVAL.
DIRECTION DE M. PETRUS MARTEL DE L’ODÉON.
Samedi 6 juillet. Grand concert organisé par le maestro Saint-Landri, deuxième grand prix du Conservatoire. Le piano sera tenu par M. Javel, grand lauréat du Conservatoire.
Flûte. – M. Noirot, lauréat du Conservatoire.
Contrebasse. – M. Nicordi, lauréat de l’Académie royale de Bruxelles.
Après le concert, grande représentation de : Perdus dans la forêt, comédie en un acte, de M. Pointillet.
Personnages :
Pierre de Lapointe. – M. Petrus Martel, de l’Odéon.
Oscar Léveillé… – M. Petitnivelle, du Vaudeville.
Jean… – M. Lapalme, du Grand-Théâtre de Bordeaux.
Philippine… – Mlle Odelin, de l’Odéon.
Pendant la représentation, l’orchestre sera également conduit par le maestro Saint-Landri. Christiane lisait tout haut, riait, s’étonnait.
Son père reprit :
– Oh ! ils t’amuseront. Mais, allons les voir.
Ils tournèrent à droite et entrèrent dans le parc. Les baigneurs se promenaient gravement, lentement dans les trois allées, buvaient leur verre d’eau et repartaient. Quelques-uns, assis sur des bancs, traçaient des lignes dans le sable du bout de leur canne ou de leur ombrelle. Ils ne parlaient point, semblaient ne point penser, ne vivre qu’à peine, engourdis, paralysés par l’ennui des stations thermales. Seul, le bruit bizarre de l’orchestre sautillait dans l’air doux et calme, venu on ne sait d’où, produit on ne sait comment, passait sous les feuillages, paraissait faire mouvoir ces mornes marcheurs.
Une voix cria : « Christiane ! » Elle se retourna, c’était son frère. Il courut à elle, l’embrassa et, quand il eut serré la main d’Andermatt, il prit sa sœur par le bras et l’entraîna, laissant par derrière son père et son beau-frère.
Et ils causèrent. C’était un grand garçon élégant, rieur comme elle, mobile comme le marquis, indifférent aux évènements, mais toujours à la recherche de mille francs.
– Je croyais que tu dormais, disait-il, sans quoi j’aurais été t’embrasser. Et puis Paul m’a emmené ce matin au château de Tournoël.
– Qui ça, Paul ? Ah oui, ton ami !
– Paul Brétigny. C’est vrai, tu ne sais pas. Il prend un bain en ce moment.
– Il est malade ?
– Non. Mais il se guérit tout de même. Il vient d’être amoureux.
– Et il prend des bains acidulés – on dit acidulés, n’est-ce pas – pour se remettre.
– Oui. Il fait tout ce que je lui dis de faire. Oh ! il a été très touché. C’est un garçon v*****t, terrible.
Il a failli mourir. Il a voulu la tuer aussi. C’était une actrice, une actrice connue. Il l’a aimée follement. Et puis, elle ne lui était pas fidèle, bien entendu. Ça a fait un drame épouvantable. Alors, je l’ai emmené. Il va mieux en ce moment, mais il y pense encore.
Elle souriait tout à l’heure ; maintenant, devenue sérieuse, elle répondit :
– Ça m’amusera de le voir.
Pour elle, cependant, ça ne signifiait pas grand-chose, « l’Amour ». Elle pensait à cela, quelquefois, comme on pense, quand on est pauvre, à un collier de perles, à un diadème de brillants, avec un désir éveillé pour cette chose possible et lointaine. Elle se figurait cela d’après quelques romans lus par désœuvrement, sans y attacher d’ailleurs grande importance. Elle n’avait jamais beaucoup rêvé, étant née avec une âme heureuse, tranquille et satisfaite ; et, bien que mariée depuis deux ans et demi, elle ne s’était pas encore éveillée de ce sommeil où vivent les jeunes filles naïves, de ce sommeil du cœur, de la pensée et des sens qui continue, pour certaines femmes, jusqu’à la mort. La vie lui semblait simple et bonne, sans complications ; elle n’en avait jamais cherché le sens ou le pourquoi. Elle vivait, dormait, s’habillait avec goût, riait, était contente ! Qu’aurait-elle pu demander de plus ?
Quand on lui avait présenté Andermatt comme fiancé, elle refusa d’abord, avec une indignation d’enfant de devenir la femme d’un juif. Son père et son frère, partageant sa répugnance, répondirent avec elle et comme elle, par un refus formel. Andermatt disparut, fit le mort ; mais au bout de trois mois, il avait prêté plus de vingt mille francs à Gontran ; et le marquis, pour d’autres raisons, commençait à changer d’avis. En principe d’abord, il cédait toujours quand on insistait, par amour égoïste du repos. Sa fille disait de lui : « Oh ! papa a toutes les idées brouillées » ; et c’était vrai. Sans opinions, sans croyances, il n’avait que des enthousiasmes qui variaient à tout instant. Tantôt il s’attachait, avec une exaltation passagère et poétique, aux vieilles traditions de sa race et désirait un roi, mais un roi intelligent, libéral, éclairé, marchant avec le siècle ; tantôt, après la lecture d’un livre de Michelet ou de quelque penseur démocrate, il se passionnait pour l’égalité des hommes, pour les idées modernes, pour les revendications des pauvres, des écrasés, des souffrants. Il croyait à tout, selon les heures, et quand sa vieille amie, Mme Icardon, qui, liée avec beaucoup d’israélites, désirait le mariage de Christiane et d’Andermatt, commença à le prêcher, elle sut bien par quels raisonnements il fallait l’attaquer.
Elle lui montra la race juive arrivée à l’heure des vengeances, race opprimée comme le peuple français avant la Révolution, et qui, maintenant, allait opprimer les autres par la puissance de l’or. Le marquis, sans foi religieuse, mais convaincu que l’idée de Dieu n’était qu’une idée législatrice, plus forte pour maintenir les sots, les ignorants et les timorés, que la simple idée de Justice, considérait les dogmes avec une indifférence respectueuse, et confondait dans une estime égale et sincère Confucius, Mahomet et Jésus-Christ. Donc le fait d’avoir crucifié celui-ci ne lui apparaissait nullement comme une tare originelle, mais comme une grosse maladresse politique. Il suffit par conséquent de quelques semaines pour lui faire admirer le travail caché, incessant, tout-puissant des juifs persécutés partout. Et envisageant soudain avec d’autres yeux leur triomphe éclatant, il le considéra comme une juste réparation de leur longue humiliation. Il les vit maîtres des rois, qui sont maîtres des peuples, soutenant les trônes ou les laissant crouler, pouvant mettre en faillite une nation comme on fait pour un marchand de vin, fiers devant les princes devenus humbles et jetant leur or impur dans la cassette entrouverte des souverains les plus catholiques, qui les remerciaient par des titres de noblesse et des lignes de chemin de fer.