I
INous habitions alors une maison perdue dans une des plus pittoresques vallées des Vosges, la plus mystérieuse, la plus recueillie, et cependant la plus gaie qu’on puisse imaginer, dans son silence et dans sa solitude.
Le chalet, c’était ainsi qu’on appelait notre retraite d’été, était adossé à la forêt. Il semblait avoir poussé au milieu des sapins. Il n’avait que deux étages et n’était ni grand ni petit. Chaque étage avait son balcon circulaire, et tout autour du rez-de-chaussée courait une véranda un peu plus profonde que les balcons du premier et du second. La maison tout entière était habillée de lierres, de clématites, de vignes et de rosiers qui, grimpant autour des poteaux de soutien et des balustrades des balcons, faisaient à chacun des détails du chalet une toilette spéciale de verdure et de fleurs.
Le doux nid que cette chère maison ! C’était notre paradis. Quatre fenêtres éclairaient à chaque étage chacune de ses façades.
On entrait dans le chalet par un péristyle d’où l’on avait vue sur la route et sur toute la vallée.
De chacune de nos fenêtres l’œil remontait les pentes de la forêt et s’arrêtait sur la vieille tour du château de Nideck, debout sur sa base de rochers, et, quand le temps était clair, sur le rideau argenté de la cascade. Que de souvenirs cette vue éveillait en nous ! La tour et la cascade étaient le but favori des promenades que mon père ménageait aux visiteurs du chalet des Sapins. Que de fois, quand nous nous y étions attardés, un beau feu de branches sèches avait illuminé et réchauffé, pour nos hôtes et pour nous, cet admirable et mystérieux décor ! Plus haut nous apparaissaient, dans une brume bleuâtre, les cimes du Schneeberg, et tout autour, aussi loin que la vue pouvait porter, des feuilles et encore des feuilles, et de grands massifs boisés qui s’allaient perdre par des ondulations décroissantes jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon. Deux sapins géants, les parrains du chalet, faisaient faction l’un à droite, l’autre à gauche de la façade. Nous autres enfants, nous habitions le deuxième étage. La chambre à coucher de mon père, son cabinet de travail et sa bibliothèque particulière occupaient le premier.
Au rez-de-chaussée se trouvaient, d’un côté, la salle à manger, l’office, la cuisine ; de l’autre, la salle d’étude, grande, claire, aérée, et la bibliothèque commune.
Le jardin comprenait un hectare (dix mille mètres de terrain). Ce n’était pas très grand, mais tout y était si bien disposé que c’était pour nous le résumé même de toutes les beautés de la création.
Mon père y avait fait la part du potager et du verger assez large pour les besoins de la maison. Le reste appartenait aux fleurs, aux arbustes, aux gazons, à quelques beaux arbres qui ombrageaient les points où l’on allait chercher la vue de l’extérieur ; partout où il pouvait être agréable de s’arrêter, on trouvait des bancs et des tables rustiques. Au pied d’un grand saule, s’étendait dans ses rives vertes et fleuries ce que nous appelions notre lac ; c’était un petit réservoir d’eaux vives, ménagées par notre père pour l’arrosement et ta fraîcheur du jardin, et qui semblaient sortir d’un rocher de ce beau grès vosgien aux reflets de pourpre, haut de trois mètres, ma foi, que nous appelions la Montagne rouge.
Pour tout bruit, du matin au soir, la chanson des merles et du rossignol, et nos cris, nos chants à nous, moins harmonieux, auxquels venaient de temps en temps se mêler les voix plus graves des belles vaches de notre ferme, dont les bâtiments, les étables, la basse-cour, la buanderie et les granges s’alignaient à une demi-portée de fusil de notre maison d’habitation.
Le vaste enclos de la ferme était lui-même entouré d’un mur d’enceinte assez élevé, fait en pierres reliées par du ciment. Ce n’était pas que mon père craignît beaucoup la visite des maraudeurs, bien que, à ces époques encore troublées, les vagabonds ne fussent pas rares ; mais, outre qu’il vaut toujours mieux être chez soi, il avait voulu, dans les premiers temps de son arrivée, donner du travail aux ouvriers alors sans ouvrage de Niederhaslach. La maison y avait gagné de faire l’admiration de tous ceux qui avaient contribué à l’édifier et à l’embellir, et son propriétaire avait du même coup conquis les sympathies des bonnes gens de Niederhaslach.
Tous les ans, à la mi-avril, sitôt que le gai soleil commençait à réchauffer les bois, nous quittions Saverne pour cet Éden. Nous arrivions avec les feuilles, et nous ne consentions à leur dire adieu qu’à l’époque où à la pointe des branches dépouillées s’accrochaient les premiers cristaux de givre. À vrai dire, notre père ne se sentait heureux que pendant ces quelques mois de vie champêtre. Les changements qui s’étaient succédé dans l’état politique de la France l’avaient depuis plusieurs années écarté des affaires publiques. La vie au grand air, les travaux de la ferme et les soins de notre éducation étaient une compensation nécessaire aux habitudes d’activité de son existence passée.
Mon père avait servi dans les armées de la Révolution ; la grande levée de 1792 le trouva en possession d’un emploi d’ingénieur qu’il devait à son seul mérite. Âgé de trente ans à peine à cette époque, il était plein d’ardeur, de vie et de dévouement, et avait mis au service de la patrie en danger son bras et ses connaissances. Entré dans le corps du génie, pour lequel le désignaient ses aptitudes spéciales, il fit la campagne de l’Argonne, puis le siège de Toulon et enfin l’expédition d’Égypte. Capitaine à Toulon, il était colonel à Aboukir, quand une blessure grave vint le condamner à l’inaction.
La blessure fut lente à guérir. Ce ne fut qu’après le 18 brumaire que mon père put rentrer en France ; les idées pour lesquelles il avait versé son sang étaient persécutées. C’est alors qu’il avait pris le parti de se retirer à Saverne. Il s’y était marié, et s’était remis dès lors avec ardeur aux études qui avaient marqué le début de sa carrière. Les dernières années de l’Empire l’avaient confirmé dans ses goûts de retraite, mais notre pauvre mère était morte peu de jours après la naissance de Maurice, et de cette époque datait sa rudesse involontaire, qui n’était, à vrai dire, qu’une attitude d’esprit sous laquelle se cachaient ses tristesses.
Ces brusqueries d’ailleurs n’avaient rien de bien terrible ; c’étaient des averses qui ne mouillaient guère. Tout le monde savait, et nous ses enfants nous savions mieux que tout le monde encore, que de bonté cachait cette sévérité apparente, que d’indulgence couvraient ces dehors un peu rudes. Nul n’ignorait non plus à la suite de quels évènements le meilleur de sa gaieté naturelle s’était envolé avec le charme de sa vie.
Notre père avait été jusqu’à l’époque où commence ce récit notre seul maître. Il dépensait, dans le métier difficile de faire soi-même l’éducation de ses enfants, le plus pur de sa patience. Et Dieu sait ce que Maurice et moi, et même Marguerite notre sœur, avions dû lui fournir d’occasions de l’exercer. Cher père ! la patience n’était certes pas sa principale vertu, celle qui lui était le plus facile ; mais, quand il prenait sa grosse voix, nous n’avions garde de nous y tromper. Un rire mal étouffé de Maurice l’avait bientôt apaisé ; un b****r de Marguerite achevait le désarmement, et, tandis que son grand fauteuil était pris d’assaut, nous l’entendions qui grommelait sous nos caresses : « Faites-donc de la morale à ces mioches ! Il n’y a véritablement plus moyen de gronder dans cette maison-là ! »
Tel qu’il était, nous adorions, et notre amour parfois indiscipliné n’en était pas moins tendre. Quand il nous racontait, le soir, à la veillée, ses vieux récits de batailles (les enfants n’aiment que les histoires qu’on leur a contées cent fois), nous ne le quittions pas des yeux ; il nous semblait le voir, à la tête de son régiment, au milieu du danger. Parfois l’illusion était si forte qu’un frisson nous prenait pour de bon et qu’il adoucissait aussitôt sa voix, à la fois inquiet et heureux de nous trouver l’imagination si impressionnable.
Depuis notre arrivée dans la vallée du Nideck, c’était notre éducation qui lui prenait le meilleur de son temps. La tâche n’était quelquefois pas plus aisée pour les élèves que pour le maître. Mon père professait là-dessus des maximes un peu militaires, sur lesquelles notre sœur Marguerite n’avait jamais réussi à lui faire entendre raison.
Bien que plus jeune que moi de deux ans, grâce à sa douceur angélique, à son esprit précoce, notre sœur Marguerite avait pris sur notre père une sorte d’ascendant supérieur à celui qu’autorisait son âge.
« Si tu ne ressemblais pas tant à ta mère, si tu n’avais pas sa voix, à ce point que quand tu parles je crois l’entendre, et si tu n’étais pas si bonne et si sage au fond, comme je t’enverrais promener avec tes observations sur le genre d’éducation qu’il convient de donner à des garçons ! Cela serait joli, si je t’écoutais ! Sachez, mademoiselle, que pour aller à l’eau il faut savoir nager, et que pour leur apprendre à nager le meilleur est encore de jeter les poltrons en plein courant, quitte à leur tendre la perche quand on les voit trop barboter. Rapporte-t’en à moi ; s’ils ne se tirent pas d’affaire du premier coup, au deuxième essai tout ira bien. »
Il est bon de dire que j’avais à l’époque où commence ce récit quatorze ans ; Marguerite en avait douze ; Maurice marchait et plus souvent courait sur sept ans.
Et quand Marguerite se récriait sur ce qu’ont de trop sommaires de pareils procédés :
« Je ne te les applique pas, lui disait-il ; de quoi te plains-tu ? Tu es venue au monde tout élevée, toi, et tout exprès pour remplacer ta pauvre mère dans la maison ; fais ton affaire, mais laisse-moi faire la mienne à ma façon. »
Le rêve de notre père était de faire de moi et de mon frère deux petits hommes alertes et courageux, deux lurons, disait-il, et en même temps deux savants, façonnés de bonne heure aux choses du corps comme aux choses de l’esprit, capables de digérer cinq ou six problèmes sans migraine et de sortir de l’eau par tous les temps, fût-ce après y être tombés, sans éternuer.
L’hiver comme l’été, si nous nous couchions avec les poules, nous nous levions avec les coqs ; peu s’en fallait que ce ne fût la basse-cour qui pour nous marquât les heures. J’ai vu dans ce temps-là plus de levers de soleil, je puis le confesser, que je ne l’aurais souvent voulu.
Sitôt levés, la toilette se faisait à grande eau, puis tout de suite la soupe arrivait ; après la soupe, une promenade un peu accélérée ou quelques exercices de gymnastique pendant une bonne demi-heure, pour nous éclaircir les idées, disait mon père.
Cela fait, la classe et l’étude alternaient. Jusqu’à midi, la salle d’étude ne s’ouvrait plus que pour laisser entrer le déjeuner. Le soleil avait beau se glisser frauduleusement à travers les rideaux blancs des fenêtres, le tentateur en était pour ses frais d’agaceries. Il eût fallu voir que l’on violât la consigne ! Cet écureuil de Maurice avait fini lui-même par emboîter le pas.
Il est vrai qu’à partir de midi, la journée nous appartenait. Mais aussi comme nous en usions, comme nous nous en donnions à cœur joie de ces vacances quotidiennes ! La grande vallée de Niederhaslach était à nous : c’était notre bien, notre propriété. La maison forestière de Christian Bauer, l’un des gardes de la montagne du Nideck, les chemins de schlitt, la clairière où travaillaient les bûcherons, étaient nos promenades favorites. Nous n’allions pas bien loin, car à cette époque les chemins étaient difficiles, et sans un guide expérimenté on avait bientôt fait de se perdre. À force de mettre un pied devant l’autre, nous en étions arrivés à faire de nos jambes des instruments de voyage perfectionnés qui expédiaient une lieue et même deux le plus lestement du monde. C’est vous dire que Maurice et moi nous ne ressemblions guère à ces petits hommes craintifs qui n’auraient pas le courage d’aller au bois la nuit venue, et qui, au lieu de tâcher de voir clair, même dans tes ténèbres, ferment sottement les yeux et se prennent à trembler, sans savoir pourquoi, dès que l’obscurité les entoure.
Le plus souvent mon père nous accompagnait ou nous confiait à la surveillance d’un de nos garçons de ferme, Locker, Schmidt ou tout autre. Mais il nous arrivait parfois de partir seuls, et ces occasions-là n’étaient pas les moins recherchées.
Le grave défaut de cette éducation tout américaine eût été de nous changer peu à peu en de vrais petits sauvages, eu des enfants de la forêt, dans toute l’acception du mot, si la petite fée de la maison, notre sœur Marguerite, ne s’était trouvée là pour conjurer ce que cette liberté pouvait avoir d’excessif.
Avec ses douze ans, ses petits airs timides, sa voix caressante, Marguerite s’arrangeait de façon à nous conduire tous ensemble par le bout du nez, y compris peut-être notre père lui-même, qui, sans vouloir toujours en convenir, ne voyait que par ses yeux. Que de pardons cette petite fille souriante savait obtenir ! Combien de nos garçons de ferme lui ont dû de garder leur place, après s’être entendu signifier un congé définitif ! Que de fois encore, grâce à elle, la main levée, au lieu de retomber sur nos têtes coupables, se bornait-elle à un simple geste de remontrance ou de menace !
Je me suis souvent demandé par quel prodige d’activité Marguerite, aidée d’une seule bonne, la vieille mais alerte Salomé, trouvait moyen d’être partout, du matin au soir, donnant un coup d’œil à la cuisine, à la laiterie, à la salle d’étude, au jardin, félicitant les uns, grondant les autres, et cela sans avoir l’air d’y toucher, avec la prévoyance d’une ménagère accomplie. Je la vois encore, assistée de son aide de camp Salomé, convoquer, dès la première heure, le ban et l’arrière-ban des servantes de la ferme, et, suivie de cet état-major en jupons, distribuer à chacune la besogne de la journée. Puis, quand les choses allaient bien, comme ses yeux brillaient de plaisir, quelles belles couleurs animaient ses joues, comme elle était radieuse et fière de son petit gouvernement, et quelle joie, la lâche finie, de déposer son sceptre, pour s’en venir avec nous sans plus de cérémonie jouer au colin maillard ou au chat perché !
Ce n’était pas petite affaire pourtant que d’être la petite maman de deux écervelés tels que nous. La pauvre Marguerite n’avait pas toujours à compter sur l’appui de notre père : je vous ai dit qu’une fois nos leçons expédiées, nous devenions libres de nos mouvements comme jamais écoliers en vacances ne l’ont été. Aussi longtemps que nos escapades avaient pour théâtre le jardin et qu’elle n’avait à craindre pour nous qu’un bain de pieds dans le petit lac ou une dégringolade du haut de la Montagne rouge, Marguerite respirait à l’aise ; mais quand, malgré ses prières, nous nous avisions de partir sans tambour ni trompette pour une expédition dans la vallée et dans la forêt, voilà que des inquiétudes terribles la prenaient. Elle courait à mon père et le suppliait d’intervenir. Mais lui, tout en riant :
« À qui la faute, Margot ? Si tu veux garder ces moineaux-là, je te conseille de faire comme moi, le matin : de fermer la porte et de mettre la clef dans ta poche.
– Mais, père, ils ont passé par-dessus le mur !
– Pas possible, et sans échelle encore ! Ah çà, mais ce sont des gaillards ! Et le petit Maurice, comment s’y prend-il ?
– Ne m’en parle pas, père ; mon grand frère, moins raisonnable encore que lui, lui fait la courte échelle. Ton mur n’est pas assez haut…
– Que diable, Marguerite, je ne puis pas pourtant me ruiner à leur faire des murs de prison !
– Tu as beau rire… S’il allait leur arriver malheur !
– Bah ! Ne dirait-on pas que les voilà déjà dans la gueule du loup ? Sais-tu le moyen de les attraper, pour peu que leur absence t’inquiète ? Eh bien, va sonner la cloche, comme si le dîner était prêt, et tu les verras bientôt revenir, et au triple galop encore. »
C’était tout ce que Marguerite pouvait tirer de lui.
Le fait est qu’à part quelques accrocs à nos pantalons et quelques bosses ou quelques égratignures gagnées dans les descentes un peu précipitées, nous nous en étions toujours tirés à très bon compte. Marguerite elle-même se voyait obligée de convenir que ces misères, qui nécessitaient tant de reprises et de sermons, ne méritaient pas une punition.