LETTRE V LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT

746 Words
LETTRE V LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONTSavez-vous, Vicomte, que votre lettre est d'une insolence rare, et qu'il ne tiendrait qu'à moi de m'en fâcher ? mais elle m'a prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, et cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse et sensible, j'oublie mon injure pour ne m'occuper que de votre danger ; et quelque ennuyeux qu'il soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment. Vous, avoir la présidente de Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête qui ne sait désirer que ce qu'elle croit ne pas pouvoir obtenir. Qu'est-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâces : toujours mise à faire rire ! avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch, et où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelqu'un, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors : vous désirerez cette femme ? Allons, Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets le secret. Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent ! quel rival avez-vous à combattre ? un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ? Quelle honte si vous échouez ! et même combien peu de gloire dans le succès ! Je dis plus ; n'en espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes ? j'entends celles de bonne foi : réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir s'épure par son excès, ces biens de l'amour, ne sont pas connus d'elles. Je vous le prédis ; dans la plus heureuse supposition, votre Présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on reste toujours deux. Ici c'est bien pis encore ; votre prude est dévote et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de l'amour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du Diable ; et quand, tenant votre Maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non d'amour. Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux qu'elle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme s'est encroûtée à ce point, il faut l'abandonner à son sort ; ce ne sera jamais qu'une espèce. C'est pourtant pour ce bel objet que vous refusez de m'obéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, et que vous renoncez à l'aventure la plus délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage sur vous ? Tenez, je vous en parle sans humeur : mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation ; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne m'accoutumerai jamais à dire mes secrets à l'amant de madame de Tourvel. Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle ; et en effet elle chante mieux qu'à une pensionnaire n'appartient. Ils doivent répéter beaucoup de duos, et je crois qu'elle se mettrait volontiers à l'unisson : mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps à f***********r, et ne finira rien. La petite personne de son côté est assez farouche ; et, à tout événement, cela sera toujours beaucoup moins plaisant que vous n'auriez pu le rendre : aussi j'ai de l'humeur, et sûrement je querellerai le chevalier à son arrivée. Je lui conseille d'être doux ; car, dans ce moment, il ne m'en coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si j'avais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir ; et rien ne m'amuse comme un désespoir amoureux. Il m'appellerait perfide, et ce mot de perfide m'a toujours fait plaisir ; c'est, après celui de cruelle, le plus doux à l'oreille d'une femme, et il est moins pénible à mériter. Sérieusement, je vais m'occuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause ! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre présidente. Paris, ce 7 août 17**.
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