LETTRE XIV
CÉCILE VOLANGES À SOPHIE CARNAYJe ne t'ai pas écrit hier, ma chère Sophie : mais ce n'est pas le plaisir qui en est cause ; je t'en assure bien. Maman était malade, et je ne l'ai pas quittée de la journée. Le soir, quand je me suis retirée, je n'avais cœur à rien du tout ; et je me suis couchée bien vite, pour m'assurer que la journée était finie ; jamais je n'en avais passé de si longue. Ce n'est pas que je n'aime bien maman ; mais je ne sais pas ce que c'était. Je devais aller à l'Opéra avec madame de Merteuil ; le chevalier Danceny devait y être. Tu sais bien que ce sont les deux personnes que j'aime le mieux. Quand l'heure où j'aurais dû y être aussi est arrivée, mon cœur s'est serré malgré moi. Je me déplaisais à tout, et j'ai pleuré, pleuré, sans pouvoir m'en empêcher. Heureusement maman était couchée, et ne pouvait pas me voir. Je suis bien sûre que le chevalier Danceny aura été fâché aussi ; mais il aura été distrait par le spectacle et par tout le monde : c'est bien différent.
Par bonheur, maman va mieux aujourd'hui, et madame de Merteuil viendra avec une autre personne et le chevalier Danceny : mais elle arrive toujours bien tard, madame de Merteuil ; et quand on est si longtemps toute seule, c'est bien ennuyeux. Il n'est encore qu'onze heures. Il est vrai qu'il faut que je joue de la harpe ; et puis ma toilette me prendra un peu de temps, car je veux être bien coiffée aujourd'hui. Je crois que la mère Perpétue a raison, et qu'on devient coquette dès qu'on est dans le monde. Je n'ai jamais eu tant d'envie d'être jolie que depuis quelques jours, et je trouve que je ne le suis pas autant que je le croyais ; et puis, auprès des femmes qui ont du rouge, on perd beaucoup. Madame de Merteuil, par exemple, je vois bien que tous les hommes la trouvent plus jolie que moi : cela ne me fâche pas beaucoup, parce qu'elle m'aime bien ; et puis elle assure que le chevalier Danceny me trouve plus jolie qu'elle. C'est bien honnête à elle de me l'avoir dit ! elle avait même l'air d'en être bien aise. Par exemple, je ne conçois pas ça. C'est qu'elle m'aime tant ! et lui !… oh ! ça m'a fait bien plaisir ! aussi, c'est qu'il me semble que rien que le regarder suffit pour embellir. Je le regarderais toujours, si je ne craignais de rencontrer ses yeux : car, toutes les fois que cela m'arrive, cela me décontenance, et me fait comme de la peine ; mais ça ne fait rien.
Adieu, ma chère amie ; je vais me mettre à ma toilette. Je t'aime toujours comme de coutume.
Paris, ce 14 août 17**.