VIIIe nuit
Dès que Dinarzade s’aperçut qu’il était temps d’appeler la sultane, elle supplia sa sœur, en attendant le jour, de lui faire le récit de quelque beau conte : Racontez-nous celui du troisième vieillard, dit le sultan à Scheherazade ; j’ai bien de la peine à croire qu’il soit plus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiens noirs. – Sire, répondit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai point, car elle n’est point venue à ma connaissance ; mais je sais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenait, que le génie en fut étonné. Il n’en eut pas plus tôt ouï la fin, qu’il dit au troisième vieillard : « Je t’accorde le dernier tiers de la grâce du marchand ; il doit bien vous remercier tous trois de l’avoir tiré d’embarras par vos histoires : sans vous il ne serait plus au monde. » En achevant ces mots, il disparut, au grand contentement de la compagnie. Le marchand ne tarda pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu’il leur devait. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’en retourna auprès de sa femme et de ses enfants, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. Mais, sire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que soient les contes que j’ai racontés jusqu’ici à votre majesté, ils n’approchent pas de celui du pêcheur. Dinarzade, voyant que la sultane s’arrêtait, lui dit : « Ma sœur, puisqu’il nous reste encore du temps, de grâce racontez-nous l’histoire de ce pêcheur ; le sultan le voudra bien. » Schahriar y consentit ; et Scheherazade, reprenant son discours, poursuivit de cette manière :
HISTOIRE DU PÊCHEUR
Autrefois il y avait un pêcheur fort âgé, et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants, dont sa famille était composée. Il allait tous les jours à la pêche de grand matin ; et chaque jour il s’était fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.
Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer ; il se déshabilla et jeta ses filets. Comme il les tirait vers le rivage, il sentit d’abord de la résistance ; il crut avoir fait une bonne pêche, et s’en réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin…
Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu’elle vit paraître le jour : « Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. – Rien n’est plus surprenant que l’histoire du pêcheur, répondit la sultane ; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre. » Schahriar, curieux d’apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C’est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.