Les chroniques des Sassanides-2

2044 Words
Le sultan, qui s’était attendu à le retrouver dans le même état où il l’avait laissé, fut ravi de le voir si gai : « Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel de l’heureux changement qu’il a produit en vous pendant mon absence : j’en ai une véritable joie ; mais j’ai une prière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que je vais vous demander. – Que pourrais-je vous refuser ? répondit le roi de Tartarie. Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ; je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. – Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans une noire mélancolie, que j’ai vainement tenté de dissiper par toutes sortes de divertissements. Je me suis imaginé que votre chagrin venait de ce que vous étiez éloigné de vos états ; j’ai cru même que l’amour y avait beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beauté achevée, en était peut-être la cause. Je ne sais si je me suis trompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que c’est particulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vous importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que j’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour de la meilleure humeur du monde et l’esprit entièrement dégagé de cette noire vapeur qui en troublait tout l’enjouement : dites-moi de grâce pourquoi vous étiez si triste, et pourquoi vous ne l’êtes plus. » À ce discours, le roi de la Grande Tartarie demeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché ce qu’il avait à y répondre. Enfin il repartit dans ces termes : « Vous êtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi, je vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. – Non, mon frère, répliqua le sultan, il faut que vous me l’accordiez : je la souhaite ; ne me la refusez pas. » Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar : « Eh bien ! mon frère, lui dit-il, je vais vous satisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il lui raconta l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’il en eut achevé le récit : « Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse ; jugez si j’avais tort de m’y abandonner. – Ô mon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui marquait combien il entrait dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horrible histoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience je l’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni les traîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne saurait vous reprocher cette action : elle est juste ; et pour moi j’avouerai qu’à votre place j’aurais eu peut-être moins de modération que vous : je ne me serais pas contenté d’ôter la vie à une seule femme ; je crois que j’en aurais sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis pas étonné de vos chagrins : la cause en était trop vive et trop mortifiante pour n’y pas succomber. Ô ciel, quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’en est jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin il faut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ; et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encore la complaisance de m’en instruire, et faites-moi la confidence entière. » Schahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère y avait ; mais il fallut céder à ses nouvelles instances : « Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus de chagrins que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vous révéler une chose que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli. – Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriter ma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir ce secret, de quelque nature qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie, ne pouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’il avait vu du déguisement des noirs, de l’emportement de la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud : « Après avoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai que toutes les femmes y étaient naturellement portées, et qu’elles ne pouvaient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c’était une grande faiblesse à un homme d’attacher son repos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoup d’autres ; et enfin je jugeai que je ne pouvais prendre un meilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelques efforts ; mais j’en suis venu à bout ; et si vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple. » Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan ne put le goûter. Il entra même en fureur : « Quoi ! dit-il, la sultane des Indes est capable de se p********r d’une manière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux. Il faut que les vôtres vous aient trompé, la chose est assez importante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. – Mon frère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, cela n’est pas fort difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvelle partie de chasse ; quand nous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement. Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu. » Le sultan approuva le stratagème, et ordonna aussitôt une nouvelle chasse ; de sorte que dès le même jour les pavillons furent dressés au lieu désigné. Le jour suivant les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devaient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grand vizir, et sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne pas permettre que personne sortît du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupait Schahzenan. Ils se couchèrent ; et le lendemain de bon matin ils s’allèrent placer à la fenêtre d’où le roi de Tartarie avait vu la scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur ; car le soleil n’était pas encore levé ; et en s’entretenant, ils jetaient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés ; elle appela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en fallait pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur : « Ô Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quelle horreur ! L’épouse d’un souverain tel que moi peut-elle être capable de cette infamie ? Après cela quel prince osera se vanter d’être parfaitement heureux ? Ah ! mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deux au monde, la bonne foi en est bannie : s’il flatte d’un côté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos états et tout l’éclat qui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure et cacher notre infortune. » Schahzenan n’approuvait pas cette résolution ; mais il n’osa la combattre dans l’emportement où il voyait Schahriar : « Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre ; je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira ; mais promettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrer quelqu’un qui soit plus malheureux que nous. – Je vous le promets, répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions personne qui le puisse être. – Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, répliqua le roi de Tartarie ; peut-être même ne voyagerons-nous pas longtemps. » En disant cela, ils sortirent secrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par où ils étaient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assez pour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres. S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de la mer, où il y avait, d’espace en espace, de grands arbres fort touffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser et pour y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmes fit le sujet de leur conversation. Il n’y avait pas longtemps qu’ils s’entretenaient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruit horrible du côté de la mer, et des cris effroyables qui les remplirent de crainte : alors la mer s’ouvrit, et il s’en éleva comme une grosse colonne noire qui semblait s’aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés, que, regardant vers l’endroit d’où le bruit partait et où la mer s’était entrouverte, ils remarquèrent que la colonne noire s’avançait vers le rivage en fendant l’eau. Ils ne purent dans le moment démêler ce que ce pouvait être, mais ils en furent bientôt éclaircis. C’était un de ces géniesqui sont malins, malfaisants, et ennemis mortels des hommes : il était noir et hideux, avait la forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portait sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étaient les deux princes, qui, connaissant l’extrême péril où ils se trouvaient, se crurent perdus. Cependant le génie s’assit auprès de la caisse ; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étaient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dame très richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques moments près de vous ; le sommeil, dont je me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite ayant allongé ses pieds qui s’étendaient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage. La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, par d’autres signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle, après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir posée légèrement à terre, se leva et leur dit d’un ton de voix bas, mais animé : « Descendez, il faut absolument que vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore par leurs gestes qu’ils craignaient le génie. « Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le même ton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui demanderai moi-même votre mort. » Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ils furent en bas, la dame les prit par la main ; et, s’étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une proposition très vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitait, ayant remarqué qu’ils avaient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîte du paquet où était sa toilette ; elle en tira un fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur montrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux ? – Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous l’apprendre. – Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs ; il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie : voilà donc, continua-t-elle, cent amants que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous voyez par là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feraient mieux de ne pas contraindre les femmes ; ce serait le moyen de les rendre sages. » La dame, leur ayant parlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étaient enfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.
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