Hamlet-1
HamletOU LES SUITES DE LA PIÉTÉ FILIALE
C’est plus fort que moi.
De sa fenêtre préférée, si chevrotante à s’ouvrir avec ses grêles vitres jaunes losangées de mailles de plomb, Hamlet, personnage étrange, pouvait, quand ça le prenait, faire des ronds dans l’eau, dans l’eau, autant dire dans le ciel. Voilà quel fut le point de départ de ses méditations et de ses aberrations.
Latour où, depuis l’irrégulier décès de son père, le jeune prince s’est décidément arrangé pour vivre, se dresse en lépreuse sentinelle oubliée, au bout du parc royal, au bord de la mer qui est à tous. Ce coin de parc est le cloaque où l’on jette les détritus des serres, les décatis bouquets des galas éphémères. La mer est le Sund, aux flots sur qui on ne peut faire fonds, avec la côte de Norvège en vue ou la ville d’Helsingborg, ce nid de l’indigent et positif prince Fortimbras.
L’assise de la tour où le jeune et infortuné prince s’est décidément arrangé pour vivre, croupit au bord d’une anse stagnante où le Sund s’arrange aussi pour envoyer moisir le moins clair de l’écume d’épaves de ses quotidiens et impersonnels travaux.
Ô pauvre anse stagnante ! Les flottilles des cygnes royaux à l’œil narquois n’y font guère escale. Du fond vaseux de paquets d’herbages, là, montent, aux pluvieux crépuscules, vers la fenêtre de ce prince si humain, les chœurs d’antiques ménages de crapauds, râles glaireux expectorés par de catarrheux vieillards dont un rien de variation atmosphérique dérange les rhumatismes ou les gluantes pontes. Et les derniers remous des bateaux laborieux viennent troubler à peine, non plus que les perpétuelles averses, la maladie de peau de ce coin d’eau mûre, oxydée d’une bave de fiel balayée (comme de la malachite liquide), cataplasmée çà et là de groupes de feuilles plates en forme de cœur autour de rudimentaires tulipes jaunes, hérissée çà et là de maigres bouquets de jonc fleuris de frêles ombelles semblables, entre parenthèses, à la fleur de la carotte dans nos climats.
Ô pauvre anse ! Crapauds chez eux, floraisons inconscientes. Et pauvre coin du parc ! bouquets dont les jeunes femmes se débarrassèrent comme minuit tintait. Et pauvre Sund ! flots abrutis par les autans inconstants, nostalgies bornées par les bureaux très quotidiens du Fortimbras d’en face !…
C’est pourquoi (sauf orages) ce coin d’eau est bien le miroir de l’infortuné prince Hamlet, en sa tour paria, en sa chambre aux deux fenêtres vitrées de jaune, dont l’une montre en gris souillé les ciels, le large, et l’existence sans issue, et l’autre est ouverte à la plainte perpétuelle du vent dans les hautes futaies du parc. Pauvre chambre tiraillée ainsi au sein d’un inguérissable, d’un insolvable automne ! Même en juillet, comme aujourd’hui. C’est aujourd’hui le 14 juillet 1601, un samedi ; et c’est demain dimanche, dans le monde entier les jeunes filles iront ingénument à la messe.
Aux murs, une douzaine de vues du Jutland, tableaux impeccablement naïfs, commandés jadis à un peintre aux galères, et dont chaque pièce du château utilise ainsi sa bonne douzaine. Entre les deux fenêtres, deux portraits en pied ; l’un Hamlet, en dandy, un pouce passé dans sa ceinture de cuir brut, le sourire attirant du fond d’une pénombre sulfureuse ; l’autre, son père, bardé d’une belle armure neuve, l’œil coquin et faunesque, feu son père le roi Horwendill, irrégulièrement décédé en état de péché mortel et dont Dieu ait l’âme selon sa miséricorde bien connue. Sur une table, dans le jour d’insomnie des vitres jaunes, un laboratoire d’aqua-fortiste irrémédiablement rongé de sales oisivetés. Un f****r de livres, un petit orgue, une glace en pied, une chaise longue ; et un buffet à secret (il a peur d’être empoisonné, depuis le louche décès de son père). Dans la chambre à coucher, près du lit, un gothique édicule en fer forgé d’où un jeu de clefs peut faire surgir deux statuettes de cire, Gerutha, mère de Hamlet, et son mari d’aujourd’hui, l’usurpateur adultère et fratricide Fengo, tous deux modelés d’un pouce plein de verve vengeresse et le cœur puérilement percé d’une aiguille, la belle avance ! Au fond de l’alcôve, un appareil à douches, hélas !
De noir vêtu, la petite épée au côté, coiffé de son sombrero de noctambule, Hamlet, accoudé à la fenêtre, regarde le Sund, le large et laborieux Sund coulant son train ordinaire de flots quelconques, attendant le vent et l’heure de batifoler magistralement avec les pauvres barques des pêcheurs (seul sentiment dont la fatalité qui pèse sur eux les laisse capables).
Après le ciel d’hier, et en attendant celui de demain, aujourd’hui gros ciel blafard, pas bien soulagé par la récente ondée, mais promettant un beau dimanche pour demain. Et c’est déjà le crépuscule ; un de ces crépuscules comme les Chroniques du temps nous en rapportent avec une émotion si peu jouée ; et les bruits de la ville d’Elseneur, qu’un vaste bassin sépare des domaines royaux, qui commence à disperser et noyer ses rumeurs de jour de marché vers les tavernes.
– Ah ! me la couler douce et large comme ces flots, soupire Hamlet. Ah ! de la mer aux nuées, des nuées à la mer ! et laisser faire le reste…
Et il emballe l’heureux panorama inconscient d’un geste ad hoc, et il divague ainsi :
– Ah ! que je fusse seulement poussé à m’en donner la peine !… Mais tout est si précieux de minutes et si fugace ! et rien n’est pratique que se taire, se taire, et agir en conséquence… – Stabilité ! Stabilité ! ton nom est Femme… J’admets bien la vie à la rigueur. Mais un héros ! Et d’abord, arriver domestiqué par un temps et des milieux ! est-ce une bonne et loyale guerre pour un héros ?… Un héros ! et que tout le reste fût des levers de rideau !… – Moi, si j’étais une jeune fille bien, je ne permettrais qu’à un pur héros de poser ses lèvres sur ma destinée ; un héros dont on pourrait citer les hauts-faits au besoin, ou les formules… Ah ! par ce temps de danno et de vergogna, comme dit Michel-Ange (cet homme supérieur à tous nos Thorwaldsen), il n’y a plus de jeunes filles ; toutes des gardes-malades ; j’oublie les petites poupées adorables mais, hélas ! incassables, les vipères et les petites oies à duvet pour oreillers. – Un héros ! Ou simplement vivre. Méthode, Méthode, que me veux-tu ? Tu sais bien que j’ai mangé du fruit de l’Inconscience ! Tu sais bien que c’est moi qui apporte la loi nouvelle au fils de la Femme, et qui vais détrônant l’Impératif Catégorique et instaurant à sa place l’Impératif Climatérique !…
Le prince Hamlet en a comme ça long sur le cœur, plus long qu’il n’en tient en cinq actes, plus long que notre philosophie n’en surveille entre ciel et terre ; mais il est en ce moment particulièrement agacé par l’attente de ces comédiens qui n’arrivent pas et sur lesquels il compte si tragiquement ; outre qu’il vient de réduire en morceaux les lettres d’Ophélie disparue depuis la veille, lettres écrites, par une manie de petite parvenue, sur du papier de Hollande bis si récalcitrant à déchirer que les doigts de Hamlet lui en cuisent encore furieusement. Ah ! misère, et petits faits !…
– Où peut-elle bien être, à cette heure ? Sans doute chez des parents à la campagne. Elle saura bien revenir ; elle connaît le chemin. Elle ne m’eût d’ailleurs jamais compris. Quand j’y songe ! Elle avait beau être adorable et fort mortellement sensitive, en grattant bien on retrouvait l’anglaise imbue de naissance de la philosophie égoïste de Hobbes. « Rien n’est plus agréable dans la possession de nos biens propres que de penser qu’ils sont supérieurs à ceux des autres », dit Hobbes. C’est ainsi qu’Ophélia m’eût aimé, comme son bien », et parce que j’étais socialement et moralement supérieur aux « biens » de ses petites amies. Et les menues phrases qui lui échappaient, aux heures où l’on allume les lampes, sur le bien-être et le confort ! Un Hamlet confortable ! Ah, malheur ! Grâce au moins pour mon ange gardien sinon pour moi ! – Ah ! s’il me venait par un soir pareil, dans ma tour d’ivoire, une sœur, mais cadette, de cette Hélène de Narbonne qui sut aller conquérir à Florence son adoré Bertrand, comte de Roussillon, bien que connaissant son mépris pour elle !… – Ophélie, Ophélie, chère petite glu, reviens, je t’en supplie ; je n’y reviendrai plus. – Tout de même, mon cher, et tout Hamlet que nous sommes, nous faisons parfois une cordiale crapule. Suffit. – Ah ! les voici.
À gauche, sur les berges d’Elseneur, il aperçoit (qui n’a entendu parler de ses étonnants yeux d’hirondelle de mer ?) un attroupement qui ne peut être que ces comédiens.
Le passeur dans son large bachot les embarquait ; un roquet aboyait à ces oripeaux ; un gamin s’était arrêté de faire des ricochets. Un de ces messieurs, très drapé, prit comme le passeur, et du geste d’un qui s’encanaille pour divertir la compagnie, une paire de rames, et l’on cingla vers… Des index tendus indiquaient le Château, une des dames laissait pendre un bras nu au fil de l’eau ; et les abois, les rires, les voix, arrivaient clarifiés comme à l’aquarelle. Il y avait certes là l’étoffe d’un beau soir au XVIIe siècle.
Hamlet quitte la fenêtre, et, s’installant devant une table, se met à feuilleter deux cahiers minces.
– Voilà, pourtant ! Mon sentiment premier était de me remettre l’horrible, horrible, horrible évènement, pour m’exalter la piété filiale, me rendre la chose dans toute l’irrécusabilité du verbe artiste, faire crier son dernier cri au sang de mon père, me réchauffer le plat de la vengeance ! Et voilà (ῶΠόθος τού είναι) ! je pris goût à l’œuvre, moi ! J’oubliai peu à peu qu’il s’agissait de mon père assassiné, volé de ce qu’il lui restait à vivre dans ce monde précieux (pauvre homme, pauvre homme !), de ma mère prostituée (vision qui m’a saccagé la Femme et m’a poussé à faire mourir de honte et de détérioration la céleste Ophélie !), de mon trône enfin ! Je m’en allais bras-dessus bras-dessous avec les fictions d’un beau sujet. Car c’est un beau sujet ! Je refis la chose en vers iambiques ; j’intercalai des hors-d’œuvre profanes ; je cueillis une sublime épigraphe dans mon cher Philoctète. Oui, je fouillais mes personnages plus profond que nature ! Je forçais les documents ! Je plaidais du même génie pour le bon héros et le vilain traître ! Et le soir, quand j’avais rivé sa dernière rime à quelque tirade de résistance, je m’endormais la conscience toute rosière, souriant à des chimères domestiques, comme un bon littérateur qui, du travail de sa plume, sait soutenir une nombreuse famille ! Je m’endormais sans songer à faire mes dévotions aux deux statuettes de cire et leur retourner leur aiguille dans le cœur ! Ah, cabotin, va ! Voyez le petit monstre !
Et le jeune et insatiable prince court se jeter à genoux devant le portrait de son père dont il b***e les pieds sur la toile froide.
– Pardon ! Pardon, n’est-ce pas, père ? Au fond tu me connais…
Et se relevant, et ne pouvant esquiver cet œil paternel, toujours et quand même clignant en dessous d’un air royalement faunesque.
– D’ailleurs, tout est hérédité. Soyons médical et nature, et nous finirons par y voir clair.
Il revient s’asseoir devant ses cahiers, qu’il couve aussi d’un œil royalement faunesque.
– C’est égal, il y a de belles pages là-dedans, et si les temps étaient moins tristes !… Ah ! que ne suis-je un simple clerc à Paris, montagne Sainte-Geneviève où fleurit en ce moment une école de néo-Alexandrins ! Un simple petit bibliothécaire dans cette brillante cour des Valois ! Au lieu de ce château humide, de cet antre à chacals et à grossiers personnages, où l’on n’est même pas sûr de sa peau !…
On vient de frapper deux coups d’une clef d’or sur le marteau d’argent de la porte. Un valet entre.
– Les deux étoiles de cette troupe sont là, selon les ordres de votre Altesse.
– Qu’elles entrent.
– Et puis, sa Majesté la reine demande si son Altesse persiste à vouloir faire donner le spectacle ce soir-même.
– Crûment ! Et pourquoi pas ?
– C’est que, son Altesse ne l’ignore pas, l’enterrement du lord chambellan Polonius a lieu aussi ce soir, tout à l’heure.
– Eh bien ! En voilà des considérations ! Les uns jouent, tandis que les autres rentrent dans la coulisse, voilà tout. Et l’Idéal se sélecte quand même son petit maximum tous les soirs, va, mon pauvre vieux.
Le valet s’efface, et, derrière la révérence des deux étoiles annoncées, ferme la porte.
– Entrez, mes frères. Asseyez-vous là et prenez des cigarettes. Voici du Dubeck et voci du Bird’s-eye. C’est sans façon, chez moi. Comment t’appelles-tu, toi ?
– William, riposte le jeune premier en pourpoint à crevées encore poudreuses.
– Et vous, ma jeune dame ? (Oh ! mon Dieu, comme elle est belle ! Encore des histoires !…)
– Ophélia, résume celle-ci, dans une sorte de sourire boudeur, un sourire douteux à s’en tordre de malaises, si maléfique, que le jeune prince doit éclater pour faire diversion.
– Comment ! encore une Ophélia dans ma potion ! Oh ! cette usurière manie qu’ont les parents de coiffer leurs enfants de noms de théâtre ! Car Ophélia, ce n’est pas de la vie çà ! Mais de pures histoires de planches et de centièmes ! Ophélia, Cordélia, Lélia, Coppélia, Camélia ! Pour moi, qui ne suis qu’un paria, n’auriez-vous pas un autre nom de baptême (de Baptême, entendez-vous !) pour l’amour de moi.
– Si, Seigneur, je m’appelle Kate.
– À la bonne heure ! Et comme ça vous sied mieux ! Que je vous baisotte les mains, ô Kate ! pour cette étiquette.
Il se lève lui-même, et va la b****r au front, longuement, à son front de Kate, dont il se détourne brusquement pour aller à la fenêtre cacher un instant son visage dans ses mains.
William fait signe à sa camarade :
– Hein ? On ne nous avait pas trompés. Il l’est.
– Est-ce possible ? répondent, de toute leur mansuétude bleue, les yeux de Kate que, v’lan, rencontre Hamlet en revenant à sa place.
Hamlet hausse flatteusement les épaules.
– Eh bien, mes enfants, trêve de culs-de-lampe. Et qu’apportez-vous en fait de répertoire ?
– Nous avons Les Joyeuses Commères de Saint-Denis Le Docteur Faustus, L’Apologue de Ménénius Agrippa, Le Roi de Thulé.,
– Vous me direz le reste après-demain, au débotté. Tout ça c’est des belles conceptions, mais pas des conceptions immaculées comme les miennes. Pour ici, et pour ce soir, vous allez secrètement mettre à l’étude le drame que voici. Vous en serez d’ailleurs royalement récompensés. C’est un drame de moi. Il ne demande que trois principaux rôles. Il y a un roi, il s’appelle Gonzago, et une reine, Baptista ; cela se passe à Vienne. La reine a des relations adultères et conspiratrices avec son beau-frère Claudius. Une après-midi, le roi fait sa sieste, cuve ses péchés en fleur sous la tonnelle ; la reine feint d’éplucher austèrement des fraises pour le réveil de son époux. Survient Claudius. Les deux complices échangent un b****r silencieux, puis ils font fondre du plomb dans une cuiller et le versent délicatement dans l’oreille du roi.
– Quelle horreur ! laisse échapper Kate dans un sourire mourant en bouderie.
– N’est-ce pas ? horrible ! horrible ! horrible !… Nous disons donc, ils versent le plomb fondu (ce pâle liquide !) ; le pauvre roi Gonzago trépasse dans des convulsions… horribles, horribles ; et en état de péché mortel, notez bien. Claudius, alors, lui enlève sa couronne, s’en coiffe et offre le bras à la veuve. La conséquence en est que, en dépit des plus fâcheux pronostics, William fera Claudius, et Kate la reine, deux jolis monstres, ma foi.
– C’est que… hésite Kate.
– C’est que, déclare William, notre habitude, à ma camarade et à moi, est de n’incarner que des rôles sympathiques, de préférence.
– Sympathiques ? Tas de brutes ! Et sur quoi pouvez-vous jurer qu’un être est sympathique, ici-bas ? Et puis, et le Progrès, alors ?
– Nous sommes aux ordres de notre gracieux seigneur.
– Voici le manuscrit, William, je vous le confie, n’allez pas l’égarer ; sans blague, j’y tiens. Préparez ça gentiment pour ce soir. Maintenant, vous voyez, tout ce que j’ai marqué au crayon rouge-sang-de-bœuf, devra être lancé et souligné ; et tout ce qui est compris dans une accolade au crayon bleu, vous pouvez le supprimer comme trop épisodique, bien qu’au fond… enfin, par exemple, tous ces couplets-ci :
« Un cœur rêveur par des regardsPurs de tout esprit de conquête !Je suis si exténué d’art !Me répéter, quel mal de tête !…Ô lune de miel,Descendez du ciel ! »Et ceci :
« Ô petite âme brave,Ô chair fière et droite, C’est moi que j’convoiteD’être votre esclave. »– Tiens, mais, c’est ce que c’est charmant ! laissent échapper William et Kate se regardant.
– Je vous crois. Ah ! si les temps étaient plus propres !… Et ceci :
« Oh ! cloître-toi ! L’amour,l’amour S’échange, par le temps qui court,Simple et sans foi comme un bonjour. »– C’est en effet bien curieux, assure l’acteur.
Et Hamlet, prince de Danemark et créature infortunée, exulte !
– Et cette délicieuse ronde :
« Il était un corsage,Et ron et ron petit pa ta pon,Il était un corsageQui avait tous ses boutons… » etc.Et cætera, et cætera ! – Enfin, mon sort aura été bien étrange !… Mais ceci, n’allez pas le supprimer, c’est le chant de triomphe de l’usurpateur Claudius ; ça se chante sur l’air « Pressentiments trompeurs !… » vous savez ?
« Je suis en mesureDe prouver que DieuFera les doux yeuxÀ cette aventure ! »Allons, c’est entendu. Voici le manuscrit, je vous le reconfie, mon cher William. D’ailleurs le spectacle ne commence qu’à dix heures, et j’irai, un peu avant, voir dans vos coulisses comment ça marche. En attendant, vous ne voudriez pas que je vous objurgasse d’accepter ceci ?
Les deux étoiles empochent et sortent à reculons.
William déclame en sourdine à sa camarade :
La démence est partout ; et, sans cérémonieFrappe l’humble marchand ou l’acteur de génie,Et la garde qui veille aux portes du palaisN’en défend pas Hamlet.– Pauvre jeune homme !… soupire angéliquement Kate, et c’est qu’il n’a pas du tout l’air dangereux…
Hamlet, homme d’action, perd cinq minutes à rêver devant son drame maintenant en bonnes mains. Et puis il s’exalte :
– Ça y est. Le sieur Fengo va comprendre. À bon entendeur, salut ! Et je n’aurai plus qu’à agir, qu’à signer ! Agir ! Le tuer ! Lui faire rendre gorge de sa vie ! Tuer !… Hier je me suis fait la main en tuant Polonius. Il m’espionnait, caché derrière cette tapisserie qui représente Le m******e des Innocents. Ah ! ils sont tous contre moi ! Et demain Laërtes et après-demain le Fortimbras d’en face ! Il faut agir ! Il faut que je tue, ou que je m’évade d’ici ! Oh ! m’évader !… Ô liberté ! liberté ! Aimer, vivre, rêver, être célèbre, loin ! Oh ! chère aurea mediocritas ! Oui, ce qui manque à Hamlet, c’est la liberté. – Je ne demande rien à personne, moi. Je suis sans ami ; je n’ai pas un ami qui pourrait raconter mon histoire, un ami qui me précéderait partout pour m’éviter les explications qui me tuent. Je n’ai pas une jeune fille qui saurait me goûter. Ah ! oui, une garde-malade ! Une garde-malade pour l’amour de l’art, ne donnant ses baisers qu’à des mourants, des gens in-extremis, qui ne pourraient par conséquent s’en vanter ensuite. – Et au fond, dire que j’existe ! Que j’ai ma vie à moi ! L’éternité en-soi avant ma naissance, l’éternité en-soi après ma mort. Et passer ainsi mes jours à tuer le temps ! Et la vieillesse qui vient, la vieillesse hideuse, révérée et vénérée des jeunes filles, des hypocrites et routinières jeunes filles. Je ne puis piétiner ainsi, anonyme ! Et laisser des Mémoires, ça ne me suffit pas. Ô Hamlet ! Hamlet ! Si l’on savait ! Toutes les femmes viendraient sangloter sur ton divin cœur, comme jadis elles venaient sangloter sur le corps d’Adonis (avec des siècles de civilisation en plus). – Bah, qu’est-ce que ma biographie leur ferait, avec leur pain de chaque jour et les amours et les décès autour ? Oui, sans doute, un instant, sur la scène, après-dîner ; mais, dès rentrés chez eux !… – Les hommes et les femmes, par couples, admireront mes scrupules d’existence, mais ne les imiteront nullement et n’en auront pas plus honte pour cela, entre eux, d’homme aimé à femme aimée, dans leurs foyers. Plus tard, on m’accusera d’avoir fait école ! Et si je nommais, moi, mon sacré Maître, mon universel Maître ! – Pourtant, ah ! comme je suis seul ! Et, vrai, l’époque n’y fait rien. J’ai cinq sens qui me rattachent à la vie ; mais, ce sixième sens, ce sens de l’Infini ! – Ah, je suis jeune encore ; et tant que je jouirai de cette excellente santé, ça ira, ça ira. Mais la Liberté ! la Liberté ! Oui, je m’en irai, je redeviendrai anonyme parmi de braves gens, et je me marierai pour toujours et pour tous les jours. Ç’aura été, de toutes mes idées, la plus hamlétique. Mais ce soir, il faut agir, il faut s’objectiver ! En avant par-dessus les tombes, comme la Nature !