I - Saint s****e-2

2269 Words
Comme le souvenir de ce qu’il avait vu en la chapelle ne le quittait jamais, il demeura le front dans ses mains, recherchant pour la millième fois ce que signifiait ce songe : « Car, se disait-il, une telle apparition doit avoir un sens : elle doit même en avoir plusieurs, qu’il importe de découvrir, soit par illumination soudaine, soit en faisant une application exacte des règles de la scolastique. Et j’estime que, dans ce cas particulier, les poètes que j’ai étudiés à Bologne, tels qu’Horace le satirique et Stace, me devraient être aussi d’un grand secours, car beaucoup de vérités sont mêlées à leurs fables. » Ayant longtemps agité en lui-même ces pensées et d’autres plus subtiles encore, il leva les yeux et s’aperçut qu’il n’était pas seul. Adossé au tronc caverneux d’une yeuse antique, un vieillard regardait le ciel à travers le feuillage et souriait. À son front chenu pointaient des cornes émoussées. De sa face camuse pendait une barbe blanche, à travers laquelle on apercevait les glandes de son cou. Un poil rude hérissait sa poitrine. Sur ses cuisses une laine épaisse tramait jusqu’à ses pieds fourchus. Il appuya sur ses lèvres une flûte de roseaux, dont il tira de faibles sons. Puis il chanta d’une voix à peine distincte : Elle fuyait, rieuse, Mordant aux raisins d’or. Mais je sus bien l’atteindre, Et mes dents écrasèrent La grappe sur sa bouche. Ayant vu et entendu ces choses, Fra Mino fit le signe de la croix. Mais le vieillard n’en fut point troublé, et il arrêta sur le moine un regard ingénu. Dans les rides profondes de son visage, ses yeux bleus et limpides brillaient comme l’eau d’une source entre l’écorce des chênes. – Homme ou bête, s’écria Mino, je t’ordonne, au nom du Sauveur, de dire qui tu es. – Mon fils, répondit le vieillard, je suis saint s****e ! Parle plus bas, de peur d’effrayer les oiseaux. Fra Mino reprit d’une voix moins haute : – Vieillard, puisque tu n’as pas fui devant le signe redoutable de la Croix, je ne puis penser que tu es un démon ou quelque esprit impur échappé de l’enfer. Mais si vraiment tu es, comme tu le dis, un homme, ou plutôt l’âme d’un homme sanctifié par les travaux d’une bonne vie et par les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ, explique-moi, je t’en prie, la merveille de tes cornes de bouc et de ces jambes laineuses, que termine un pied noir et fourchu. À cette question, le vieillard leva le bras vers le ciel et dit : – Mon fils, la nature des hommes, des animaux, des plantes et des pierres est le secret des dieux immortels, et j’ignore autant que toi-même la cause de ces cornes dont mon front est orné et sur lesquelles les nymphes nouaient autrefois des guirlandes de fleurs. Je ne sais ce que font ces deux glandes suspendues à mon cou, ni pourquoi j’ai les pieds du bouc audacieux. Je puis t’apprendre seulement, mon fils, qu’il fut jadis dans ces bois des femmes ayant comme moi le front cornu et les cuisses laineuses. Mais leur poitrine était ronde et blanche. Leur ventre, leurs reins polis reluisaient. Jeune alors, le soleil aimait, sous le feuillage, à les cribler de ses flèches d’or. Elles étaient belles, mon fils. Hélas ! elles ont disparu des bois jusqu’à la dernière. Mes pareils ont péri comme elles ; et je reste aujourd’hui seul de ma race. Je suis bien vieux. – Vieillard, fais-moi connaître ton âge, ton sang, la patrie. – Mon fils, je naquis de la Terre, bien avant que Jupiter eût détrôné Saturne, et mes yeux ont contemplé la nouveauté fleurie du monde. La race humaine n’était pas encore sortie de l’argile. Seules avec moi, les satyresses dansantes faisaient retentir le sol du choc rythmé de leur double sabot. Elles étaient plus grandes, plus robustes et plus belles que les nymphes et que les femmes ; et leurs flancs plus larges recevaient abondamment la semence des premiers-nés de la Terre. Sous le règne de Jupiter, les nymphes commencèrent d’habiter les fontaines, les bois et les montagnes. Les faunes, mêlés aux nymphes, formèrent des chœurs légers au fond des bois. Cependant je vivais heureux, mordant à souhait aux grappes de la vigne sauvage et aux lèvres des faunesses rieuses. Et je goûtais le dormir paisible dans les herbes épaisses. Je célébrais sur la flûte rustique Jupiter après Saturne, parce qu’il est en moi de louer les dieux, maîtres du monde. Hélas ! et j’ai vieilli, car je ne suis qu’un dieu, et les siècles ont blanchi les crins de ma tête et de ma poitrine ; ils ont éteint l’ardeur de mes reins. J’étais déjà tout appesanti par l’âge lorsque le grand Pan mourut et que Jupiter, subissant le sort qu’il avait infligé à Saturne, fut détrôné par le Galiléen. J’ai traîné depuis lors une vie si languissante, qu’il m’est arrivé de mourir et d’être mis dans un tombeau. Et véritablement je ne suis plus que l’ombre de moi-même. Si j’existe encore un peu, c’est parce que rien ne se perd, et qu’il n’est permis à personne de mourir tout à fait. La mort ne saurait être plus parfaite que la vie. Les êtres perdus dans l’océan des choses sont comme les flots que tu vois, ô mon enfant, se soulever et s’abaisser dans la mer Hadria. Elles n’ont ni commencement ni fin, elles naissent et périssent insensiblement. Insensiblement comme elles s’écoule mon âme. Un pâle souvenir des satyresses de l’âge d’or anime encore mes yeux, et sur mes lèvres les hymnes antiques volent sans bruit. Il dit et se tut. Fra Mino regarda le vieillard et connut qu’il n’était qu’un fantôme. – Que tu sois, lui dit-il, un capripède sans être un démon, c’est ce qui n’est pas tout à fait incroyable. Les créatures que Dieu forma pour n’avoir point de part à l’héritage d’Adam ne peuvent pas plus être damnées qu’elles ne peuvent être sauvées. Je ne crois pas que le centaure Chiron, qui fut sage plus qu’un homme, souffre, dans la gueule de Léviathan, les peines éternelles. Un voyageur, qui pénétra dans les limbes, dit l’avoir vu assis sur l’herbe et conversant avec Riphée, le plus juste des Troyens. Mais d’autres affirment que le saint Paradis a été ouvert à Riphée de Troie. Et le doute est permis à ce sujet. Cependant tu mentais, vieillard, quand tu m’as dit que tu étais un saint, toi qui n’es pas un homme. Le capripède répondit : – Mon fils, quand j’étais jeune, je ne mentais pas plus que les brebis dont je suçais le lait et que les boucs avec lesquels je cossais dans la joie de ma force et de ma beauté. Rien en ce temps ne mentait, et la toison des moutons n’avait pas encore appris à se revêtir de couleurs trompeuses ; je n’ai point changé d’âme depuis lors. Vois, je suis nu comme aux jours dorés de Saturne. Et mon esprit n’a pas plus de voiles que mon corps. Je ne mens point. Et que trouves-tu d’extraordinaire, mon fils, à ce que je sois devenu un saint devant le Galiléen, sans être sorti de cette mère que les uns nomment Ève et les autres Pyrrha, et qu’il convient de vénérer sous ces deux noms ? Saint Michel non plus n’est point né d’une femme. Je le connais et nous conversons parfois ensemble. Il me parle du temps où il était bouvier sur le mont Gargan… Fra Mino interrompit le s****e : – Je ne puis souffrir qu’on dise que saint Michel fut bouvier, pour avoir gardé les bœufs d’un homme nommé Gargan, de même que la montagne. Mais apprends-moi, vieillard, comment tu fus sanctifié. – Écoute, répondit le capripède, et ta curiosité sera satisfaite. Quand des hommes venus de l’Orient annoncèrent dans la douce vallée de l’Arno que le Galiléen avait détrôné Jupiter, ils abattirent les chênes où les paysans suspendaient de petites déesses d’argile et des tablettes votives ; ils plantèrent des croix sur les sources sacrées et défendirent aux bergers de porter dans les grottes des nymphes du vin, du lait, des gâteaux en offrande. Le peuple des faunes, des pans et des sylvains en fut justement offensé. Dans sa colère, il s’attaqua aux porteurs du nouveau dieu. Quand les apôtres dormaient, la nuit, sur leur lit de feuilles sèches, les nymphes venaient leur tirer la barbe, et les jeunes faunes, se glissant dans l’étable des hommes saints, arrachaient des poils à la queue de leur ânesse. En vain j’essayai de désarmer leur malice ingénue et de les exhorter à la soumission. « Mes enfants, leur disais-je, le temps des jeux faciles et des rires moqueurs est passé. » Les imprudents ne m’écoutèrent point. Il leur en arriva malheur. Mais moi, qui avais vu finir le règne de Saturne, je trouvais naturel et juste que Jupiter périt à son tour. J’étais résigné à la chute des grands dieux. Je ne résistai pas aux messagers du Galiléen. Même je leur rendis de petits services. Connaissant mieux qu’eux les sentiers des bois, je cueillais des mûres et des prunelles que je déposais sur des feuilles au seuil de leur grotte. Je leur offrais aussi des œufs de pluvier. Et, s’ils bâtissaient une cabane, je leur portais sur mon dos du bois et des pierres. En retour, ils versèrent de l’eau sur mon front et me souhaitèrent la paix en Jésus-Christ. Je vivais avec eux et comme eux. Ceux qui les aimaient m’aimaient. Ainsi qu’on les honorait, on m’honora moi-même, et ma sainteté paraissait égale à la leur. Je t’ai dit, mon fils, que j’étais déjà bien vieux alors. Le soleil réchauffait à grand-peine mes membres engourdis. Je n’étais plus qu’un vieil arbre creux, ayant perdu sa couronne fraîche et chantante. Chaque retour de l’automne précipitait ma ruine. Un matin d’hiver, on me trouva étendu sans mouvement au bord du chemin. L’évêque, suivi de ses prêtres et de tout le peuple, célébra mes funérailles. Puis je fus mis dans un grand tombeau de marbre blanc, marqué trois fois du signe de la croix et portant sur la paroi de devant le nom de SAINT s****e dans une guirlande de raisins. En ce temps-là, mon fils, les tombeaux bordaient les routes. Le mien fut placé à deux milles de la ville, sur le chemin de Florence. Un jeune platane grandit au-dessus et le couvrit de son ombre entremêlée de lumière, pleine de chants d’oiseaux, de murmures, de fraîcheur et de joie. Une fontaine, non loin, coulait sur un lit de cresson ; les garçons et les filles venaient en riant s’y baigner ensemble. Ce lieu charmant était un lieu saint. Les jeunes mères y portaient leurs petits enfants et leur faisaient toucher le marbre du monument, afin qu’ils devinssent forts et bien formés de tous leurs membres. C’était la commune croyance du pays que les nouveau-nés qu’on présentait à ma sépulture devaient un jour l’emporter sur les autres en vigueur et en courage. C’est pourquoi on m’amenait la fleur de la gentille race toscane. Les paysans me conduisaient aussi leurs ânesses dans l’espoir de les rendre fécondes. Ma mémoire était vénérée. Chaque année, au retour du printemps, l’évêque venait, avec son clergé, prier sur mon corps, et je voyais poindre de loin, à travers l’herbe des prairies, la procession des croix et des cierges, le dais d’écarlate, les chants des psaumes. Il en était ainsi, mon fils, au temps du bon roi Bérenger. Cependant les satyres et les satyresses, les faunes et les nymphes traînaient une vie errante et misérable. Pour eux, plus d’autels de gazon, plus de guirlandes de fleurs, plus d’offrandes de lait, de farine et de miel. À peine si, de loin en loin, quelque chevrier déposait furtivement un petit fromage sur le seuil de la grotte sacrée, dont l’ouverture disparaissait sous la ronce et l’épine. Encore les lapins et les écureuils venaient-ils manger ces mets indigents. Les nymphes, habitantes des forêts et des antres sombres, avaient été chassées de leurs demeures par les apôtres venus de l’Orient. Et, pour qu’elles n’y pussent revenir, les prêtres du Dieu galiléen versaient sur les arbres et sur les pierres une eau charmée, prononçaient des paroles magiques et dressaient des croix aux carrefours des forêts ; car le Galiléen, mon fils, est savant dans l’art des incantations. Mieux que Saturne et que Jupiter il connaît la vertu des formules et des signes. Aussi les pauvres divinités rustiques ne trouvaient plus d’asile dans leurs bois sacrés. Le chœur des capripèdes velus, qui frappaient autrefois d’un pied sonore la terre maternelle, n’était plus qu’une nuée d’ombres pâles et muettes traînant au flanc des coteaux comme la brume du matin que le soleil dissipe. Battus, ainsi que d’un vent furieux, par la haine divine, ces spectres tourbillonnaient tout le jour dans la poussière des routes. La nuit leur était un peu moins ennemie. La nuit n’appartient pas tout entière au dieu galiléen. Il la partage avec les démons. Quand l’ombre descendait des collines, faunes et faunesses, nymphes et pans, venaient se blottir contre les tombeaux qui bordent les chemins, et là, sous le doux empire des puissances infernales, ils goûtaient un peu de repos. Aux autres tombes ils préféraient la mienne, comme celle de l’ancêtre vénérable. Bientôt ils se réunirent tous sous la partie de la corniche qui, regardant le Midi, n’avait point de mousse et demeurait toujours sèche. Leur peuple léger y volait fidèlement chaque soir comme les colombes au colombier. Ils y trouvaient place aisément, étant devenus tout petits et pareils à la balle légère qui s’échappe du van. Moi-même, sortant de ma chambre muette, je m’asseyais parfois au milieu d’eux à l’abri des tuiles de marbre et je leur chantais avec un faible souffle de voix les jours de Saturne et de Jupiter ; et il leur souvenait de la félicité passée. Aux regards de Diane, ils se donnaient entre eux l’image de leurs jeux antiques, et le voyageur attardé croyait voir les vapeurs des prairies imiter sous la lune les corps mêlés des amants. Aussi bien n’étaient-ils plus qu’une brume légère. Le froid leur faisait beaucoup de mal. Une nuit, comme la neige avait couvert la campagne, les nymphes Églé, Néère, Mnaïs et Mélibée se glissèrent par les fentes du marbre dans l’étroite et sombre chambre que j’habitais. Leurs compagnes en foule les y suivirent, et les faunes, se jetant à leur poursuite, les eurent bientôt rejointes. Ma maison fut leur maison. Nous n’en sortions guère, sinon pour aller au bois quand la nuit était belle. Encore avaient-ils hâte de rentrer au premier chant du coq. Car il faut t’apprendre, mon fils, que, seul de la race cornue, j’ai licence de paraître sur cette terre à la lumière du jour. C’est un privilège attaché à mon état de sainteté.
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