I
Saint Satyre
À Alphonse Daudet.
Consors paterni luminis,
Lux ipse lucis et dies,
Noctem canendo rumpimus :
Assiste postulantibus.
Aufer tenebras mentium ;
Fuga catervas dæmonum ;
Expelle somnolentiam,
Ne pigrilantes obruat.
(Breviarium romanum. Feria tertia ; ad matutinum).
Fra Mino s’était élevé par son humilité au-dessus de ses frères ; et, jeune encore, il gouvernait sagement le monastère de Santa-Fiora. Il était pieux. Il se plaisait à prolonger ses méditations et ses prières ; parfois il avait des extases. À l’exemple de saint François, son père spirituel, il composait des chansons en langue vulgaire sur l’amour parfait qui est l’amour de Dieu. Et ces ouvrages ne péchaient ni par la mesure ni par le sens, car il avait étudié les sept arts libéraux à l’Université de Bologne.
Or, un soir, comme il se promenait sous les arcades du cloître, il sentit son cœur s’emplir de trouble et de tristesse au souvenir d’une dame de Florence qu’il avait aimée lorsqu’il était dans la première fleur de la jeunesse, et que l’habit de saint François ne protégeait pas encore sa chair. Il pria Dieu de chasser cette image. Mais son cœur resta triste.
– Les cloches, pensa-t-il, disent comme les anges : AVE MARIA ; mais leur voix s’éteint dans la brume du ciel. Sur la muraille de ce cloître, le maître dont s’honore Pérouse a peint merveilleusement les Maries contemplant avec un indicible amour le corps du Sauveur. Mais la nuit a voilé les larmes de leurs yeux et les sanglots muets de leur bouche, et je ne peux pas pleurer avec elles. Ce puits, au milieu de la cour, tout à l’heure, était couvert de colombes qui venaient boire, mais elles se sont envolées sans avoir trouvé d’eau dans les creux de la margelle. Et voici, Seigneur, que mon âme se tait comme les cloches, s’obscurcit comme les Maries et se dessèche comme le puits. Pourquoi, Jésus mon Dieu, mon cœur est-il aride, ténébreux et muet, quand vous êtes pour lui l’aurore, le chant des oiseaux et la source descendant des collines ?
Il craignit de regagner sa cellule et, pensant que la prière dissiperait sa tristesse et calmerait son inquiétude, il entra par la porte basse du cloître dans l’église conventuelle. De muettes ténèbres emplissaient l’édifice, élevé plus de cent cinquante ans auparavant, sur les restes d’un temple romain, par le grand Margaritone. Fra Mino traversa la nef et alla s’agenouiller dans la chapelle du chevet, dédiée à San Michele, dont l’histoire était peinte sur la muraille. Mais la lueur sombre de la lampe suspendue à la voûte ne permettait pas de voir l’archange combattant le démon et pesant les âmes. Seulement, la lune envoyait par la fenêtre un rayon pâle sur le tombeau de saint s****e, placé dans une arcade à la droite de l’autel. Ce tombeau, en forme de cuve, était plus ancien que l’église, et tout semblable aux sarcophages des païens, sinon que le signe de la Croix se voyait tracé trois fois sur les parois de marbre.
Fra Mino resta longtemps prosterné devant l’autel ; mais il lui fut impossible de prier et, dans le milieu de la nuit, il sentit peser sur lui cette torpeur qui avait accablé les disciples de Jésus-Christ au jardin des Oliviers. Et, tandis qu’il demeurait étendu sans courage ni prudence, il vit comme une nuée blanche s’élever au-dessus du tombeau de saint s****e et bientôt il reconnut que cette nuée était faite d’une multitude de nuées dont chacune était une femme. Elles flottaient dans l’air obscur ; à travers leurs légères tuniques brillaient leurs corps légers. Et Fra Mino vit qu’il se trouvait parmi elles de jeunes hommes à pieds de bouc qui les poursuivaient. Leur nudité laissait paraître l’effroyable ardeur de leurs désirs. Cependant les nymphes fuyaient ; sous leurs pas rapides naissaient des prés fleuris et des ruisseaux. Et chaque fois qu’un capripède étendait la main sur l’une d’elles et la croyait saisir, un saule s’élevait soudain pour cacher la nymphe dans son tronc creux comme une caverne, et le blond feuillage s’emplissait de murmures légers et de rires moqueurs.
Quand toutes les femmes se furent cachées sous les saules, les capripèdes, assis sur l’herbe soudaine, soufflèrent dans leurs flûtes de roseaux et en tirèrent des sons dont toute créature eût été troublée. Les nymphes charmées passaient la tête entre les branches et peu à peu, quittant leurs ombreuses retraites, s’approchaient, attirées par la flûte irrésistible. Alors les hommes-boucs se jetèrent sur elles avec une fureur sacrée. Dans les bras de l’insolent agresseur, les nymphes s’efforcèrent un moment encore de railler et de se moquer. Puis elles ne rirent plus. La tête renversée, les yeux noyés de joie et d’horreur, elles appelaient leur mère, ou criaient : « Je me meurs », ou gardaient un silence farouche.
Fra Mino voulut détourner la tête, mais il ne le put pas, et ses yeux restèrent ouverts malgré lui.
Cependant les nymphes, ayant noué leurs bras aux reins des capripèdes, mordaient, caressaient, irritaient leurs amants velus et, mêlées à eux, les enveloppaient, les baignaient de leur chair plus ondoyante et plus vive que l’eau du ruisseau qui, près d’elles, coulait sous les saules.
À cette vue, Fra Mino tomba, d’esprit et d’intention, dans le péché. Il désira être un de ces démons à demi-hommes et à demi-bêtes, et tenir sur sa poitrine, à leur manière, la dame de Florence qu’en la fleur de son âge il avait aimée, et qui était morte.
Mais déjà les hommes-boucs se dispersaient dans la campagne. Les uns recueillaient du miel au tronc des chênes, les autres taillaient des roseaux en forme de flûte, ou, bondissant l’un contre l’autre, entrechoquaient leurs fronts cornus. Et les corps inertes des nymphes, dépouilles charmantes de l’amour, jonchaient la prairie. Fra Mino gémissait sur la dalle ; car le désir du péché avait été si vif en lui, que maintenant il en éprouvait la honte tout entière.
Tout à coup, une des nymphes couchées ayant, d’aventure, tourné le regard vers lui, s’écria :
– Un homme ! un homme !
Et, le montrant du doigt à ses compagnes :
– Voyez, mes sœurs, ce n’est point un chevrier. On ne voit pas près de lui sa flûte de roseaux. Je ne le reconnais pas non plus pour le maître d’un de ces domaines rustiques, dont le petit jardin suspendu au coteau, sur les vignes, est protégé par un Priape taillé dans un tronc de hêtre. Que fait-il parmi nous, s’il n’est ni chevrier, ni bouvier, ni jardinier ? Il a l’air sombre et rude, et je ne lis point dans son regard l’amour des dieux et des déesses qui peuplent le grand ciel, les bois et les montagnes. Il porte un habit barbare. C’est peut-être un Scythe. Approchons de cet étranger, mes sœurs, et sachons de lui s’il n’est pas venu en ennemi pour troubler nos fontaines, abattre nos arbres, déchirer nos montagnes et révéler aux hommes cruels le mystère de nos asiles heureux. Viens avec moi, Mnaïs ; venez, Églé, Néère et Mélibée.
– Allons ! répondit Mnaïs, allons avec nos armes !
– Allons ! s’écrièrent-elles toutes ensemble.
Et Fra Mino vit que, s’étant levées, elles cueillirent des roses à pleines mains, et s’avancèrent vers lui, en une longue file, armées de roses et d’épines. Mais la distance où elles étaient de lui, qui d’abord lui avait semblé petite, car il croyait les toucher presque, et sentait leur souffle sur sa chair, parut croître tout à coup, et il les vit venir comme d’une forêt lointaine. Impatientes de l’atteindre, elles couraient, en le menaçant de leurs fleurs cruelles. Des menaces sortaient aussi de leurs lèvres fleuries. Et voici qu’à mesure qu’elles avançaient un changement se faisait en elles ; elles perdaient à chaque pas un peu de leur grâce et de leur éclat, et la fleur de leur jeunesse se fanait en même temps que les roses de leurs bouquets. Ce furent d’abord les yeux qui se creusèrent et la bouche qui tomba. Le col, naguère si pur et si blanc, se traversa de plis profonds, puis des mèches grises descendirent sur le front ridé. Elles allaient : leurs yeux se bordaient d’écarlate, leurs lèvres rentraient dans les gencives. Elles allaient, portant des roses sèches entre leurs bras noirs et tordus comme la vieille vigne que les paysans de Chianti brûlent pendant les nuits d’hiver. Elles allaient, branlant du chef et flageolant sur leurs cuisses creuses.
Arrivées à l’endroit où Fra Mino était cloué d’épouvante, ce n’était plus que d’horribles sorcières chauves et barbues, le nez au menton, la poitrine vide et pendante. Elles se pressaient autour de lui :
– Oh ! le joli mignon, dit l’une. Il est blanc comme un linge, et le cœur lui bat comme à un lièvre mordu par les chiens. Églé, ma sœur, que convient-il d’en faire ?
– Ma Néère, répondit Églé, il faut lui ouvrir la poitrine, lui arracher le cœur et mettre une éponge à la place.
– Non point ! dit Mélibée. Ce serait lui faire payer trop cher sa curiosité et le plaisir qu’il a pris à nous surprendre. Il suffit pour cette fois de lui infliger une correction légère. Donnons-lui une bonne fessée.
Aussitôt, entourant le moine, les sœurs retroussèrent sa robe par-dessus sa tête et le frappèrent avec les poignées d’épines qui leur restaient dans les mains.
Le sang commençait à venir quand Néère leur fit signe de s’arrêter :
– Assez, dit-elle ! c’est mon galant ! J’ai vu tout à l’heure qu’il me regardait avec tendresse, je veux contenter ses désirs et me donner à lui sans plus attendre.
Elle sourit : une dent longue et noire, qui lui sortait de la bouche, lui chatouillait la narine. Elle murmurait :
– Viens, mon Adonis !
Puis, tout à coup, furieuse :
– Fi ! Fi ! ses sens sont engourdis. Sa froideur offense ma beauté. Il me méprise ; mes compagnes, vengez-moi ! Mnaïs, Églé, Mélibée, vengez votre sœur !
À cet appel, toutes, levant leur fouet épineux, châtièrent si rudement le malheureux Fra Mino que son corps ne fut bientôt qu’une plaie. Elles s’arrêtaient par moments pour tousser et cracher et recommençaient ensuite de plus belle à jouer des verges. Elles ne cessèrent qu’à bout de forces.
– J’espère, dit alors Néère, que la prochaine fois il ne me fera pas l’affront immérité dont je rougis encore. Laissons-lui la vie. Mais s’il trahit le secret de nos jeux et de nos plaisirs, nous le ferons mourir. Au revoir, beau mignon !
Ayant dit, la vieille s’accroupit sur le religieux et l’inonda d’une eau infecte. Chaque sœur à son tour en fit autant, puis elles regagnèrent l’une après l’autre le tombeau de saint s****e, où elles entrèrent par une petite fente du couvercle, laissant leur victime étendue dans un ruisseau d’une insupportable puanteur.
Quand la dernière eut disparu, le coq chanta. Fra Mino put enfin se relever de terre. Brisé de fatigue et de douleur, engourdi par le froid, tremblant de fièvre, à demi suffoqué par les exhalaisons d’un liquide empesté, il rajusta ses vêtements et se traîna jusqu’à sa cellule, à la pointe du jour.
À compter de cette nuit, Fra Mino ne trouva plus de repos. Le souvenir de ce qu’il avait vu dans la chapelle de San Michele, sur le tombeau de saint s****e, le troublait durant les offices et les exercices pieux. Il accompagnait en tremblant ses frères à l’église. Quand il lui fallait, suivant la règle, b****r le pavé du chœur, ses lèvres y rencontraient avec épouvante la trace des nymphes et il murmurait : « Mon Sauveur, ne m’entendez-vous pas vous dire ce que vous-même avez dit à votre Père : Ne nous induisez pas en tentation ? » Il avait pensé d’abord envoyer au seigneur évêque la relation de ce qu’il avait vu. Mais, ayant mûrement réfléchi, il se persuada qu’il valait mieux méditer à loisir ces évènements extraordinaires et ne les publier qu’après en avoir fait une étude exacte. Il se trouva d’ailleurs que le seigneur évêque, allié aux guelfes de Pise contre les gibelins de Florence, guerroyait à cette heure d’une telle force qu’il n’avait de tout un mois débouclé sa cuirasse. C’est pourquoi, sans parler à personne, Fra Mino fit de profondes recherches sur le tombeau de saint s****e et sur la chapelle où il était renfermé. Versé dans la connaissance des livres, il feuilleta les anciens et les nouveaux ; mais il n’y trouva aucune lumière. Et les traités de magie, qu’il étudia, ne firent que redoubler son incertitude.
Un matin, comme il avait, à son ordinaire, travaillé toute la nuit, il voulut réjouir son cœur par une promenade dans la campagne. Il prit le sentier montueux qui, cheminant parmi les vignes mariées aux ormeaux, va vers un bois de myrtes et d’oliviers, sacré jadis aux Romains. Les pieds dans l’herbe humide, le front rafraîchi par la rosée qui s’égouttait à la pointe des viornes, Fra Mino marchait depuis longtemps dans la forêt, quand il découvrit une source sur laquelle les tamaris balançaient mollement leur feuillage léger et le duvet de leurs grappes roses. On voyait plus bas, entre les saules, dans la source élargie, les hérons immobiles. Les petits oiseaux chantaient aux rameaux des myrtes. Le parfum de la menthe mouillée s’élevait de terre ; et dans l’herbe brillaient les fleurettes dont Notre Seigneur a dit que le roi Salomon dans toute sa gloire n’était pas vêtu comme l’une d’elles. Fra Mino s’assit sur une pierre moussue et, louant Dieu, qui fit le ciel et la rosée, il médita les mystères cachés dans la nature.