– Vous regrettez sans doute comme moi, lui dit-il, que le bonheur de nous revoir vienne d’une cause si triste, et que la mort de mon père…
– Ce n’est pas cela, Armand, repartit la marquise ; je connaissais à peine votre père, et vous-même, éloigné de lui depuis dix ans, vous n’avez pas dû éprouver, à la nouvelle de sa mort, ce chagrin profond qu’occasionne la perte d’une affection à laquelle on s’est longuement habitué.
Luizzi ne répondit pas, et la marquise reprit après un moment de silence :
– Non, ce n’est pas cela ; mais votre arrivée est venue dans un moment… un moment bien singulier en effet.
Un rire triste erra sur les lèvres de Lucy, puis elle continua, comme s’excitant à ce rire :
– En vérité, Armand, la vie est un singulier roman. Êtes-vous pour longtemps à Toulouse ?
– Pour huit jours.
– Vous retournerez à Paris ?
– Oui.
– Vous y trouverez mon mari.
– Comment ! député depuis huit jours, il est déjà en route ? la session ne commence que dans un mois. Je pensais que vous partiriez ensemble.
– Oh ! moi, je reste : j’aime Toulouse.
– Vous ne connaissez point Paris ?
– Je le connais assez pour ne pas vouloir y aller.
– Pourquoi cette antipathie ?
– Oh ! elle ne tient qu’à moi. Je ne suis plus assez jeune pour briller dans les salons, je ne suis pas encore assez vieille pour faire de l’intrigue politique.
– Vous êtes plus belle et plus spirituelle qu’il ne faut pour réussir partout.
La marquise secoua lentement la tête.
– Vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites. Je suis bien vieille, mon pauvre Armand, vieille de cœur surtout.
Armand s’approcha doucement de sa cousine et lui dit en baissant la voix :
– Vous n’êtes pas heureuse, Lucy ?
Elle jeta un regard furtif sur sa chambre, et répondit rapidement et très-bas :
– Revenez à huit heures souper avec moi, nous causerons. Et, d’un signe de tête, elle le pria de s’éloigner ; il lui prit la main, Lucy serra la sienne avec une étreinte convulsive.
– À ce soir, à ce soir, reprit-elle tout bas. Et elle rentra rapidement chez elle.
La porte ne s’ouvrit pas tout de suite. Il y avait derrière assurément quelqu’un qui écoutait et qui ne s’était pas retiré assez vite. Luizzi, demeuré seul, fut tellement frappé de cette idée qu’il ne s’éloigna pas sur-le-champ, et il entendit aussitôt le bruit d’une voix d’homme qui paraissait parler avec colère. Cette découverte le déconcerta ; il sortit tout préoccupé. Un homme enfermé dans la chambre d’une femme, et qui parle avec le ton que Luizzi avait entendu ; cet homme, quand ce n’est ni un mari, ni un frère, ni un père, cet homme est un amant. Un amant ! la marquise du Val ! Luizzi n’osait le croire. Ces deux idées ne pouvaient s’associer dans sa tête. Il avait tant de souvenirs qui protégeaient la jeune femme contre une pareille supposition, qu’il songeait à découvrir quels chagrins nouveaux avaient pu atteindre la malheureuse Lucy. Car il avait connu Lucy malheureuse, Lucy, jeune fille de dix-neuf ans, en proie à un amour profond, auquel elle avait su résister de toutes les forces d’une vertu chrétienne. Luizzi se remettait tous ces souvenirs en mémoire, en se dirigeant vers la demeure de M. Barnet, son notaire, avec lequel aussi il désirait faire connaissance. Il arriva bientôt chez lui. C’était le jour des maris absents. Il fut reçu par madame Barnet, petite femme maigre, sèche, les cheveux châtains, l’œil bleu terne, les lèvres minces.
Quand la servante ouvrit la porte de la chambre à coucher et annonça un monsieur, la voix criarde de madame Barnet répondit :
– Quel est ce monsieur ?
– Je ne sais pas son nom.
– Faites entrer.
Luizzi se présenta, et madame Barnet alla vers lui, le bras gauche enfilé dans le bas de coton blanc qu’elle reprisait.
– Qu’est-ce que vous voulez ? dit-elle en clignant des yeux : car madame Barnet avait la vue très-basse, et il est probable que, sans cela, la tournure distinguée de Luizzi aurait adouci le ton grossier dont ces paroles lui furent adressées.
– Madame, répondit Armand, je suis le baron de Luizzi, un des clients de M. Barnet, et j’aurais été charmé de le rencontrer.
– Monsieur le baron de Luizzi ! s’écria madame Barnet en déchaussant son bras gauche de son bas troué, et en plantant son aiguille sur sa poitrine avec une intrépidité qui eût fait deviner à Luizzi que le bouclier qui la protégeait devait avoir plus d’une triple mousseline et d’une triple ouate ; prenez donc un siége. Pas cette chaise, je vous prie, un fauteuil. Comment ! il n’y a pas un fauteuil dans ma chambre ? Pas de fauteuil dans la chambre d’une femme, c’est bien provincial, n’est-ce pas, monsieur le baron ? mais nous avons des fauteuils, je vous prie de le croire. Marianne, Marianne ! apportez un fauteuil du salon ; ôtez la housse.
Luizzi essayait d’interrompre tout ce remue-ménage en disant à madame Barnet qu’une chaise était plus qu’il ne fallait, car il allait se retirer. Mais la notairesse n’écoutait point les excuses de Luizzi ; elle se démenait, tout en jetant derrière les rideaux des croisées de vieilles culottes, des fichus crasseux épars à travers la chambre. Bientôt Marianne parut avec un fauteuil en bois peint et recouvert d’un vénérable velours d’Utrecht chauve de toute laine ; elle l’établit au coin d’une cheminée où il ne manquait que du feu, et madame Barnet s’écria de nouveau :
– Marianne, une bûche !
– Mon Dieu, Madame, vous prenez un soin inutile, je me retire ; j’avais fort peu de chose à dire à M. Barnet, et…
– M. Barnet ne me pardonnerait jamais de vous avoir laissé partir, car j’espère que monsieur le baron voudra bien accepter la soupe.
– J’ai accepté une autre invitation, Madame, je vous suis fort obligé ; je reviendrai demander à M. Barnet les renseignements que j’attends de lui.
– Des renseignements, monsieur le baron ! Ce n’est pas la peine d’attendre mon mari : ah ! je connais la ville de Toulouse de la cave au grenier. Ma famille a toujours été dans les charges (le père de madame Barnet était huissier) ; j’en sais plus qu’on ne croit et plus qu’on ne voudrait assurément. Asseyez-vous, monsieur le baron. Quelques renseignements dont vous ayez besoin, je suis toute prête à vous les donner.
Luizzi ne pensa pas d’abord à profiter des offres empressées de madame Barnet ; mais il s’assit, espérant pouvoir se lever après quelques phrases insignifiantes. Il était cependant assez embarrassé des renseignements qu’il voulait demander, mais son hôtesse ne lui donna pas le temps de faire une maladresse.
– Peut-être monsieur le baron veut-il acheter une propriété ? S’il désire placer ses fonds dans une usine, mon mari pourra lui guetter la fonderie de MM. Jasques : les propriétaires ont eu trente et un mille francs de r***********t fin novembre, et trente-trois mille sept cent vingt-deux fin décembre ; trois maisons, dont deux de Bayonne, avec lesquelles MM. Jasques font d’immenses affaires, ont manqué simultanément ; ils ne peuvent pas aller au delà de février, et, comme ce sont des gens d’honneur, je suis sûre que, s’ils trouvaient de l’argent comptant, ils céderaient leur usine à bon marché, à moins que la femme de M. Jasques le jeune ne veuille s’engager pour son mari : elle a cinq belles métairies au soleil, qui lui viennent de sa mère, vous savez ? la femme Manette, pour qui le comte de Fère s’était ruiné ; c’est du bien qui ne lui a pas coûté cher, ni à sa fille non plus, mais enfin elle l’a. Mais madame Jasques a le caractère de sa mère, elle économiserait une omelette sur un œuf, et certes elle ne laissera pas prendre pour un sou d’hypothèques sur son bien.
Quand madame Barnet commença à parler, Luizzi ne l’écouta point pour l’entendre ; mais tout à coup le désir de l’interroger véritablement lui vint à l’esprit. Ce fut quand elle passa de M. Jasques à sa femme ; il supposa alors qu’elle pourrait lui dire des choses qu’il n’eût osé demander directement à personne, et sur la trace desquelles il n’avait qu’à lancer madame Barnet pour qu’elle racontât tout ce qu’il voulait savoir. Il reprit donc, lorsque madame Barnet eut fini :
– Je ne désire point faire d’acquisition, en ce moment du moins ; mais je suis en relations d’affaires avec plusieurs personnes de Toulouse, avec M. Dilois entre autres.
Madame Barnet fit la grimace.
– M. Dilois aurait-il fait de mauvaises affaires ? reprit Armand.
– Ma foi, monsieur le baron, il en a fait une mauvaise, qui dure encore.
– Laquelle ?
– Il a épousé sa femme.
– Est-ce qu’elle le ruine ?
– Je ne suis pas dans le comptoir de M. Dilois ; je ne veux pas dire de mal de sa maison ; le pauvre homme n’en sait pas plus que moi là-dessus ; sa femme et son premier commis, M. Charles, lui font son compte, et pourvu que le bonhomme ait de quoi aller prendre sa demi-tasse et faire sa partie de dominos chez Herbola, il n’en demande pas davantage.
– Mais madame Dilois doit s’entendre au commerce ?
– Elle s’entend à tout ce qu’elle veut, la fine mouche ; une grisette qui avait fait des enfants avec tout le monde, et qui s’est fait épouser par le premier marchand de laines de Toulouse ; ah ! elle en mènerait trente comme son mari par le nez.
– Y compris M. Charles ?
– M. Charles est un autre finot ; je le connais aussi celui-là ; il a été clerc chez nous ; il nous a quittés pour se faire commis chez M. Dilois. C’était dans le temps que nous voyions ces gens-là ; mais j’ai déclaré à mon mari que, s’il recevait encore cette pécore, je lui fermerais la porte au nez. Ah ! Monsieur, avant ce temps, Charles était un jeune homme charmant, attentif, dévoué, prévenant.
– Mais il est peut-être tout cela pour madame Dilois ?
– Mon Dieu ! monsieur le baron, qu’il soit ce qu’il voudra pour elle ; ce n’est pas mon affaire.
– Je l’ai entrevu, ce me semble : c’est un fort beau garçon.
– C’est-à-dire qu’il a été bien ; mais pas d’âme, monsieur le baron, pas d’âme ! après toutes les bontés que nous avons eues pour lui…
– M. Barnet l’aimait sans doute beaucoup ? reprit Luizzi d’un air candide.
Madame Barnet s’y laissa prendre et répondit étourdiment :
– Mon mari ! il ne pouvait pas le sentir.
Le baron ne crut pas devoir faire remarquer à madame Barnet la confidence qu’elle venait de laisser échapper, attendu qu’ayant encore à l’interroger, il ne voulait point la mettre sur ses gardes. Il reprit donc d’un air assez indifférent.
– Je profiterai de vos bons avis sur la maison de M. Dilois, avec lequel je n’ai d’autre affaire que quelques ventes de laine ; mais j’ai des capitaux à placer sur hypothèques, et je voudrais savoir l’état des biens d’un homme fort considérable.
– Pour cela, monsieur le baron, il n’y a rien de mieux que le bureau de l’enregistrement.
– Sans doute, Madame ; mais je ne puis y aller moi-même, tout se sait à Toulouse, et peut-être M. le marquis du Val m’en voudrait.
– M. le marquis du Val désire emprunter sur hypothèques ? s’écria madame Barnet d’un air de stupéfaction ; ce n’est pas possible ; M. le marquis du Val est notre client, et jamais il ne nous a parlé de cela.
– Ah ! dit Luizzi, M. du Val est votre client ?
– Lui et bien d’autres des meilleures maisons de Toulouse, sans faire tort à la vôtre, monsieur le baron, et ce n’est pas d’hier. Les affaires de la famille du Val sont dans l’étude depuis plus de cinquante ans, et M. Barnet a rédigé le contrat du marquis actuel ; c’est un événement qui m’a tellement frappée, que je m’en souviens comme de ce matin ; il me semble toujours voir la figure de M. Barnet quand il rentra de la signature. Il avait l’air d’un imbécile.
– Qu’était-il donc arrivé ?
– Ah ! monsieur le baron, je ne puis vous le dire, c’est le secret du notaire, c’est sacré. Si je le connais, c’est que M. Barnet était si troublé dans le premier moment, qu’il a parlé sans savoir ce qu’il disait.
– Je suis discret, Madame.
– Il n’y a si bon moyen de se taire que de ne rien savoir.
– Vous avez raison, répondit Luizzi ; je ne vous demande rien, mais je suppose qu’à présent madame du Val est heureuse ?
– Dieu le sait, monsieur le baron, et Dieu doit le savoir, car maintenant elle est toute en lui.
– Elle est dévote ?
– Fanatique, vivant de jeûnes et de pénitences. Ça lui va ; il n’y a donc rien à dire, chacun est le maître de s’arranger comme il veut ; mais je crains bien qu’elle ne périsse à la peine.
Luizzi leva les yeux sur la montre enfermée dans le ventre d’un magot en buis qui figurait une pendule sur la cheminée, et vit qu’il était près de huit heures. Il se leva : le peu qu’il avait entendu sur madame du Val avait excité sa curiosité, et cependant il ne tenta point d’en savoir davantage. L’aspect de Lucy avait réveillé dans le cœur de Luizzi de tendres souvenirs d’enfance, et, sans prévoir ce que pourrait lui en dire madame Barnet, il ne voulut pas en entendre parler par elle. Ce n’est pas toujours ce qu’on dit de certaines personnes qui nous blesse, c’est qu’elles soient un sujet de conversation pour certaines gens. Il est des noms harmonieux au cœur que personne ne prononce à notre guise, et que les voix qui nous déplaisent déchirent rien qu’en les prononçant. Luizzi n’en était pas là pour Lucy ; mais n’eût-elle pas été sa parente, son amie d’enfance, son rêve de jeune homme, sa fierté de gentilhomme aurait été offensée d’un jugement quelconque porté par madame Barnet sur la marquise du Val. Il salua profondément la notairesse, et, tout préoccupé de la dévotion de la marquise et de ce qu’il avait cru remarquer chez elle, il se dirigea vers son hôtel.