I
LE CHÂTEAU DE RONQUEROLLES.Le 1er janvier 182., le baron François-Armand de Luizzi était assis au coin du feu, dans son château de Ronquerolles.
Quoique je n’aie pas vu ce château depuis vingt ans, je me le rappelle parfaitement. Contre l’ordinaire des châteaux féodaux, il était situé au fond d’une vallée ; il consistait alors en quatre tours liées ensemble par quatre corps de bâtiments ; les tours et les bâtiments étaient surmontés de toits aigus en ardoises, chose rare dans les Pyrénées. Ainsi le château vu du haut des collines qui l’entouraient paraissait plutôt une habitation du seizième ou du dix-septième siècle qu’une forteresse de l’an 1327, époque à laquelle il avait été bâti.
Dans mon enfance, j’ai souvent visité l’intérieur de ce château, et je me souviens que j’admirais surtout les larges dalles dont étaient pavés les greniers où nous jouions. Ces dalles, qui faisaient honte aux misérables carreaux de ma maison, avaient défendu les plates-formes de Ronquerolles quand c’était un château fort ; plus tard on les avait recouvertes de toits pointus comme ceux qu’on voit sur la porte de Vincennes, mais sans toucher à la construction primitive.
On sait aujourd’hui que de tous les matériaux durables le fer est celui qui dure le moins. Je me garderai donc bien de dire que Ronquerolles semblait être bâti de fer, tant l’action des siècles l’avait respecté ; mais ce que je puis affirmer, c’est que l’état de conservation de ce vaste bâtiment était très-remarquable. On eût dit que c’était quelque caprice d’un riche amateur du gothique qui avait élevé la veille ces murs dont pas une pierre n’était dégradée, qui avait dessiné ces arabesques fleuries dont pas une ligne n’était rompue, dont aucun détail n’était mutilé. Cependant, de mémoire d’homme, on n’avait vu personne travailler à l’entretien ou à la réparation de ce château.
Il avait pourtant subi plusieurs changements depuis le jour de sa construction, et le plus singulier était celui qu’on remarquait lorsqu’on s’approchait de Ronquerolles du côté du midi. Des six fenêtres qui occupaient la façade de ce côté, aucune ne ressemblait aux autres. La première à gauche, lorsqu’on regardait le château, était une fenêtre en ogive, portant une croix de pierre à arêtes tranchées, qui la partageait en quatre compartiments garnis de vitraux à demeure. Celle qui suivait était pareille à la première, à l’exception des vitraux qu’on avait remplacés par un vitrage blanc à losanges de plomb, porté dans des cadres de fer mobiles. La troisième avait perdu son ogive et sa croix de pierre ; l’ogive semblait avoir été fermée par des briques, et une épaisse menuiserie, où se mouvaient ce que nous avons appelé depuis des croisées à guillotine, tenait la place du vitrage à cadre de fer. La quatrième, ornée de deux croisées, l’une intérieure, l’autre extérieure, toutes deux à espagnolette et à petites vitres, était en outre défendue par un contrevent peint en rouge. La cinquième n’avait qu’une croisée à grands carreaux et une persienne peinte en vert. Enfin la sixième était ornée d’une vaste glace sans tain, derrière laquelle on voyait un store peint des plus vives couleurs ; cette dernière fenêtre était en outre fermée par des contrevents rembourrés. Le mur uni continuait après ces six fenêtres, dont la dernière avait frappé le regard des habitants de Ronquerolles le lendemain de la mort du baron Hugues-François de Luizzi, père du baron Armand-François de Luizzi, et le matin du 1er janvier 182., sans qu’on pût dire qui l’avait percée et disposée comme elle l’était.
Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la tradition rapportait que toutes les autres croisées s’étaient ouvertes de la même façon et dans une circonstance pareille, c’est-à-dire sans qu’on eût vu exécuter les moindres travaux, et toujours le lendemain de la mort de chaque propriétaire successif du château. Un fait certain, c’est que chacune de ces croisées était celle d’une chambre à coucher qui avait été fermée pour ne plus se rouvrir du moment que celui qui eût dû l’occuper toute sa vie avait cessé d’exister.
Probablement, si Ronquerolles avait été constamment habité par ses propriétaires, cet étrange mystère eût grandement agité la population ; mais, depuis plus de deux siècles, chaque nouvel héritier des Luizzi n’avait paru que durant vingt-quatre heures dans ce château et l’avait quitté pour n’y plus revenir. Il en avait été ainsi pour le baron Hugues-François de Luizzi, et son fils François-Armand de Luizzi, arrivé le 1er janvier 182., avait annoncé son départ pour le lendemain.
Le concierge n’avait appris l’arrivée de son maître qu’en le voyant entrer dans le château ; et l’étonnement de ce brave homme s’était changé en terreur lorsque, voulant faire préparer un appartement au nouveau venu, il vit celui-ci se diriger vers le corridor où étaient situées les chambres mystérieuses dont nous avons parlé, puis ouvrir avec une clef qu’il tira de sa poche une porte que le concierge ne connaissait pas encore et qui s’était ouverte sur le corridor intérieur comme la croisée s’était ouverte sur la façade. On remarquait pour les portes la même variété que pour les croisées. Chacune était d’un style différent, et la dernière était en bois de palissandre incrusté de cuivre. Le mur continuait après les portes dans le corridor, comme il continuait à l’extérieur après les croisées sur la façade. Entre ces deux murs nus et impénétrables, il se trouvait probablement d’autres chambres ; mais, destinées sans doute aux héritiers futurs des Luizzi, elles demeuraient, comme l’avenir auquel elles appartenaient, inaccessibles et fermées. Celles que nous pourrions appeler les chambres du passé étaient closes aussi et inconnues, mais elles avaient gardé les ouvertures par lesquelles on y pouvait pénétrer. La nouvelle chambre, la chambre du présent, si l’on veut, était seule ouverte ; et, durant la journée du 1er janvier, tous ceux qui le voulurent y pénétrèrent librement.
Ce corridor, qui nous paraît un peu fantastique, ne parut qu’humide et froid à Armand de Luizzi, et il ordonna qu’on allumât un grand feu dans la cheminée en marbre blanc de sa nouvelle chambre. Il y resta toute la journée pour régler les comptes de la propriété de Ronquerolles. En ce qui concernait le château, ils ne furent pas longs : Ronquerolles ne rapportait rien et ne coûtait rien. Mais Armand de Luizzi possédait aux environs quelques fermes dont les baux étaient expirés et qu’il voulait renouveler.
Des gens, autres que les fermiers, qui fussent introduits dans la chambre d’Armand, auraient été fort surpris de sa moderne élégance. Cette chambre était complétement Louis quinze, c’est-à-dire que l’ameublement était à la fois grotesque et incommode. Quelques vieilles maisons des environs ayant gardé des souvenirs originaux de cette époque, il arriva que la nouveauté de l’élégant Luizzi passa pour une vieillerie chez nos bonnes gens de la campagne, et qu’ils mirent toute la rocaille et tout le rococo de la chambre neuve bien au-dessous de la commode et du secrétaire d’acajou de la femme du notaire.
Du reste, la journée entière se passa à discuter et à arrêter les bases des nouveaux contrats, et ce ne fut que le soir venu qu’Armand de Luizzi se trouva seul.
Comme nous l’avons dit, il était assis au coin de son feu ; une table sur laquelle brûlait une bougie était près de lui. Pendant qu’il restait plongé dans ses réflexions, la pendule sonna successivement minuit, minuit et demi, une heure, une heure et demie. Au coup qui annonça cette dernière heure, il se leva et se promena avec agitation. Armand était un homme d’une taille élevée ; l’allure naturelle de son corps dénotait la force, et l’expression habituelle de ses traits annonçait la résolution. Cependant il tremblait, et son agitation augmentait à mesure que l’aiguille approchait de deux heures. Quelquefois il s’arrêtait comme pour surprendre un bruit extérieur, mais rien ne troublait le silence solennel dont il était entouré. Enfin il entendit ce petit choc produit par l’échappement de la pendule au moment où l’heure va sonner. Une pâleur subite et profonde se répandit sur le visage de Luizzi ; il demeura immobile, et ferma les yeux comme un homme qui va se trouver mal. Le premier coup de deux heures résonna alors dans le silence. Ce bruit sembla tirer Armand de son affaissement ; et, avant que le second coup fût sonné, il avait saisi une petite clochette d’argent posée sur sa table et l’avait violemment agitée en prononçant ce seul mot : VIENS !
Tout le monde peut avoir une clochette d’argent, tout le monde peut l’agiter à deux heures précises du matin en prononçant ce mot : VIENS ! mais vraisemblablement il n’arrivera à personne ce qui arriva à Armand de Luizzi. La clochette qu’il avait secouée vivement ne rendit qu’un son faible et ne frappa qu’un coup unique qui vibra tristement et sans éclat.
Lorsqu’il prononça le mot : Viens ! Armand y mit tout l’effort d’un homme qui crie pour être entendu de loin, et cependant sa voix, chassée avec vigueur de sa poitrine, ne put arriver à ce ton résolu et impératif qu’il avait voulu lui donner ; il semblait que ce fût une timide supplication qui s’échappât de sa bouche, et lui-même s’étonnait de cet étrange résultat, lorsqu’il aperçut, à la place qu’il venait de quitter, un être qui pouvait être un homme, car il en avait l’air assuré ; qui pouvait être une femme, car il en avait le visage et les membres délicats ; et qui assurément était le Diable, car il n’était pas entré, il avait simplement paru. Son costume consistait en une robe de chambre à manches plates, qui ne disait rien du sexe de l’individu qui le portait.
Armand de Luizzi observa en silence ce singulier personnage, tandis que celui-ci se casait commodément dans le fauteuil à la Voltaire qui était près du feu. Le nouveau venu se pencha négligemment en arrière et dirigea vers le foyer l’index et le pouce de sa main blanche et effilée ; ces deux doigts s’allongèrent indéfiniment comme une paire de pincettes et prirent un charbon. Le Diable, car c’était le Diable en personne, y alluma un cigare qu’il trouva sur la table. À peine en eut-il aspiré une bouffée, qu’il le rejeta avec dégoût et dit à Armand de Luizzi :
– Est-ce que vous n’avez pas de tabac de contrebande ?…
Armand ne répondit pas.
– En ce cas, acceptez le mien.
Et il tira de la poche de sa robe de chambre un petit porte-cigares d’un goût exquis. Il prit deux cigarettes, en alluma une au charbon qu’il tenait toujours, et le présenta à Luizzi. Celui-ci le repoussa du geste, et le Diable lui dit d’un ton fort naturel :
– Ah ! vous êtes bégueule, mon cher ; tant pis !
Puis il se mit à fumer, sans cracher, le corps penché en arrière et en sifflotant de temps en temps un air de contre-danse, qu’il accompagnait d’un petit mouvement de tête tout à fait impertinent.
Luizzi demeurait toujours immobile devant ce Diable étrange. Enfin il rompit le silence, et, s’armant de cette voix vibrante et saccadée qui constitue la mélopée du drame moderne, il dit :
– Fils de l’enfer, je t’ai appelé…
– D’abord, mon cher, dit le Diable en l’interrompant, je ne sais pas pourquoi vous me tutoyez : c’est de fort mauvais goût. C’est une habitude qu’ont prise entre eux ce que vous appelez les artistes : faux semblant d’amitié qui ne les empêche pas de s’envier, de se haïr, de se mépriser ! c’est une forme de langage que vos romanciers et vos dramaturges ont affectée à l’expression des passions poussées à leur plus haut degré, et dont les gens bien nés ne se servent jamais. Vous qui n’êtes ni homme de lettres ni artiste, je vous serai fort obligé de me parler comme au premier venu, ce qui sera beaucoup plus convenable. Je vous ferai observer aussi qu’en m’appelant fils de l’enfer, vous dites une de ces bêtises qui ont cours dans toutes les langues connues. Je ne suis pas plus le fils de l’enfer que vous n’êtes le fils de votre chambre parce que vous l’habitez.
– Tu es pourtant celui que j’ai appelé, répondit Armand en affectant une grande puissance dramatique.
Le Diable regarda Armand de travers et répliqua avec une supériorité marquée :
– Vous êtes un faquin. Est-ce que vous croyez parler à votre groom ?
– Je parle à celui qui est mon esclave, s’écria Luizzi en posant la main sur la clochette qui était devant lui.
– Comme il vous plaira, monsieur le baron, reprit le Diable. Mais, par ma foi ! vous êtes bien un véritable jeune homme de notre époque, ridicule et butor. Puisque vous êtes si sûr de vous faire obéir, vous pourriez bien me parler avec politesse, cela vous coûterait peu. D’ailleurs, ces manières-là sont bonnes pour les manants parvenus, qui, parce qu’ils se vautrent dans le fond de leur calèche, s’imaginent qu’ils ont l’air d’y être habitués. Vous êtes de vieille famille, vous portez un assez beau nom, vous avez très-bon air, et vous pourriez vous passer de ridicules pour vous faire remarquer.
– Le Diable fait de la morale ! c’est étrange, et…
– Ne faites pas, vous, de la discussion comme un ministre ; ne me prêtez pas des mots stupides pour vous donner le mérite de les réfuter victorieusement. Je ne fais pas de morale en paroles, c’est un délassement que j’abandonne aux fripons et aux femmes entretenues ; je hais les ridicules. Si le ciel m’avait fait la grâce de m’accorder des enfants, je leur aurais donné deux vices plutôt qu’un ridicule.