« Félix s’arrêta, et nous jeta un sourire de pitié et de mépris.
« – Monsieur Léon, dit-il, voulez-vous me suivre ? j’ai quelques ordres à vous donner.
« L’idée soudaine me prit de savoir ce qui allait se dire, et je répondis aussitôt :
« – Je vous laisse ensemble.
« Je feignis de me retirer rapidement, comme si je fuyais ; mais, grâce à l’épaisseur de nos charmilles d’if, je pus me rapprocher de l’endroit où Léon et Félix étaient restés. Le capitaine ne prit pas la parole sur-le-champ : il voulait sans doute me laisser le temps de m’éloigner. Ce fut Léon qui parla le premier ; sa voix me fil un effet étrange, ce n’était pas la voix dont il me parlait. Autant celle que j’aimais avait de douceur et de soumission, autant celle que j’entendais en ce moment avait de fierté et d’assurance.
« – Quels ordres le capitaine Félix a-t-il à me donner ?
« – Un seul, Monsieur, répondit celui-ci avec un calme qui m’étonna, c’est celui de vous tenir prêt à partir demain.
« – Je ne suis pas entré dans la fonderie de M. Buré pour faire les affaires extérieures.
« – Aussi n’est-ce pas pour ses affaires que vous partirez, ce sera pour les vôtres. Vous êtes assez instruit, monsieur Lannois, et je pense qu’il est temps de vous renvoyer à monsieur votre père.
« Cette nouvelle me foudroya. Je fus obligée de m’appuyer à la charmille ; j’étais près de m’évanouir, quand la voix de Léon me rassura en m’épouvantant.
« – C’est-à-dire que vous me chassez, Monsieur ?
« – Je ne me suis pas servi de cette expression, reprit le capitaine d’un ton parfaitement calme.
« – Soit, Monsieur, répondit Léon d’un ton légèrement railleur ; je n’ai pas le droit de vous faire plus grossier que vous ne l’êtes.
« – Vos injures sont inutiles, mon petit Monsieur, repartit Félix d’un ton méprisant.
« – Et vos ordres sont également inutiles, mon terrible capitaine, répéta Léon en ricanant.
« – Il faudra pourtant obéir.
« – Quand celui qui est le maître ici me les aura signifiés.
« – Le maître ici, c’est moi !
« – Pas encore, pas encore ! s’il vous plaît ! le maître, c’est M. Buré. Je sais bien que vous avez la promesse d’être associé à la maison quand vous aurez touché la dot d’Henriette. C’est si commode de faire sa fortune en épousant une jeune fille riche ! Mais le mariage n’est pas encore fait. Jusque-là vous êtes commis, commis comme moi, monsieur le capitaine, et, s’il vous plaît de donner des ordres, il ne me plaît pas à moi de les recevoir.
« Je m’attendais à une explosion de colère de la part de Félix. Je reconnus, au son de sa voix, qu’il y avait chez lui un parti pris de se modérer.
« – Tous vos vœux seront satisfaits, Monsieur, et je vais prier M. Buré de vous répéter ce que je viens de vous dire.
« – C’est-à-dire, s’écria Léon hors de lui, que vous allez me dénoncer !
« – Vous dénoncer ! monsieur Léon, et pourquoi ? Je vous crois un fort honnête homme, vous ne manquez ni d’assiduité ni d’intelligence ; mais, que voulez-vous, c’est peut-être un caprice, mais votre figure ne me revient pas, elle m’agace les nerfs.
« – Savez-vous, capitaine, que je peux prendre ceci pour une insolence ?
« – Et à quoi cela vous mènera-t-il ?
« – À vous en demander raison.
« – Je ne pourrai vous la rendre, mon bon ami. Quand votre père vous a envoyé chez d’honnêtes négociants, nous vous avons reçu en bon état de santé ; nous vous retournerons de même, comme d’honnêtes négociants que nous sommes. Puis, quand monsieur votre père nous aura avisés que vous êtes arrivé sans avaries, s’il vous convient de venir vous promener par ici, alors je vous rendrai toutes les raisons qu’il vous plaira de me demander.
« – J’y compte, répondit Léon avec un dédain qui, au milieu de mon désespoir, me fit plaisir, car il devait humilier Félix ; j’y compte, mon bon ami, comme vous dites ; mais en attendant, je vous avise, mon très-bon ami, que vous êtes un sot.
« Toute la résolution du capitaine céda à cette injure.
« – Misérable ! s’écria-t-il.
« – Eh ! venez donc, capitaine, venez donc ! il y a des épées chez moi.
« – Non, reprit Félix, qui se remit aussitôt, non, il faut d’abord vous chasser.
« Et craignant sans doute de céder à sa colère, il s’éloigna rapidement. Je voulus faire quelques pas pour aller vers Léon ; la force qui m’avait soutenue me manqua tout à coup, et je tombai évanouie. Quand je revins à moi, j’étais dans le salon de notre maison, entourée de toute ma famille. Les regards qu’on jetait sur moi étaient tous empreints d’une farouche sévérité. Mon frère seul me regardait avec quelque bonté. Je n’étais pas remise encore dans ma raison, que mon frère me dit presque avec douceur :
« – Henriette, es-tu coupable ?
« Ah ! malheur, malheur et malédiction sur ceux qui parlent aux cœurs innocents un langage qui suppose le crime ou le vice ! Ces mots : Es-tu coupable ? avaient sans doute pour ma famille un autre sens que pour moi, car la réponse que je leur fis eut aussi une signification que je n’ai comprise que plus tard. Pauvre enfant qui aimais, mais qui aimais encore comme un enfant ! je ne pensais qu’à celui qu’on allait chasser, et je répondis à cette terrible question : Es-tu coupable ? par ces mots :
« – Grâce, grâce pour Léon !
« – Malheureuse ! s’écria mon père en se levant.
« – Oh ! Henriette ! me dit Hortense tout bas.
« Mon père, que ma mère avait peine à contenir, poussait de sourdes malédictions. Je restai stupéfaite. J’avais la conscience de ma faute, car j’avais désobéi au vœu de ma famille ; mais j’avais aussi celle de mon innocence. Sans savoir ce qu’étaient les crimes de l’amour, je comprenais bien que je n’avais pas oublié tous mes devoirs. Je me levai donc aussi à mon tour, et, m’adressant avec force à mon père, je répondis :
« – Vous m’avez demandé si j’étais coupable ; coupable de quel crime ? coupable d’aimer M. Lannois, c’est vrai ; coupable de le lui avoir dit, c’est vrai ; coupable d’avouer qu’il m’aime, c’est vrai. S’il y a des crimes au delà de ceux-ci, je les ignore.
« Aussitôt je sortis du salon, mécontente envers tous de ce que je n’avais trouvé que des visages sévères et accusateurs lorsque le bonheur de ma vie venait d’être brisé, désespérée en moi seule de la profondeur de peine où je me sentais tomber, comprenant par la douleur cet amour que j’avais compris par la joie : amour immense, amour qui était le centre de ma vie, ou qui la tuera ou me rendra folle si on l’en arrache ! Cependant la colère se mêlait à mon désespoir. N’avoir pas trouvé un mot de pitié dans tout ce monde qui m’entourait et qui était heureux, cela m’irritait. J’accusais autant que j’étais accusée, lorsqu’un incident inouï vint pousser ce sentiment au dernier degré de violence. J’ouvre la porte de ma chambre, et je vois Félix devant mon secrétaire ouvert, Félix fouillant les tiroirs, examinant mes papiers.
« Je poussai un cri d’horreur et de mépris.
« – Qu’y a-t-il ? s’écria mon frère, qui m’avait suivie avec sa femme.
« – Un laquais qui force les meubles, m’écriai-je dans la fureur de mon indignation.
« – Henriette ! s’écria Félix, à qui la violence de mon injure ne laissa pas le temps de rougir de son infâme action.
« – Sortez, lui dis-je, sortez de chez moi ; je vous chasse de cette chambre.
« À ma voix, à mon aspect, mon frère et sa femme restèrent immobiles sur le seuil de ma porte. Leur rougeur attesta à Félix qu’ils étaient honteux pour lui de ce qu’il venait de faire. Et puis la colère avait dû me prêter un accent bien souverain, car le capitaine sortit sans prononcer une parole, la pâleur sur le front, la rage dans les yeux. Le regard que nous échangeâmes alors portait notre destinée à tous deux : ma haine et mon mépris éternels pour lui ; sa vengeance et sa haine éternelles pour Léon et pour moi. À peine Félix fut-il sorti, que je fermai ma porte, et que je pus l’entendre dire à mon frère :
« – Je n’ai pas trouvé une preuve.
« Une preuve ! Une preuve de quoi ? de mon amour ? il n’en était pas besoin ! je l’avouais, je le proclamais. C’était donc des preuves de mon déshonneur ? De mon déshonneur ? Oh ! vous qui lisez ce misérable récit, n’oubliez pas sur quel livre il est écrit ; comprenez par quel effroyable calcul il a été laissé, après beaucoup d’autres, à côté de ma solitude. D’abord ç’a été des pages moins horribles, d’abord un livre qui s’appelait Faublas, puis d’autres, beaucoup d’autres, corrupteurs assis au chevet de mon cercueil pour y infecter mon âme, et dont quelques pages ont sali mes regards jusqu’au moment où j’ai entrevu ce qu’ils voulaient dire. Aujourd’hui, je sais quelles preuves Félix cherchait, je sais ce que voulait dire ce mot déshonneur ! Mais alors, Dieu le sait, la virginité de ma pensée était aussi pure que celle de mon corps, et cet amour, dont ils me faisaient une honte, était un ange du ciel aux ailes blanches, qui n’avait pas encore touché la terre.
« Cependant, tout me disait que l’accusation de ma famille ne s’arrêterait pas où s’était arrêtée ma faute, et dans l’irritation où la sévérité des uns et l’audace insultante de l’autre m’avaient plongée, je cherchais cette faute ; je regrettais de ne pas l’avoir commise ; j’enviais aux miens, et à Félix surtout, la consolation qu’ils éprouveraient à me savoir innocente ; je leur donnerais donc une joie pour une pudeur qu’ils ne m’avaient pas même supposée ! Cet état de colère et de fièvre était trop v*****t, il se calma bientôt, et la douleur vint me soulager. Je perdais Léon ; je le perdais soudainement, sans lui dire adieu, sans lui rien jurer, sans que nous nous fussions dit : Souffrons et espérons. C’était affreux ! Plusieurs fois je voulus descendre pour voir mon père, mon frère, Hortense, pour leur dire que j’étais innocente, pour leur demander de ne pas laisser partir Léon ou de me permettre de le voir : j’étais folle de douleur comme je l’avais été de colère. D’autres fois aussi je voulais sortir et aller au hasard dans la maison, dans le parc, pour le rencontrer, pour le voir de loin. Je ne l’eusse pas fait assurément : arrêtée à la première marche de l’escalier qu’il me fallait descendre, j’aurais reculé, je le sens, je le jure. Mais dans un moment où cette idée s’était tout à fait emparée de moi, je voulus sortir, ma porte était fermée ! fermée en dehors par eux !
« Oh ! que Dieu leur pardonne mon crime ! mais ils m’y ont poussée de tout leur pouvoir. Quoi ! pour une douleur innocente, je n’avais pas trouvé une consolation ; pour une douleur qui pouvait devenir coupable, pas un conseil, pas un appel à ma tendresse pour eux, pas une prière de ne pas les affliger, pas même un ordre de respecter leur nom ! Un verrou ! un verrou ! comme sur un coupable endurci ! une prison comme sur une fille condamnée ! Oh ! oui, mon Dieu, ils méritaient mon crime, et, du fond de mon châtiment, je ne puis encore en avoir le repentir ; ils me perdirent ! Prisonnière du côté de ma porte, j’ouvris ma fenêtre. Ils n’avaient pas encore emprisonné mes regards, et, malgré eux, je vis Léon, mais Léon qui partait, Léon à cheval qui passait au bout du chemin qui s’étendait devant moi. Ainsi, l’exil pour lui, la prison pour moi : tout cela en une heure ! Les bourreaux vont moins vite.
« Je ne sais ce qui l’eût emporté alors, de mon désespoir ou de mon indignation, mais tous deux auraient eu le même résultat ; je me serais jetée par cette fenêtre, si un signe de Léon ne m’eût dit : Espère ! J’espérai, et je le regardai résolument s’éloigner, bien décidée à lutter contre tous et à défendre mon bonheur par tous les moyens. À peine avais-je perdu de vue celui qui s’éloignait ainsi, que j’entendis ouvrir les verrous qui me tenaient enfermée ; on me rendait la liberté parce qu’on avait cru qu’elle était protégée maintenant par l’absence de celui que j’aimais. Je refusai leur liberté. Oh ! la mienne ne m’eût conduite qu’à de vaines espérances ; je n’eusse pas revu Léon si on eût laissé mes pas libres d’aller le trouver. Ils n’avaient pas compris cela, ils ne comprirent pas non plus pourquoi je m’obstinai à ne pas descendre ; et sûrs qu’ils étaient de mon innocence, car j’ai su depuis que les nobles protestations de Léon les avaient éclairés, sûrs de mon innocence, ils ne revinrent pas à moi me consoler de leurs soupçons ; ils me laissèrent sous la flétrissure d’une accusation d’infamie, parce que Félix leur disait qu’il ne fallait pas céder à une passion de jeune fille, à une colère d’enfant. Je restai donc avec cette pensée qu’ils me croyaient coupable ; rassurés sur mon honneur, ils dédaignèrent de me rassurer sur leur pardon. Peut-être j’aurais dû aller l’implorer ; mais demander pardon, c’était une justice pour Félix, et je ne le pouvais pas. Oh ! j’ai bien accompli dans toute leur force les deux grandes passions du cœur des femmes, l’amour et l’aversion. J’aimais Léon jusqu’à mourir pour lui, et je serais morte pour ne pas donner une joie à mon bourreau.
« Bientôt cependant vint l’heure des repas. On pouvait me faire appeler, on me tint en pénitence. J’étais si jeune ! Ils oubliaient que j’aimais et que l’amour est la suprême croissance du cœur. Je ris de leur châtiment. Personne ne veut donc se souvenir ? et Hortense, qui à seize ans avait épousé mon frère, ne voulait donc pas se rappeler qu’elle était femme et mère à un âge où elle me laissait traiter comme un enfant capricieux ? On vint cependant chez moi, une servante se présenta pour me servir ; j’allais la renvoyer, lorsqu’elle me glissa furtivement un papier dans la main. Quelques mots étaient tracés au crayon : « Je pars, mais je reviendrai ce soir. Il faut que je vous parle, il faut que nous soyons sauvés. À dix heures, je serai à la petite porte du parc ; y serez-vous ? j’attends. » Par un hasard étrange, jamais je n’avais vu l’écriture de Léon. Cette lettre n’était pas signée ; cependant je ne doutai pas un moment qu’elle ne fût de lui, et je répondis au bas de ce billet : « Oui ; » et je le remis à la servante.