« – Vous êtes venu trop tard, lui dit celui-ci.
« – Je n’aurai donc rien ? dit Léon.
« Je ne répondis pas, mais je laissai tomber la rose que je tenais à la main. Il la ramassa et la serra sur son cœur. J’attendais depuis longtemps ce moment de le payer de ses soins, car je ne puis dire par quel charme inouï il devinait mes pensées et semblait les accomplir avant que je les eusse exprimées. Je vis du bonheur dans ses yeux et je fus heureuse. Depuis ce temps je ne lui donnai plus mes roses, je les laissai tomber ; puis il avait son rosier, un rosier où je ne cueillais de fleurs que pour lui. Dire comment sans nous parler nous nous comprenions, expliquer par quelle intelligence commune nous causions avec la parole des autres, comment un regard furtif donnait à un mot indifférent, prononcé par un indifférent, un sens qui n’était qu’à nous deux, ce serait vouloir écrire l’histoire de notre vie, heure à heure, minute à minute. Cependant tout cela était innocent ; ces gages si éphémères qu’il conservait avec tant de soin, je les eusse donnés à un ami, et aucune parole n’avait dit encore à Léon que je les lui donnais à un autre titre. Un jour vint cependant où je reçus et rendis un gage qui délia, pour ainsi dire, le silence de nos cœurs. Qu’on me pardonne ces détails des seuls jours où j’ai senti la vie dans toute sa puissance, qu’on ne rie pas de ces frêles bonheurs qui seuls encore m’aident à supporter le lourd malheur qui m’a frappée : ce sont les seuls moments du passé où je puisse endormir ma peine par le souvenir, et celui-ci me fut bien doux, non pas pour le bonheur qu’il m’apporta, mais pour le bonheur que je pus rendre. Car, j’avais raison de le penser, aimer c’est rendre heureux. C’était la veille du jour de ma naissance. Mon père, ma mère, mes frères, jusqu’à mes nièces me lutinaient en me menaçant de leurs cadeaux pour le lendemain.
« – Tu ne t’attends pas à ce que je te donnerai, disait l’un.
« – Tu verras si je connais ton goût, disait l’autre.
« Chacun se promettait de me faire un grand plaisir, Léon seul n’osait rien me dire. Il ne se vantait pas, il me regardait. Oh ! que c’est affreux de ne plus voir, de ne plus aimer ! Ô mon Dieu ! quand ouvrirez-vous ou fermerez-vous tout à fait ma tombe ?
« Léon me regardait. Mon Dieu, quel charme avez-vous donc mis dans les yeux de celui qu’on aime ? quelle lumière si céleste, quel rayon si éthéré en jaillit donc, qu’il pénètre dans l’âme comme un air qui fait vivre et qui parfume la vie ? Léon me regardait, et je sentais mon cœur se fondre en joie sous son regard. J’étais sûre qu’il avait pensé à moi. Le lendemain venu, après que tout le monde fut levé et fut venu m’apporter, ceux-ci des fleurs, ceux-là des bijoux, je descendis dans le jardin. Léon s’y trouvait. J’étais résolue à recevoir ce que son regard m’avait promis. Je m’approchai de lui : il était tremblant, il allait parler, lorsque Félix s’approcha et m’offrit une charmante parure. Léon se retira, mon regard le rappela. Je vis qu’il prenait une résolution, j’attendis.
« – Pardon, me dit-il, j’avais oublié… Ce matin, en courant dans le parc, j’ai trouvé ce mouchoir ; il est marqué à votre lettre, je crois qu’il vous appartient, je viens vous le rendre.
« Je fus blessée d’abord : il avait trouvé un de mes mouchoirs et il ne le gardait pas ! Je le pris sans le regarder et le remerciai sèchement ; il s’éloigna tout confus. En ce moment Hortense vint près de nous, et, m’arrachant vivement ce mouchoir, elle me dit :
« – Voyez la petite sournoise ! elle a fait son beau mouchoir avant moi, elle y a travaillé la nuit afin de l’avoir pour sa fête : ce n’est pas loyal. Mais comme il est joli ! je n’aurais pas cru qu’il vint si bien, car tu étais bien distraite en y travaillant.
« Je n’avais pas compris d’abord ; mais, en regardant ce mouchoir, je vis qu’il était absolument pareil à celui que je brodais et qui n’était pas fini. C’était donc le présent de Léon, un présent que je pouvais garder sans le cacher, un mouchoir qui m’appartiendrait mieux que le mien ; car seule je saurais d’où il me venait. J’acceptai l’explication donnée par Hortense, et aussitôt je remontai chez moi ; je cherchai celui qui n’était pas achevé, je pris une bougie, je le brûlai. Pouvais-je désirer avoir de moi rien qui pût rivaliser avec ce que m’avait donné Léon ? Quand je descendis pour déjeuner, il était rêveur, il était triste, il me regarda. Je tenais son mouchoir, je le passai sur mon front ; tout son visage s’illumina de joie. J’avais souvent entendu dire qu’il faut redouter les paroles de l’amour. Ce sont ses regards et ses douces extases qu’il faut craindre. Que m’eût dit Léon qui valût ce bonheur que je venais de lui donner ? Il me revint au cœur, et je ne parlai pas pour qu’il ne m’en échappât rien. Puis nous allâmes faire notre promenade. Pour la première fois, Félix nous accompagnait. Je fis ma distribution de roses, et Léon eut une des dernières qui restassent sur son rosier. Ce jour-là je la lui donnai en lui disant : Merci. Il la reçut avec transport. À ce moment Félix s’approcha.
« – Et moi, me dit-il, n’aurai-je rien ?
« – Si fait, lui répondis-je, et j’allai cueillir une autre fleur.
« – Serai-je moins bien partagé que Léon, et n’aurai-je pas comme lui une de ces belles roses mousseuses qui sont là ?
« – Il en reste si peu !
« – C’est pour moi que vous vous en apercevez ?
« J’avais trop de bonheur dans l’âme pour vouloir le compromettre. Je pris la plus belle rose et la donnai à Félix, qui me remercia. Je voulus regarder Léon pour me faire pardonner ; mais il jeta loin de lui la rose que je lui avais offerte, et demeura à sa place immobile et désespéré. Je compris sa colère, car je venais de flétrir notre secret. Félix causait avec moi, je lui répondais à peine. On l’appela et il s’éloigna de quelques pas. J’oubliai toute prudence, je m’approchai de Léon.
« – Vous avez jeté votre rose ?
« – Ce n’est plus la mienne, c’est celle de tout le monde.
« – C’est mal ce que vous dites là ?
« – C’est mal ce que vous avez fait !
« – Vous qui rendez si bien ce que vous ne trouvez pas, que diriez-vous si j’avais refusé ce qui n’était pas à moi ?
« – Oh ! ne me le rendez pas, reprit-il avec effroi. Il se tut, puis il ajouta tout bas en me regardant : Mais laissez-moi regretter de n’avoir pas gardé ce que j’avais véritablement trouvé.
« Je suivis ses yeux ; ils s’arrêtèrent sur ce bracelet de cheveux qu’il m’avait si timidement rendu. Par un mouvement plus rapide que ma pensée, je le détachai de mon bras, et lui dis :
« – Tenez.
« Il jeta un cri. Je m’enfuis aussitôt. Je craignis de voir son bonheur. Hélas ! on prétend que c’est la douleur de ceux qu’elles aiment qui égare les femmes ; ce ne fut pas ainsi pour moi. Toutes les fois que je souriais à Léon, que je le regardais, que je lui parlais, il y avait en lui tant d’ivresse, tant de bonheur, que je ne puis dire quel attrait je trouvais à semer une si puissante félicité près de moi. Oh ! je l’aimais bien, je l’aimais pour qu’il fût heureux. C’est pour qu’il fût heureux que j’ai été coupable ; c’est parce que je crois en son bonheur s’il me revoyait que je souffre, et c’est pour cela aussi que je souffre avec courage.
« Les jours qui suivirent celui-là furent les jours vraiment heureux de ma vie. Je sentis, dans toute sa plénitude enivrante, le bonheur d’aimer et d’être aimée. Pourtant je ne me dissimulais point qu’il y avait entre Léon et moi un obstacle qui serait invincible. Je le voyais, je le regardais en face ; mais il ne m’inspirait pas de terreur. Je n’avais aucun moyen de changer le sort qui m’attendait, mais je n’en cherchais pas ; j’aimais, j’étais aimée ! ce sentiment tenait tout mon cœur. Cette ivresse était si complète que je n’avais plus besoin de souvenirs ni d’espérances. Le présent était toute ma vie. Ce que j’avais été, ce que je deviendrais ne pouvait parvenir à m’occuper : j’aimais, j’aimais.
« Mon Dieu ! mon Dieu ! maintenant que la réflexion, la solitude, le désespoir m’ont éclairée sur tant de choses qui se disaient autour de moi, il me semble que ceux qui parlaient d’amour n’avaient jamais aimé, ou bien j’aimais comme les autres n’avaient aimé jamais. Mon Léon était mon âme, ma pensée, ma vie. Je n’étais pas comme ceux qui font des projets d’avenir pour être heureux ensemble ! c’eût été penser hors de ce que j’éprouvais, et je ne le pouvais faire. Je me sentais le cœur suspendu dans un bien-être au-dessus de tous les calculs et de toutes les prévoyances ; les forces de ma vie et de ma pensée suffisaient à peine à cet enivrement. Ô mon Léon ! je l’ai aimé, aimé comme tu ne peux le croire, car, maintenant en te donnant ma vie, maintenant en acceptant la torture de mort où je vis pour ne pas renier ton amour, je ne t’aime plus comme alors ; je pense à ma vie perdue, à mon honneur flétri ; je sais ce que je fais, j’ai une volonté. Alors je n’en avais pas ; j’aimais, c’était tout : devoir, honneur, vertu, c’était aimer. Pauvre Léon, que je t’aimais !
« Ce qui se passa entre moi et Léon durant un mois que je fus ainsi, je ne le pourrais dire. Tout me plaisait et m’enivrait. S’il était près de moi, j’étais heureuse ; s’il était loin de moi, j’étais heureuse ; je ne redoutais ni son absence ni sa présence. Quand il me parlait, sa voix vibrait en moi et y éveillait un écho si puissant qu’il murmurait sans cesse, et que je l’écoutais encore quand il ne me parlait plus. Ai-je vécu de la vie des autres durant ce temps ? étais-je de ce monde ? n’ai-je pas été ravie au ciel, dans une atmosphère inconnue ? n’est-ce pas un rêve où veillait l’amour seul, tandis que la prudence et le devoir dormaient dans mon cœur ? Oui, ce fut un rêve, un délire, une ivresse sans nom ; car, lorsque le malheur vint m’en arracher, je n’aurais pu dire ce qui s’était passé, je n’aurais pu préciser une seule circonstance de ces jours si pleins, j’en éprouvais seulement un ressentiment qui avait sa joie douloureuse. Mon cœur était rompu de la céleste étreinte qui l’avait tenu si longtemps. Il me semblait, lorsque je revins à la vie ordinaire, que, si cet état eût duré longtemps, ma force s’y serait doucement fondue comme une cire blanche dans un doux foyer, et que mon âme s’y serait évaporée comme un éther subtil au soleil. C’était ainsi qu’il fallait me faire mourir, mon Dieu ! et non comme je meurs à présent. Je serais retournée à vous sans avoir péché, et vous m’eussiez accueillie, car vous êtes le Dieu de l’innocence. Et pourtant j’espère fermement que vous ne me repousserez pas, Seigneur ! Seigneur ! car vous êtes aussi le Dieu de la douleur.
« J’hésite, j’hésite à commencer le récit de ce qui va suivre ; car maintenant tout y est terreur, désespoir et crime. Oh ! Félix était bien ce que j’ai dit : le tigre qui aime sa proie pour la dévorer, le tigre qui s’accroupit sous les fleurs étincelantes du cactus, où sa robe rayée se mêle, et se perd dans les bosquets de ses épais buissons ; c’était bien le tigre qui veille longtemps et silencieux, pour bondir soudainement sur sa proie et ne lui apparaître qu’avec la mort.
« Un matin, l’hiver était venu, je descendis dans le parc, j’allai me promener dans une allée qu’on découvrait de la fenêtre près de laquelle travaillait Léon. Je ne pouvais guère le voir, mais je savais qu’il me voyait, et je lui apportais ma présence. Le soir, à la veillée, il trouvait mille moyens de me dire entre nous tout ce que j’avais fait, mes moindres gestes, combien de fois j’étais passée : nous avions des signes convenus pour tout cela ; nous étions heureux de ces entretiens. Le matin dont je parle, Léon m’arrêta au détour d’un massif.
« – N’allez pas plus loin, me dit-il, le capitaine a fait enlever mon bureau de la fenêtre où il était, il se doute de notre amour. Je l’ai vu se diriger vers notre allée. Il va sans doute vous y espionner. Je me suis échappé pour vous prévenir.
« À ces mots j’aperçus Félix qui venait vers nous.
« – Fuyez ! dis-je à Léon.
« – Non, me dit-il, ce serait lui montrer que nous avons quelque chose à cacher. Calmez-vous, et répondez-moi comme je vous parlerai.
« Le capitaine nous avait vus. Cependant il ne hâta pas sa marche. Cette lenteur m’épouvanta : elle m’apprit qu’il était sûr de ce qu’il soupçonnait et de ce qu’il voulait faire. Du bout de la longue allée où il venait d’entrer jusqu’à nous, je crus sentir ses regards durs et glacés sur mon cœur. Lorsqu’il fut à quelques pas de Léon, celui-ci me dit avec calme :
« – Je m’occuperai, Mademoiselle, de copier cette musique nouvelle.
« – Je vous serai obligée, lui dis-je.