« Félix avait interrogé ce pauvre homme, et ce pauvre homme lui avait dit qu’il n’avait rien à répondre à ses questions : non-seulement il n’avait rendu aucun service à Léon, mais lorsque celui-ci lui avait donné de l’argent, il l’avait vu pour la première fois. On attribua la réponse de Léon à une mutinerie d’enfant. Moi seule je savais le service que lui avait rendu Jean-Pierre : n’allais-je pas chez ce pauvre malade lorsque Léon me rencontra ?
« Cependant un jour devait venir qui m’arracherait à cette rude tâche de froideur que je m’étais imposée. On ne parlait plus de renvoyer Léon ; il était si laborieux, si doux, si soumis ! Ce nuage de soupçon qui avait existé sur lui et sur moi s’était dissipé ; moi-même je reprenais quelque sécurité, lorsqu’un événement imprévu me montra que je n’avais gagné de repos que hors de moi.
« Parmi les plaisirs de mon enfance, j’avais gardé celui de cultiver de mes mains un coin écarté et bien étroit de notre jardin. Il arriva que, des magasins ayant été construits tout auprès, on voulut faire un chemin pour y conduire nos marchandises à travers le parc. Ce chemin m’enlevait mon petit parterre, riche de rosiers que j’avais élevés et que j’aimais. Si mon frère m’eût dit simplement ce qui allait arriver, peut-être n’eussé-je pas pensé à me plaindre de ce hasard ; mais il advint que j’entendis Félix donner l’ordre au jardinier d’enlever toutes mes fleurs pour que les terrassiers pussent travailler le lendemain. Je voulus résister ; il essaya d’abord de plaisanter, je ne répondis que par des reproches sur sa maladresse à faire tout ce qui pouvait me blesser ; son naturel l’emporta, il me répliqua durement, et je courus cacher mes larmes dans ma chambre. On m’y laissa ; j’entendis murmurer sous mes fenêtres des mots qui me firent pitié pour celui qui les prononçait.
« – C’est un caprice de petite fille, disait le capitaine, j’aime mieux celui-là qu’un autre : qu’elle pleure ses roses, cela n’est pas dangereux.
« Hortense cherchait à lui persuader de monter pour me calmer.
« – Elle tient à ces misérables fleurs, lui disait-elle.
« – Eh bien ! répondit Félix, demain ou après-demain je les ferai enlever avec soin et on les plantera où elle voudra ; mais que j’aille lui demander pardon de ce que je fais les affaires de la forge ! je ne veux pas la mettre sur ce pied.
« Ce ton, ces paroles de Félix ne m’irritèrent pas d’abord : oui, j’eus pitié de cet homme qui se tuait si gauchement dans un cœur où il avait placé une espérance. Puis mon frère étant survenu, il eut le malheur de dire que je serais touchée de la galanterie du capitaine s’il daignait prendre le soin de conserver mes pauvres rosiers. Avoir une reconnaissance pour Félix, avouer qu’il pourrait faire quelque chose d’obligeant à mon intention, cela me sembla un malheur plus grand que tous les autres. Je ne puis dire pourquoi, mais cela m’irrita, et je n’eus plus qu’une pensée, ce fut, quand la nuit serait venue, d’aller à mon jardin, de le détruire, de le ravager, pour que Félix ne me le sauvât pas ; j’aurais haï mes roses s’il les eût conservées. J’étais si exaspérée que je compris qu’on peut tuer son bonheur en des moments pareils, pour ne pas le devoir à des soins qui vous pèsent. J’attendis donc, et, quand l’heure du sommeil eut sonné pour tout le monde, je sortis doucement de la maison, je me glissai comme une fille coupable le long des allées et des massifs, et, pleine d’une émotion colère et triste, j’approchai de l’endroit où j’allais briser ces frêles arbrisseaux, mes compagnons d’enfance. Cette idée m’avait surtout déterminée : Félix était devenu pour moi l’image vivante de mon malheur, et, comme il avait éteint mes beaux rêves, j’aimais à me dire que c’était lui qui dévastait aussi mes belles fleurs, et, par un besoin de souffrir de sa main, je m’écriais en moi-même : Ah ! cet homme est le mauvais génie de tout ce que j’ai aimé !
« J’étais à quelques pas du petit carré vers lequel je me dirigeais, quand j’entendis un léger bruit. La peur d’être surprise dans ce qui m’avait semblé d’abord une vengeance légitime et dans ce qui m’apparut tout à coup comme une colère ridicule, cette peur fit que je me cachai ; mais, le bruit continuant à se faire entendre, j’en voulus savoir la cause. Je parvins à petits pas jusqu’auprès de mon jardin de roses. C’était là qu’on travaillait : un homme était penché vers la terre, il enlevait les fleurs avec soin, les déposait avec une tendre attention sur une brouette qu’il poussa bientôt vers une autre partie du parc. Je le reconnus : c’était Léon. Oh ! comment pourrais-je dire ce qui se passa en moi ? Une joie céleste tomba dans mon cœur, elle le remplit tellement, qu’elle m’enivra et déborda ; je fus forcée de m’appuyer contre un arbre, et je sentis des larmes couler sur mes joues. Et mes fleurs, mes belles fleurs, que je les aimai ! qu’elles me devinrent chères et précieuses ! Dès que Léon fut éloigné, je courus vers celles qui restaient encore, je les regardai l’une après l’autre ; mais l’idée de les briser m’eût révoltée, elle m’aurait semblé une odieuse ingratitude. J’étais seule, la nuit m’enveloppait d’ombre ; je pris une rose, la plus belle ; je la coupai, et là, dans une folle extase d’amour, ouvrant un passage à cette passion que je refermais depuis si longtemps, je pressai de mes baisers cette rose ainsi sauvée. Puis, entendant revenir Léon, je la jetai à terre pour lui, comme s’il devait la reconnaître ; j’en pris une autre pour moi, comme s’il me l’avait donnée, et je m’enfuis, la tête et le cœur perdus, comme si cet échange de fleurs, que j’avais fait à moi seule, avait été l’aveu de son amour et du mien.
« Le lendemain, j’étais heureuse et rayonnante. Léon m’aimait, Léon m’avait sauvée du besoin de remercier Félix. Je l’aimais de son amour et de mon aversion pour un autre. Pourtant je n’étais pas méchante. Si Félix eût voulu rester un ami pour moi, je l’aurais apprécié ce qu’il valait ; mais une fatalité cruelle lui inspirait toujours des choses qui devaient le perdre dans mon cœur et me pousser dans une voie où j’aurais voulu ne pas avancer.
« Chacun s’aperçut le lendemain de ce qui était arrivé, et dès le matin on en causait avant que je fusse descendue. Cela se trouvait être un dimanche, de façon que tout le monde était réuni pour le déjeuner. Félix entrait au moment où, après avoir embrassé ma famille, je répondais au salut de Léon. Félix s’arrêta à la porte, me confondit avec Léon dans un même regard ; puis, voulant dissimuler sa colère sous un air de gaieté railleuse, il dit :
« – J’ai du malheur, Henriette ! J’avais fait préparer un endroit charmant du parc pour y transplanter vos rosiers, mais une main plus habile et plus prompte m’a prévenu.
« Ce regard de Félix, en nous rassemblant sous une même accusation, m’inspira l’idée soudaine de me faire la complice de ce crime qui le blessait tant.
« – Vraiment ! lui dis-je en faisant l’étonnée, qui donc a pu commettre cette galanterie malavisée ?
« – Je ne le connais pas encore, répondit Félix d’un ton tout à fait irrité, sans cela je l’aurais déjà remercié, moi, de son attention pour vous.
« Félix avait adressé du regard cette espèce de menace à Léon. Celui-ci semblait prêt à éclater : j’intervins.
« – Vous lui en voulez donc beaucoup ? dis-je en riant.
« – Assez, reprit Félix, pour lui donner une leçon.
« – Comme les donnent les capitaines ? repris-je en voyant la colère s’allumer sur le front de Léon ; les armes à la main, sans doute ?
« – Pourquoi pas ? dit Félix en regardant toujours Léon.
« – Eh bien ! répliquai-je après avoir pris une paire d’épées suspendues dans la salle à manger, me voici prête à la recevoir.
« Je tendis une épée au capitaine, et je tirai l’autre de son fourreau, en me mettant en garde.
« – Quoi ! s’écria Félix, c’est vous ?
« – C’est moi, lui dis-je, qui suis la coupable ; allons, capitaine, en garde !
« Je m’avançai sur lui l’épée haute ; il recula en rougissant de colère. Ma famille, qui n’avait vu dans tout cela qu’un enfantillage, se prit à rire. Mon père et Hortense dirent gaiement :
« – Allons, Félix, défends-toi ; elle te fait peur ?
« Seule je devinai la colère de Félix, car seule je compris que je venais de le rendre ridicule devant celui qu’il eût voulu anéantir ; cependant il se remit, et reprit avec assez de présence d’esprit, car il ne soupçonna pas un moment que je pusse mentir :
« – Vous êtes plus adroite à manier l’épée que la bêche, ma chère Henriette, car vous avez bien étrangement replanté tous ces beaux rosiers que vous aimiez tant.
« Léon fut tout interdit, et moi, qui voulais qu’il fût heureux comme je l’étais, je répondis :
« – Il me plaisent comme il sont.
« – Eh bien ! dit mon père, Henriette nous montrera cela après le déjeuner.
« Ce fut mon tour d’être embarrassée ; car j’avais bien vu Léon emporter mes rosiers, mais je ne savais où il les avait mis.
« – Volontiers, répondis-je à tout hasard, et comptant m’échapper avant tout le monde pour découvrir cet endroit.
« Pendant le déjeuner j’examinai le visage de Léon. Il n’osait croire sans doute à ce que ma conduite devait lui faire supposer. Peut-être, si je l’avais vu radieux, me serais-je repentie de m’être aussi imprudemment mise dans sa confidence, d’avoir accepté si complétement ce dévouement de bons soins ; mais il passait si rapidement d’une joie douce à une incertitude tremblante, que je lui pardonnai mon imprudence. La timidité de son espérance me charma. Moins il osait envers moi, plus je me sentais hardie envers lui.
« Cependant on continuait à me parler de mon jardin, et l’on me demanda quel endroit j’avais choisi pour l’y transporter.
« – Un endroit charmant, vous verrez.
« – Pour ma part, dit Félix, il m’a fallu suivre la trace de la roue de la brouette pour le découvrir.
« Je pensai que cet indice pourrait me guider, mais Félix ajouta :
« – Et si le jardinier eût eu fini de ratisser les allées comme à présent, je déclare que jamais je n’aurais été chercher un parterre de roses où vous l’avez caché.
« Le parc est assez grand pour que je fusse moi-même embarrassée de découvrir mon nouveau parterre. Je commençai à trembler de mon mensonge.
« – Mais où diable l’as-tu donc caché ? me dit mon père.
« – Je vous y mènerai.
« – Félix, dites-moi cela, ajouta mon père.
« – Je ne ferai pas une maladresse de plus, en enlevant à Henriette la surprise qu’elle vous ménage.
« Félix avait du malheur, il repoussait pour m’obliger le seul service qu’il pût me rendre. Quant à Léon, il ne pouvait comprendre mon embarras, puisqu’il ignorait comment je savais que mes rosiers avaient été déplantés. Bientôt on se leva de table, et Léon disparut ; j’étais fort en peine de ce que j’allais faire. On me pressait ; je pris un parti, et je priai qu’on me suivît. À tout hasard, je comptais faire errer ma famille dans le parc et profiter de l’instant où je trouverais mon parterre comme si j’avais choisi le chemin le plus long. Mais mon père était fatigué, il me prit le bras.
« – Allons, me dit-il, et ne nous fais pas courir, j’ai de vieilles jambes qui ne plaisantent plus.
« Ce fut alors que mon embarras fut à son comble, alors aussi que cette sainte divination qui éclaire les cœurs vint me tirer de cet embarras. À défaut d’un mot du coupable, à défaut d’une trace sur la terre, je cherchai le fil invisible et léger qui avait dû conduire Léon. Léon avait dû choisir l’endroit du parc où je me plaisais le mieux, un lieu solitaire et couvert où j’aimais à m’asseoir seule sur un banc de bois. J’y marchai avec la certitude de ne pas me tromper. On me suit, j’arrive et je découvre mes rosiers disposés autour de ce banc où j’avais tant de fois pensé au bonheur avant de connaître Félix et Léon. Ce fut encore pour moi une nouvelle joie, non parce que Léon avait choisi cet endroit, dans ma pensée il ne pouvait y en avoir d’autre, mais parce que je l’avais si bien deviné.
« Hélas ! toutes ces choses qui paraîtront peut-être puériles à ceux qui me liront, ont été les plus grands événements de ma vie. Ce fut ainsi que je marchai seule dans ma passion. Puis vint le jour où nous marchâmes à deux. Car jusque-là j’avais aimé Léon, Léon m’avait aimée ; mais il me semble que je n’aurais pas osé dire que nous nous aimions. Ce fut encore à l’occasion de ce jardin que commença notre intelligence, ce fut à cause de ce jardin que notre amour se confondit en une pensée unique. Depuis le jour dont j’ai parlé, mon parterre était devenu le but de notre promenade du dimanche après le déjeuner. Les fleurs en étaient devenues une propriété si exclusive que, par un accord tacite, personne n’eût osé en cueillir une sans ma permission. Par cela même elles étaient devenues précieuses, c’était une faveur que de les obtenir. Mon père ne manquait jamais de me dire :
« – Allons, Henriette, fais-nous les honneurs de ton parterre.
« Et je donnais une rose à toutes les personnes présentes. Léon était venu plusieurs fois, et comme aux autres je lui donnais une fleur ; mais je la lui donnais devant tout le monde, et je comprenais qu’ainsi je ne lui donnais rien. Un jour il arriva que j’avais fait ma distribution quand il nous rejoignit. Nous quittions le parterre. Je n’aurais osé retourner cueillir une fleur pour Léon. Il s’approcha de moi, qui marchais la dernière avec mon père.